La deux cents vingt neuvième nuit
SIRE, nous laissâmes hier les deux reines dénaturées, dans la résolution détestable de perdre les deux princes leurs fils. Le lendemain, le roi Camaralzaman à son retour de la chasse, fut dans un grand étonnement de les trouver couchées ensemble, éplorées, et dans un état qu’elles surent si bien contrefaire, qu’il le toucha de compassion. Il leur demanda avec empressement ce qui leur était arrivé.
À cette demande, les dissimulées reines redoublèrent leurs gémissements et leurs sanglots ; et après qu’il les eut bien pressées, la reine Badoure prit enfin la parole : « Sire, dit-elle, la juste douleur dont nous sommes affligées est telle, que nous ne devrions plus voir le jour après l’outrage que les princes vos fils nous ont fait par une brutalité qui n’a pas d’exemple. Par un complot indigne de leur naissance, votre absence leur a donné la hardiesse et l’insolence d’attenter à notre honneur. Que votre Majesté nous dispense d’en dire davantage ; notre affliction suffira pour lui faire comprendre le reste. »
Le roi fit appeler les deux princes, et il leur eût été la vie de sa propre main si l’ancien roi Armanos, son beau-père, qui était présent, ne lui eût retenu le bras. « Mon fils, dit-il, que pensez-vous faire ! Voulez-vous ensanglanter vos mains et votre palais de votre propre sang ? Il y a d’autres moyens de les punir, s’il est vrai qu’ils soient criminels. » Il tâcha de l’apaiser, et il le pria de bien examiner s’il était certain qu’ils eussent commis le crime dont on les accusait.
Camaralzaman put bien gagner sur lui-même de n’être pas le bourreau de ses propres enfans ; mais après les avoir fait arrêter, il fit venir sur le soir un émir nommé Giondar, qu’il chargea d’aller leur ôter la vie hors de la ville, de tel côté, et si loin qu’il lui plairait, et de ne pas revenir qu’il n’apportât leurs habits pour marque de l’exécution de l’ordre qu’il lui donnait.
Giondar marcha toute la nuit, et le lendemain matin quand il eut mis pied à terre, il signifia aux princes, tes larmes aux jeux, l’ordre qu’il avait. « Princes, leur dit-il, cet ordre est bien cruel, et c’est pour moi une mortification des plus sensibles d’avoir été choisi pour en être l’exécuteur : plût à Dieu que je pusse m’en dispenser ! » « Faites votre devoir, reprirent les princes ; nous savons bien que vous n’êtes pas la cause de notre mort : nous vous la pardonnons de bon cœur. »
En disant ces paroles, les princes s’embrassèrent, et se dirent le dernier adieu avec tant de tendresse, qu’ils furent longtemps sans se séparer. Le prince Assad se mit le premier en état de recevoir le coup de la mort. « Commencez par moi, dit-il, Giondar ; que je n’aie pas la douleur de voir mourir mon cher frère Amgiad. » Amgiad s’y opposa, et Giondar ne put, sans verser des larmes plus qu’auparavant, être témoin de leur contestation, qui marquait combien leur amitié était sincère et parfaite.
Ils terminèrent enfin ce différend si touchant ; et ils prièrent Giondar de les lier ensemble, et de les mettre dans la situation la plus commode pour leur donner le coup de la mort en même temps, « Ne refusez pas, ajoutèrent-ils, de donner cette consolation de mourir ensemble à deux frères infortunés qui, jusqu’à leur innocence, n’ont rien eu que de commun depuis qu’ils sont au monde. »
Giondar accorda aux deux princes ce qu’ils souhaitaient : il les lia ; et quand il les eut mis dans l’état qu’il crut le plus à son avantage pour ne pas manquer de leur couper la tête d’un seul coup, il leur demanda s’ils avoient quelque chose à lui commander avant de mourir.
« Nous ne vous prions que d’une seule chose, répondirent les deux princes : c’est de bien assurer le roi noire père, à votre retour, que nous mourons innocents, mais que nous ne lui imputons pas l’effusion de notre sang. En effet, nous savons qu’il n’est pas bien informé de la vérité du crime dont nous sommes accusés. » Giondar leur promit qu’il n’y manquerait pas, et en même temps il tira son sabre. Son cheval, qui était lié à un arbre près de lui, épouvanté de cette action et de l’éclat du sabre, rompit sa bride, s’échappa, et se mit à courir de toute sa force par la campagne.
C’était un cheval de grand prix et richement harnaché, que Giondar aurait été bien tâché de perdre. Troublé de cet accident, au lieu de couper la tête aux princes, il jeta le sabre et courut après le cheval pour le rattraper.
Le cheval, qui était vigoureux, fit plusieurs caracoles devant Giondar, et il le mena jusqu’à un bois où il se jeta. Giondar l’y suivit, et le hennissement du cheval éveilla un lion qui dormait ; le lion accourut, et au lieu d’aller au cheval, il vint droit à Giondar dès qu’il l’eut aperçu.
