La vieille alla trouver sur-le-champ Hegiage, qui, dès qu’il l’aperçut, lui demanda où elle en étoit. Elle lui raconta ce qui s’était passé, et lui avoua qu’elle n’avait jamais vu une aussi belle personne. Il lui promit de la récompenser magnifiquement si elle réussissoit dans son entreprise. La vieille exagéra les difficultés qu’elle aurait à surmonter, et demanda un mois de délai. Le gouverneur le lui accorda.
La vieille retourna le lendemain chez Naama, et continua d’aller voir fréquemment les deux jeunes époux, qui lui donnaient tous les jours de nouvelles marques de respect et d’affection. Tous les gens de la maison, de leur côté, lui faisaient des caresses et s’empressaient de la bien recevoir.
Un jour que la vieille se trouva seule avec la jeune esclave, elle lui dit : « Que ne pouvez-vous, Madame, venir avec moi visiter les mosquées et les lieux saints ! Vous y verriez des vieillards respectables et des femmes pieuses qui demanderaient au ciel tout ce que vous pourriez souhaiter. » « Je voudrais de tout mon cœur vous y accompagner, répondit Naam. » Se tournant ensuite vers sa belle-mère, elle lui dit : « Demandez, je vous prie, Madame, à mon mari qu’il me laisse sortir avec vous et la vieille, pour aller visiter les mosquées, et nous trouver au milieu des pauvres et des serviteurs de Dieu. »
La belle-mère témoigna qu’elle serait bien aise de remplir elle-même cette pratique de dévotion, et promit d’en parler à son fils. Naama étant rentré sur ces entrefaites, la vieille s’approcha de lui, lui baisa la main, fit l’éloge de sa bonté, de sa générosité, et sortit en faisant des vœux pour lui.
Le lendemain la vieille revint ; et, profitant du moment où Naama n’était point à la maison, elle alla trouver la jeune esclave, et lui dit : « Nous avons passé toute la soirée d’hier à prier pour vous. Sortons ensemble aujourd’hui ; venez passer un moment avec nos saints personnages ; nous serons de retour avant que votre maître ne soit rentré. » Naam s’adressant à sa belle-mère, la pria de lui permettre de sortir un moment, avant que son mari ne rentrât. « Je n’ai point encore prévenu Naama, dit la belle-mère, et je crains qu’il ne soit fâché, s’il sait que vous êtes sortie. » « Madame, dit la vieille, nous ne ferons qu’entrer dans la mosquée la plus voisine, et nous ne tarderons pas à revenir. »
La vieille ne fut pas plutôt sortie avec la jeune esclave, qu’elle la conduisit au palais d’Hegiage, à qui elle fit aussitôt savoir son arrivée. Hegiage étant entré dans la chambre où la vieille a voit déposé Naam, fut extrêmement surpris de sa beauté. Jamais il n’avait rien vu de si parfait et de si régulier. Naam, en l’apercevant, baissa son voile.
Hegiage fit appeler sur-le-champ un de ses officiers, et lui ordonna de monter à cheval avec cinquante cavaliers, de faire monter la jeune esclave sur un de ses meilleurs chameaux, de la conduire à Damas, et de la remettre entre les mains du calife Abdalmalek ebn Merouan.
Il le chargea de plus d’une lettre pour ce prince, et lui prescrivit de lui en rapporter la réponse, et de faire la plus grande diligence.
L’officier s’empressa d’exécuter ces ordres. Il s’empara de la jeune esclave, la fit monter sur un chameau, et partit. Pendant la route, Naam ne fit que pleurer et gémir de se voir ainsi séparée de son époux.
Arrivé à Damas, l’officier demanda la permission de parler au calife, et lui remit la lettre dont il étoit chargé. Ce prince l’ayant lue, demanda où étoit la jeune esclave. L’officier la lui présenta, et la remit entre ses mains.
Le calife la fit conduire dans un appartement particulier, et alla sur-le-champ annoncer à son épouse que Hegiage venait de lui acheter, pour mille sequins, une esclave de la famille des princes de Koufa. « Cette esclave, ajouta-t-il, vient d’arriver en même temps que cette lettre. » Son épouse lui témoigna sa satisfaction d’apprendre une nouvelle qui paroissoit lui être aussi agréable.
La sœur du calife étant entrée dans l’appartement où était la jeune esclave, et l’ayant aperçue, s’écria : « Le maître à qui vous appartenez n’aurait point fait un mauvais marché, quand même il vous aurait payée cent mille pièces d’or. » Naam, sans faire attention à ces paroles, lui dit : « Au nom de Dieu, Madame, daignez m’apprendre quel est ce palais, à quel prince il appartient, et le nom de la ville où je me trouve ? »
« Vous êtes, lui répondit la princesse, dans la ville de Damas ; ce palais est celui de mon frère le calife Abdalmalek Ebn Merouan. Mais vous m’interrogez comme si vous ignoriez tout cela. » « En vérité, Madame, répondit Naam, je l’ignorais absolument. » « Comment, reprit la princesse, celui qui vous a vendue et qui a touché le prix de votre liberté, ne vous a-t-il pas informée que le calife venait de vous acheter ? »
À ces mots, des larmes abondantes couvrirent le visage de la jeune esclave ; elle maudit la ruse infame dont elle était la victime, et dit en elle-même : « Si je parle, personne ne voudra me croire, et peut-être je serai bientôt réclamée par celui qui a seul des droits sur moi. »
Comme Naam paroissait extrêmement fatiguée du voyage, la sœur du calife la laissa reposer tout le reste de la journée. Le lendemain elle lui apporta du linge, des robes, un collier de perles et des brasselets, et voulut qu’elle s’en parât en sa présence.
Le calife étant entré sur ces entrefaites, alla s’asseoir à côté de Naam, qui se cacha aussitôt le visage avec les mains. La princesse ayant fait à son frère l’éloge de la beauté et des perfections de la nouvelle esclave, il la pria de ne point lui dérober la vue de tant d’attraits. Naam n’eut aucun égard aux prières du calife, et resta constamment dans la même attitude ; mais ses bras exposés aux regards de ce prince, firent naître en lui la passion la plus vive. Il dit à sa sœur qu’il reviendroit dans trois jours, et ajouta : « J’espère que cette jeune beauté fera d’ici là connoissance avec vous, et qu’elle sera plus sensible à l’amour qu’elle a su m’inspirer. »
Lorsque le calife fut sorti, Naam se mit à réfléchir de nouveau sur sa situation, et à gémir de se voir ainsi séparée de son maître. Le soir, la fièvre la prit ; elle ne voulut goûter aucune nourriture ; et bientôt ses traits et sa beauté s’altérèrent. Le calife, informé de son état, en conçut un violent chagrin. Il envoya chercher les médecins les plus habiles, et les accompagna chez la jeune esclave ; mais aucun d’eux ne put découvrir la source de son mal, ni trouver les moyens de la soulager.
La situation de Naama était absolument la même que celle de son esclave. En rentrant chez lui, il s’assit sur un sofa, et appela sa chère Naam. Comme elle ne répondait point, il se leva avec précipitation, et se mit à l’appeler plus fort ; mais personne ne vint ; car toutes les esclaves s’étaient cachées, craignant les effets de la colère de leur maître. Naama se rendit à l’appartement de sa mère, et la trouva la tête appuyée sur ses mains, dans l’attitude d’une personne qui réfléchit profondément. « Ma mère, s’écria-t-il, où est Naam ? » « Mon fils, lui répondit-elle, elle est aussi bien que si elle était avec moi ; elle est sortie avec la bonne vieille pour aller visiter les pauvres, et elle doit bientôt rentrer. » « Elle n’a pas coutume de sortir ainsi, reprit vivement Naama. Et à quelle heure est-elle sortie ? » « Dans la matinée, lui dit-elle. » « Comment, ma mère, avez-vous pu lui accorder cette permission ? » « C’est elle qui l’a voulu, mon fils. »
Naama sortit de chez lui tout hors de lui-même, et alla trouver le commandant de la garde. « C’est vous, lui dit-il en l’abordant, qui, par une ruse perfide, m’avez fait enlever mon esclave ? Mais je vais aller me plaindre au calife, et l’informer de votre conduite. » « Qui donc vous a enlevé votre esclave, dit le commandant de la garde ? « « C’est une vieille femme, faite de telle et telle manière, couverte d’une robe de bure, et qui porte ordinairement un chapelet à la main. »
Le commandant reconnut à ce portrait la vieille dont se servait quelquefois le gouverneur, et se douta qu’elle n’avait agi que par ses ordres ; mais la politique l’empêchant de rien faire connaître à Naama : « Conduisez-moi vers cette femme, lui dit-il, et je vais vous faire rendre votre esclave. » « Je ne sais où elle demeure, dit Naama. » « En ce cas, reprit le commandant, comment la découvrir ? Dieu seul sait où elle peut être. »
« Vous pouvez, continua Naama, me faire retrouver mon esclave, et je vais de ce pas porter mes plaintes contre vous au gouverneur. »
Naama se rendit en effet au palais de Hegiage. Comme son père était un homme des plus puissants de Koufa, il eut bientôt accès. « Que voulez-vous, Naama, lui dit Hegiage, dès qu’il l’aperçut ? » Naama raconta ce qui venait de lui arriver. Hegiage fit venir le commandant de la garde, et lui demanda où pouvait être l’esclave de Naama, fils de Rabia ?
Le commandant n’eut garde de paraître savoir quelle était la vieille qui avait enlevé l’esclave, et répondit que Dieu seul connaissait ce qui était caché. « Montez à cheval, lui dit Hegiage, parcourez avec soin les chemins, et cherchez de tous côtés cette esclave si chère à son maître. » Se tournant ensuite vers Naama : « Si votre esclave ne vous est pas rendue, lui dit-il, vous pourrez en prendre dix des miennes à votre choix, et autant de celles du commandant de la garde pour vous indemniser de votre perte. » « Allons donc, cria-t-il au commandant, courez après l’esclave de Naama. » Le commandant de la garde sortit, et fit semblant d’exécuter l’ordre qu’il venait de recevoir.
Naama se retira chez son père, accablé de chagrin et en proie au plus violent désespoir. Quoiqu’il n’eût encore que quatorze ans, et que ses joues fussent à peine couvertes d’un léger duvet, la vie lui paraissait insupportable : il versait des torrents de larmes, et ne voulait plus revoir les lieux qui lui rappelaient des souvenirs trop chers. Sa mère, vivement affectée de son état, passa la nuit tout entière à pleurer et à gémir avec lui. Son père cherchait en vain à le consoler, en lui disant que, selon les apparences, c’était le gouverneur qui avait fait enlever son esclave, et que peut-être il pourrait bientôt la recouvrer. Le jeune homme, insensible à tout, étoit incapable de goûter aucune consolation. Son chagrin s’accrut au point que sa raison se troubla. Il ne savoit plus ce qu’il disoit, et ne connoissoit plus ceux qui entroient chez lui. Il languit dans cet état pendant trois mois, Rabia fit inutilement venir auprès de son fils les plus habiles médecins ; ils s’accordèrent tous à dire que la présence seule de la jeune esclave étoit capable de le sauver.