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Le conte précédent : Histoire du prince Amgiad et d’une dame de la ville des Mages


Suite de l’histoire du prince Assad

 La deux cents trente cinquième nuit

SIRE, j’achevai hier en faisant remarquer à votre Majesté que Behram avait repris la route de la montagne du Feu, bien joyeux de ce que ses matelots avoient ramené le prince Assad.
La reine Margiane cependant était dans de grandes alarmes ; elle ne s’inquiéta pas d’abord quand elle se fut aperçu que le prince Assad était sorti. Comme elle ne douta pas qu’il ne dût revenir bientôt, elle l’attendit avec patience. Au bout de quelque temps qu’elle vit qu’il ne paraissait pas, elle commença d’en être inquiète. Elle commanda à ses femmes de voir où il était ; elles le cherchèrent, et elles ne lui en apportèrent pas de nouvelles. La nuit vint, et elle le fit chercher à la lumière, mais aussi inutilement.
Dans l’impatience et dans l’alarme où la reine Margiane fut alors, elle alla le chercher elle-même à la lumière des flambeaux ; et comme elle eut aperçu que la porte du jardin était ouverte, elle y entra et le parcourut avec ses femmes. En passant près du jet d’eau et du bassin, elle remarqua une babouche [1] sur le bord du gazon, qu’elle fit ramasser, et elle la reconnut pour une des deux du prince, de même que ses femmes. Cela joint à l’eau répandue sur le bord du bassin, lui fit croire que Behram pourrait bien l’avoir fait enlever. Elle envoya savoir dans le moment s’il était encore au port ; et comme elle eut appris qu’il avait fait voile un peu avant la nuit, qu’il s’était arrêté quelque temps sur les bords, et que sa chaloupe était venue faire de l’eau dans le jardin, elle envoya avertir le commandant de dix vaisseaux de guerre qu’elle avait dans son port toujours équipés et prêts à partir au premier commandement, qu’elle voulait s’embarquer en personne le lendemain à une heure de jour.
Le commandant fit ses diligences : il assembla les capitaines, les autres officiers, les matelots, les soldats ; et tout fut embarqué à l’heure qu’elle avait souhaité. Elle s’embarqua ; et quand son escadre fut hors du port et à la voile, elle déclara son intention au commandant. « Je veux, dit-elle, que vous fassiez force de voiles, et que vous donniez la chasse au vaisseau marchand qui partit de ce port hier au soir. Je vous l’abandonne si vous le prenez ; mais si vous ne le prenez pas, votre vie m’en répondra. »
Les dix vaisseaux donnèrent la chasse au vaisseau de Behram deux jours entiers, et ne virent rien. Ils le découvrirent le troisième jour à la pointe du jour ; et sur le midi, ils l’environnèrent de manière qu’il ne pouvait pas échapper.
Dès que le cruel Behram eut aperçu les dix vaisseaux, il ne douta pas que ce ne fût l’escadre de la reine Margiane qui le poursuivait, et alors il donnait la bastonnade à Assad ; car depuis son embarquement dans son vaisseau au port de la ville des Mages, il n’avait pas manqué un jour de lui faire ce même traitement : cela fit qu’il le maltraita plus que de coutume. Il se trouva dans un grand embarras quand il vit qu’il allait être environné. De garder Assad, c’était se déclarer coupable ; de lui ôter la vie, il craignait qu’il n’en parût quelque marque. Il le fit déchaîner ; et quand on l’eut fait monter du fond de cale où il était, et qu’on l’eut amené devant lui : « C’est toi, dit-il, qui es cause qu’on nous poursuit. » Et en disant ces paroles, il le jeta dans la mer.
Le prince Assad qui savait nager, s’aida de ses pieds et de ses mains avec tant de courage, à la faveur des flots qui le secondaient, qu’il en eut assez pour ne pas succomber et pour gagner terre. Quand il fut sur le rivage, la première chose qu’il fit, fut de remercier Dieu de l’avoir délivré d’un si grand danger, et tiré encore une lois des mains des adorateurs du Feu. Il se dépouilla ensuite ; et après avoir bien exprimé l’eau de son habit, il l’étendit sur un rocher où il fut bientôt séché, tant par l’ardeur du soleil que par la chaleur du rocher qui en était échauffé.