Giondar ne songea plus à son cheval : il fut dans un plus grand embarras pour la conservation de sa vie, en évitant l’attaque du lion, qui ne le perdit pas de vue et qui le suivait de près au travers des arbres. « Dans cette extrémité, Dieu ne m’enverrait pas ce châtiment, disait-il en lui-même, si les princes à qui l’on m’a commandé d’ôter la vie, n’étaient pas innocents ; et pour mon malheur, je n’ai pas mon sabre pour me défendre. »
Pendant l’éloignement de Giondar, les deux princes furent pressés également d’une soif ardente, causée par la frayeur de la mort, nonobstant leur résolution généreuse de subir l’ordre cruel du roi leur père. Le prince Amgiad fit remarquer au prince son frère qu’ils n’étaient pas loin d’une source d’eau, et lui proposa de se délier et d’aller boire. « Mon frère, reprit le prince Assad, pour le peu de temps que nous avons à vivre, ce n’est pas la peine d’étancher notre soif, nous la supporterons bien encore quelques moments. »
Sans avoir égard à cette remontrance, Amgiad se délia et délia le prince son frère malgré lui ; ils allèrent à la source ; et après qu’ils se furent rafraîchis, ils entendirent le rugissement du lion et de grands cris dans le bois où le cheval et Giondar étoient entrés. Amgiad prit aussitôt le sabre dont Giondar s’était débarrassé. « Mon frère, dit-il à Assad, courons au secours du malheureux Giondar ; peut-être arriverons-nous assez tôt pour le délivrer du péril où il est. »
Les deux princes ne perdirent pas de temps, et ils arrivèrent dans le même moment que le lion venait d’abattre Giondar. Le lion qui vit que le prince Amgiad avançait vers lui les sabre levé, lâcha sa prise et vint droit à lui avec furie ; le prince le reçut avec intrépidité, et lui donna un coup avec tant de force et d’adresse, qu’il le fit tomber mort.
Dès que Giondar eut connu que c’était aux deux princes qu’il devait la vie, il se jeta à leurs pieds, et les remercia de la grande obligation qu’il leur avait, en des termes qui marquaient sa parfaite reconnaissance. « Princes, leur dit-il en se relevant et en leur baisant les mains les larmes aux yeux, Dieu me garde d’attenter à votre vie, après le secours si obligeant et si éclatant que vous venez de me donner ! Jamais on ne reprochera à l’émir Giondar d’avoir été capable d’une si grande ingratitude. «
« Le service que nous vous avons rendu, reprirent les princes, ne doit pas vous empêcher d’exécuter votre ordre. Reprenons auparavant votre cheval, et retournons au lieu où vous nous aviez laissés, » Ils n’eurent pas de peine à reprendre le cheval qui avait passé sa fougue et qui s’était arrêté. Mais quand ils furent de retour près de la source, quelques prières et quelqu’instance qu’ils fissent, ils ne purent jamais persuader à l’émir Giondar de les faire mourir. « La seule chose que je prends la liberté de vous demander, leur dit-il, et que je vous supplie de m’accorder, c’est de vous accommoder de ce que je puis vous partager de mon habit, de me donner chacun le vôtre, et de vous sauver si loin, que le roi votre père n’entende jamais parler de vous. »
Les princes furent contraints de se rendre à ce qu’il voulut ; et après qu’ils lui eurent donné leur habit l’un et l’autre, et qu’ils se furent couverts de ce qu’il leur donna du sien, l’émir Giondar leur donna ce qu’il avait sur lui d’or et d’argent, et prit congé d’eux.
Quand l’émir Giondar se fut séparé d’avec les princes, il passa par le bois, où il teignit leurs habits du sang du lion, et continua son chemin jusqu’à la capitale de l’isle d"Ebène. À son arrivée, le roi Camaralzaman lui demanda s’il avait été fidèle à exécuter l’ordre qu’il lui avait donné. « Sire, répondit Giondar en lui présentant les habits des deux princes, en voici les témoignages ! »
« Dites-moi, reprit le roi, de quelle manière ils ont reçu le châtiment dont je les ai fait punir ? » « Sire, reprit-il, ils l’ont reçu avec une constance admirable, et avec une résignation aux décrets de Dieu qui marquait la sincérité avec laquelle ils faisaient profession de leur religion, mais particulièrement avec un grand respect pour votre Majesté, et avec une soumission inconcevable à leur arrêt de mort. » « Nous mourons innocents, disaient-ils, mais nous n’en murmurons pas. Nous recevons notre mort de la main de Dieu, et nous la pardonnons au roi notre père : nous savons très-bien qu’il n’a pas été bien informé de la vérité. »
Camaralzaman, sensiblement touché de ce récit de l’émir Giondar, s’avisa de fouiller dans les poches des habits des deux princes, et il commença par celui d’Amgiad. Il y trouva un billet qu’il ouvrit et qu’il lut. Il n’eut pas plutôt connu que la reine Haïatalnefous l’avait écrit, non-seulement à son écriture, mais même à un petit peloton de ses cheveux qui était dedans, qu’il frémit. II fouilla dans celles d’Assad en tremblant, et le billet de la reine Badoure qu’il y trouva, le frappa d’un étonnement si prompt et si vif, qu’il s’évanouit
La sultane Scheherazade qui s’aperçut à ces derniers mots que le jour paraissait, cessa de parler et garda le silence. Elle reprit la suite de l’histoire la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :