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Histoire du prince Amgiad et d’une dame de la ville des Mages

 La deux cents trente troisième nuit

SIRE, la tête de la dame eût interrompu le sommeil du grand écuyer, en tombant sur lui, quand le bruit du coup de sabre ne l’eût pas éveillé. Étonné de voir Amgiad avec le sabre ensanglanté et le corps de la dame par terre sans tête, il lui demanda ce que cela signifiait. Amgiad lui raconta la chose comme elle s’était passée, et en achevant : « Pour empêcher cette furieuse, ajouta-t-il, de vous ôter la vie, je n’ai point trouvé d’autre moyen que de la lui ravir à elle-même. »
« Seigneur, reprit Bahader plein de reconnaissance, des personnes de votre sang, et aussi généreuses, ne sont pas capables de favoriser des actions si méchantes. Vous êtes mon libérateur, et je ne puis assez vous en remercier. » Après qu’il l’eut embrassé, pour lui mieux marquer combien i l lui était obligé : « Avant que le jour vienne, dit-il, il faut emporter ce cadavre hors d’ici, et c’est ce que je vais faire. » Amgiad s’y opposa, et dit qu’il l’emporterait lui-même, puisqu’il avait fait le coup. « Un nouveau venu en cette ville, comme vous, n’y réussirait pas, reprit Bahader. Laissez-moi faire, demeurez ici en repos. Si je ne reviens pas avant qu’il soit jour, ce sera une marque que le guet m’aura surpris. En ce cas-là je vais vous faire par écrit une donation de la maison et de tous les meubles, vous n’aurez qu’à y demeurer.
Dès que Bahader eut écrit et livré la donation au prince Amgiad, il mit le corps de la dame dans un sac avec la tête, chargea le sac sur ses épaules et marcha de rue en rue en prenant le chemin de la mer. Il n’en était pas éloigné lorsqu’il rencontra le juge de police qui faisoit sa ronde en personne. Les gens du juge l’arrêtèrent, ouvrirent le sac, et y trouvèrent le corps de la dame massacrée, et sa tête. Le juge qui reconnut le grand écuyer malgré son déguisement, le mena chez lui ; et comme il n’osa pas le faire mourir à cause de sa dignité, sans en parler au roi, il le lui mena le lendemain matin. La roi n’eut pas plutôt appris, au rapport du juge, la noire action qu’il avait commise, comme il le croyait selon les indices, qu’il le chargea d’injures. « C’est donc ainsi, s’écria-t-il, que tu massacres mes sujets pour les piller, et que tu jettes leur corps à la mer pour cacher ta tyrannie : qu’on les en délivre, et qu’on le pende. »
Quelque innocent que fût Bahader, il reçut cette sentence de mort avec toute la résignation possible, et ne dit pas un mot pour sa justification. Le juge le remmena ; et pendant qu’on préparait la potence, il envoya publier par toute la ville la justice qu’on allait faire à midi d’un meurtre commis par le grand écuyer.
Le prince Amgiad qui avait attendu le grand écuyer inutilement, fut dans une consternation qu’on ne peut imaginer, quand il entendit ce cri de la maison où il était. « Si quelqu’un doit mourir pour la mort d’une femme aussi méchante, se dit-il à lui-même, ce n’est pas le grand écuyer ; c’est moi ; et je ne souffrirai pas que l’innocent soit puni pour le coupable. » Sans délibérer davantage il sortit, et se rendit à la place où se devait faire l’exécution , avec le peuple qui y courait de toutes parts.
Dès qu’Amgiad vit paraître le juge, qui amenait Bahader à la potence, il alla se présenter à lui : « Seigneur, lui dit-il, je viens vous déclarer et vous assurer que le grand écuyer que vous conduisez à la mort, est très-innocent de la mort de cette dame. C’est moi qui ai commis le crime, si c’est en avoir commis un que d’avoir été la vie à une femme détestable qui voulait l’ôter à un grand écuyer ; et voici comment la chose s’est passée. »
Quand le prince Amgiad eut informé le juge de quelle manière il avait été abordé par la dame à la sortie du bain, comment elle avait été cause qu’il était entré dans la maison de plaisir du grand écuyer, et de tout ce qui s’était passé jusqu’au moment qu’il avait été contraint de lui couper la tête pour sauver la vie au grand écuyer, le juge sursit l’exécution, et le mena au roi avec le grand écuyer.
Le roi voulut être informé de la chose par Amgiad lui-même ; et Amgiad pour lui mieux faire comprendre son innocence et celle du grand écuyer, profita de l’occasion pour lui faire le récit de son histoire et de son frère Assad depuis le commencement jusqu’à leur arrivée et jusqu’au moment qu’il lui parlait.
Quand le prince eut achevé : « Prince, lui dit le roi, je suis ravi que cette occasion m’ait donné lieu de vous connaître : je ne vous donne pas seulement la vie avec celle de mon grand écuyer, que je loue de la bonne intention qu’il a eue pour vous, et que je rétablis dans sa charge ; je vous fais même mon grand visir pour vous consoler du traitement injuste, quoiqu’excusable, que le roi votre père vous a fait. À l’égard du prince Assad, je vous permets d’employer toute l’autorité que je vous donne pour le retrouver. »
Après qu’Amgiad eut remercié le roi de la ville et du pays des Mages, et qu’il eut pris possession de la charge de grand visir, il employa tous les moyens imaginables pour trouver le prince son frère. Il fit promettre par les crieurs publics dans tous les quartiers de la ville, une grande récompense à ceux qui le lui amèneraient, ou même qui lui apprendraient quelque nouvelle. Il mit des gens en campagne ; mais quelque diligence qu’il pût faire, il n’eut pas la moindre nouvelle de lui.


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