Il se reposa cependant en déplorant sa misère, sans savoir en quel pays il était, ni de quel côté il tournerait. Il reprit enfin son habit, et marcha sans trop s’éloigner de la mer, jusqu’à ce qu’il eut trouvé un chemin qu’il suivit. Il chemina plus de dix jours par un pays où personne n’habitait, et où il ne trouvait que des fruits sauvages et quelques plantes le long des ruisseaux, dont il vivait. Il arriva enfin près d’une ville qu’il reconnut pour celle des Mages où il avait été si fort maltraité, et où son frère Amgiad était grand visir. Il en eut de la joie ; mais il fit bien résolution de ne pas s’approcher d’aucun adorateur du Feu, mais seulement de quelques Musulmans ; car il se souvenait d’y en avoir remarqué quelques-uns la première fois qu’il y était entré. Comme il était tard, et qu’il savait bien que les boutiques étaient déjà fermées, et qu’il trouverait peu de monde dans les rues, il prit le parti de s’arrêter dans le cimetière qui étoit près de la ville, où il y avait plusieurs tombeaux élevés en façon de mausolée. En cherchant, il en trouva un dont la porte était ouverte ; il y entra, résolu à y passer la nuit.
Revenons présentement au vaisseau de Behram. Il ne fut pas long-temps à être investi de tous les côtés par les vaisseaux de la reine Margiane, après qu’il eut jeté le prince Assad dans la mer. Il fut abordé par le vaisseau où était la reine, et à son approche, comme il n’était pas en état de faire aucune résistance, Behram fit plier les voiles pour marquer qu’il se rendait.
La reine Margiane passa elle-même sur le vaisseau, et demanda à Behram où étoit l’écrivain qu’il avait eu la témérité d’enlever ou de faire enlever dans son palais. « Reine, répondit Behram, je jure à votre Majesté qu’il n’est pas sur mon vaisseau ; elle peut le faire chercher, et connaître par-là mon innocence. »
Margiane fit faire la visite du vaisseau avec toute l’exactitude possible ; mais on ne trouva pas celui qu’elle souhaitait si passionnément de trouver, autant parce qu’elle l’aimait, que par la générosité qui lui était naturelle. Elle fut sur le point d’ôter la vie à Behram de sa propre main ; mais elle se retint, et elle se contenta de confisquer son vaisseau et toute sa charge, et de le renvoyer par terre avec tous ses matelots, en lui laissant sa chaloupe pour y aller aborder.
Behram, accompagné de ses matelots, arriva à la ville des Mages la même nuit qu’Assad s’était arrêté dans le cimetière, et retiré dans le tombeau. Comme la porte était fermée, il fut contraint de chercher aussi dans le cimetière quelque tombeau pour y attendre qu’il fût jour et qu’on l’ouvrit.
Par malheur pour Assad, Behram passa devant celui où il était. Il y entra, et il vit un homme qui dormait la tête enveloppée dans son ha- bit. Assad s’éveilla au bruit, et en levant la tête, il demanda qui c’était.
Behram le reconnut d’abord. « Ha, ha, dit-il, vous êtes donc celui qui êtes cause que je suis ruiné pour le reste de ma vie ! Vous n’avez pas été sacrifié cette année, mais vous n’échapperez pas de même l’année prochaine. » En disant ces paroles, il se jeta sur lui, lui mit son mouchoir sur la bouche pour l’empêcher de crier, et le fit lier par ses matelots.
Le lendemain matin, dès que la porte fut ouverte, il fut aisé à Behram de ramener Assad chez le vieillard qui l’avait abusé avec tant de méchanceté, par des rues détournées où personne n’était encore levé. Dès qu’il y fut entré, il le fit descendre dans le même cachot d’où il avoit été tiré, et informa le vieillard du triste sujet de son retour, et du malheureux succès de son voyage. Le méchant vieillard n’oublia pas d’enjoindre à ses deux filles de maltraiter le prince infortuné plus qu’auparavant, s’il était possible.
Assad fut extrêmement surpris de se revoir dans le même lieu où il avait déjà tant souffert ; et dans l’attente des mêmes tourments dont il avait cru être délivré pour toujours, il pleurait la rigueur de son destin, lorsqu’il vit entrer Bostane avec un bâton, un pain et une cruche d’eau. Il frémit à la vue de cette impitoyable, et à la seule pensée des supplices journaliers qu’il avait encore à souffrir toute une année pour mourir ensuite d’une manière pleine d’horreur…
Mais le jour que la sultane Scheherazade vit paraître, comme elle en était à ces dernières paroles, l’obligea de s’interrompre. Elle reprit le même conte la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

Notes

[1Soulier du Levant.

Le conte suivant : Histoire de Noureddin et de la belle Persienne