Accueil du site > Les mille et une nuits > Tome IV > Histoire des princes Amgiad et Assad

 La deux cents trentième nuit

SIRE, jamais douleur ne fut égale à celle dont Camaralzaman donna des marques dès qu’il fut revenu de son évanouissement. « Qu’as-tu fait, père barbare, s’écria-t-il, tu as massacré tes propres enfants ? Enfans innocens ! Leur sagesse, leur modestie, leur obéissance, leur soumission à toutes tes volontés, leur vertu ne te parlaient-elles pas assez pour leur défense ? Père aveuglé, mérites-tu que la terre te porte après un crime si exécrable ? Je me suis jeté moi-même dans cette abomination, et c’est le châtiment dont Dieu m’afflige pour n’avoir pas persévéré dans l’aversion contre les femmes avec laquelle j’étais né. Je ne laverai pas votre crime dans votre sang, comme vous le mériteriez, femmes détestables ; non, vous n’êtes pas dignes de ma colère. Mais que le ciel me confonde si jamais je vous revois. »
Le roi Camaralzaman fut très-religieux à ne pas contrevenir à son serment. Il fit passer les deux reines le même jour dans un appartement séparé, où elles demeurèrent sous bonne garde, et de sa vie il n’approcha d’elles.
Pendant gue le roi Camaralzaman s’affligeait ainsi de la perte des princes ses fils, dont il étoit lui-même l’auteur par un emportement trop inconsidéré, les deux princes erraient par les déserts, en évitant d’approcher des lieux habités et la rencontre de toutes sortes de personnes ; ils ne vivaient que d’herbes et de fruits sauvages, et ne buvaient que de méchante eau de pluie qu’ils trouvaient dans des creux de rochers. Pendant la nuit, pour se garder des bêtes féroces, ils dormaient et veillaient tour-à-tour.
Au bout d’un mois, ils arrivèrent au pied d’une montagne affreuse, toute de pierre noire, et inaccessible comme il leur paraissait. Ils aperçurent néanmoins un chemin frayé ; mais ils le trouvèrent si étroit et si difficile qu’ils n’osèrent hasarder de s’y engager. Dans l’espérance d’en trouver un moins rude, ils continuèrent de côtoyer la montagne, et marchèrent pendant cinq jours ; mais la peine qu’ils se donnèrent fut inutile : ils furent contraints de revenir à ce chemin qu’ils avoient négligé. Ils le trouvèrent si peu praticable, qu’ils délibérèrent longtemps avant de s’engager à monter. Ils s’encouragèrent enfin, et ils montèrent.
Plus les deux princes avançaient, plus il leur semblait que la montagne était haute et escarpée, et ils furent tentés plusieurs fois d’abandonner leur entreprise. Quand l’un était las, et que l’autre s’en apercevait, celui-ci s’arrêtait, et ils reprenaient haleine ensemble. Quelquefois ils étaient tous deux si fatigués, que les forces leur manquaient : alors ils ne songeaient plus à continuer de monter, mais à mourir de fatigue et de lassitude. Quelques moments après sentant leurs forces un peu revenues, ils s’animaient et reprenaient leur chemin.
Malgré leur diligence, leur courage et leurs efforts, il ne leur fut pas possible d’arriver au sommet de tout le jour. La nuit les surprit, et le prince Assad se trouva si fatigué et si épuisé de forces, qu’il demeura tout court. « Mon frère, dit-il au prince Amgiad, je n’en puis plus, je vais rendre l’ame. » « Reposons-nous autant qu’il vous plaira, reprit Amgiad en s’arrêtant avec lui, et prenez courage. Vous voyez qu’il ne nous reste plus beaucoup à monter, et que la lune nous favorise. »
Après une bonne demi-heure de repos, Assad fit un nouvel effort ; ils arrivèrent enfin au haut de la montagne, où ils firent encore une pause. Amgiad se leva le premier, et en avançant, il vit un arbre à peu de distance. Il alla jusque-là, et trouva que c’était un grenadier chargé de grosses grenades, et qu’il y avait une fontaine au pied. Il courut annoncer cette bonne nouvelle à Assad, et l’amena sous l’arbre près de la fontaine. Ils se rafraîchirent, chacun en mangeant une grenade ; après quoi ils s’endormirent.
Le lendemain matin, quand les princes furent éveillés : « Allons, mon frère, dit Amgiad à Assad, poursuivons notre chemin ; je vois que la montagne est bien plus aisée de ce côté que de l’autre, et nous n’avons qu’à descendre. « Mais Assad était tellement fatigué du jour précédent, qu’il ne lui fallut pas moins de trois jours pour se remettre entièrement. Ils les passèrent en s’entretenant, comme ils avoient déjà fait plusieurs fois, de l’amour désordonné de leurs mères, qui les avait réduits à un état si déplorable. « Mais, disaient-ils, si Dieu s’est déclaré pour nous d’une manière si visible, nous devons supporter nos maux avec patience, et nous consoler par l’espérance qu’il nous en fera trouver la fin. »
Les trois jours passés, les deux frères se remirent en chemin ; et comme la montagne était de ce côté-là à plusieurs étages de grandes campagnes, ils mirent cinq jours avant d’arriver à la plaine. Ils découvrirent enfin une grande ville avec beaucoup de joie. « Mon frère, dit alors Amgiad à Assad, n’êtes-vous pas de même avis que moi, que vous demeuriez en quelqu’endroit hors de la ville où je viendrai vous retrouver, pendant que j’irai prendre langue et m’informer comment s’appelle cette ville , en quel pays nous sommes ; et en revenant, j’aurai soin d’apporter des vivres ? Il est bon de ne pas y entrer d’abord tous deux, au cas qu’il y ait du danger à craindre. « 
« Mon frère, repartit Assad, j’approuve fort votre conseil, il est sage et plein de prudence ; mais si l’un de nous deux doit se séparer pour cela, jamais je ne souffrirai que ce soit vous, et vous permettrez que je m’en charge. Quelle douleur ne serait-ce pas pour moi s’il vous arrivait quelque chose ! »
« Mais mon frère, repartit Amgiad, la même chose que vous craignez pour moi, je dois la craindre pour vous. Je vous supplie de me laisser faire, et de m’attendre avec patience. » « Je ne le permettrai jamais, répliqua Assad ; et s’il m’arrive quelque chose, j’aurai la consolation de savoir que vous serez en sûreté. » Amgiad fut obligé de céder, et il s’arrêta sous des arbres au pied de la montagne.


Le conte suivant : Le Prince Assad arrêté en entrant dans la ville des Mages