« Souverain Commandeur des croyants, lui répondit la princesse, c’est une jeune personne qui a passé ses premières années auprès de votre esclave favorite, et sans laquelle la vie lui est insupportable. »
« En vérité, dit le calife, cette esclave est charmante, et elle est aussi belle que Naam ; dès demain je lui ferai préparer un appartement auprès de celui de sa compagne, et je lui enverrai les parures qui pourront lui faire plaisir, en considération de l’amitié que Naam a pour elle. »
La princesse fit servir aussitôt des rafraichissements devant le calife qui venait de s’asseoir : il prit quelque chose, et engagea Naam à jouer de la guitare. Elle le fit, et chanta des vers à la louange du calife. Ce prince s’amusa beaucoup à l’entendre ; et lorsqu’elle eut fini, il la remercia du plaisir qu’elle venoit de lui procurer, et lui fit des compliments sur l’étendue et la beauté de sa voix.
Vers le milieu de la nuit la princesse adressa ainsi la parole à son frère : « Souverain Commandeur des croyants, Naam, à peine convalescente, doit être extrêmement fatiguée d’avoir chanté, et pris part à la conversation toute la soirée. Si vous le trouvez bon, je vais vous raconter une histoire que j’ai lue autrefois. » Le calife lui ayant témoigné le plaisir qu’il aurait à l’entendre, la princesse reprit ainsi :
« Seigneur, il y avait autrefois dans la ville de Koufa un jeune homme appelé Naama, fils de Rabia, qui possédait une esclave dont il était éperdument amoureux. Cette esclave, qui avait été élevée avec lui, le payait du plus tendre retour. À peine l’eut-il épousée, que la fortune, toujours inconstante, lui fît éprouver le plus affreux des malheurs : on vint un jour lui enlever son esclave dans sa propre maison. Le ravisseur la vendit dix mille pièces d’or à un prince très-puissant, qui fit vainement tous ses efforts pour s’en faire aimer.
» Naama, au désespoir de la perte de son esclave, abandonna sa famille, sa fortune et sa maison pour aller s’informer de ce qu’elle était devenue, et pour tenter tous les moyens possibles de se réunir à elle. Il s’exposa aux plus grands dangers, et risqua même sa vie pour se procurer ce bonheur. À peine venait-il de la retrouver, que le prince, qui l’avait achetée les avant surpris ensemble, se hâta de décider de leur sort, et voulut les faire mourir sans délai…
» Que pensez-vous, Seigneur, dit la princesse en s’interrompant, de la promptitude de ce prince et de son peu d’équité ? »
Le calife répondit que puisque le prince avait tout pouvoir sur eux, il aurait dû leur pardonner, et cela pour trois raisons : la première, parce que ces deux jeunes gens s’aimaient passionnément ; la seconde, parce qu’ils se trouvaient dans son palais, et sous sa puissance ; et la troisième, parce qu’il avait plus de moyens que ce jeune homme de se procurer une autre esclave. Ce prince, ajouta-t-il, a commis une action indigne d’un souverain.
« Daignez maintenant, dit la princesse à son frère, écouter un moment ce que Naam va nous chanter. » Alors la jeune esclave se mit à peindre, dans des vers passionnés, les tourments qu’éprouvent deux cœurs unis par le plus doux des sentiments, mais que la rigueur du destin a séparés. Sa voix touchante fit tant de plaisir au calife, qu’il lui en témoigna sa satisfaction par les compliments les plus flatteurs.
La princesse saisissant le moment favorable, lui dit qu’un grand roi n’avait que sa parole, et que le jugement qu’il avait une fois prononcé devenait irrévocable. Ayant ensuite ordonné à Naam et à Naama de se lever : « Souverain Commandeur des croyants, dit-elle à son frère, vous voyez devant vous les deux infortunés dont vous venez de plaindre la destinée. Naam est la jeune esclave que Hegiage Ebn Ioussef a enlevée à son époux pour vous l’envoyer. Il vous en a imposé dans sa lettre, en vous annonçant qu’il l’avait achetée dix mille pièces d’or. Naama, que vous voyez devant vous, caché sous les habits d’une jeune esclave, est véritablement son maître et son époux. Au nom de vos glorieux ancêtres, j’oserai vous prier, Seigneur, d’avoir compassion de leur jeunesse, et de leur pardonner la faute qu’ils ont commise. Vous trouverez au fond de votre cœur la récompense de la pitié généreuse que vous leur aurez témoignée. Songez qu’ils sont tous deux en votre pouvoir, qu’ils ont eu l’honneur de manger à votre table, et que c’est votre sœur qui vous conjure d’épargner leur sang. »
Le calife répondit avec émotion : « Vous avez raison, ma sœur ; j’ai prononcé sur cette affaire, et vous savez que je ne reviens jamais sur le jugement que j’ai une fois porté. » Se tournant ensuite vers Naam : « C’est donc là votre maître, lui dit-il ? » « Oui, Seigneur, répondit respectueusement la jeune esclave. »
« N’ajez aucune crainte, dit le calife avec bonté, je vous accorde volontiers votre pardon à tous les deux. Mais, Naama, comment avez-vous découvert que votre esclave étoit ici, et comment avez-vous fait pour vous y introduire ? »
« Seigneur, répondit le jeune homme, daignez écouter le récit de mes infortunes ; je jure, par vos glorieux ancêtres, que je ne vous en cacherai aucune circonstance. »
Alors Naama raconta au calife ce qui lui était arrivé ; les obligations qu’il avait au médecin persan et à la vieille ; comment cette dernière l’avait introduit dans le palais, et de quelle manière il s’était égaré.
Le calife, surpris de ce qu’il venoit d’entendre, fit venir le médecin persan, le fit revêtir d’une robe d’honneur, et lui donna une place distinguée à sa cour. Il lui fit épouser une esclave charmante, et lui dit obligeamment qu’il voulait toujours garder près de sa personne un homme qui avait autant d’adresse et d’intelligence, et dont les talents pouvaient lui être aussi utiles. Il combla de bienfaits Naam et Naama, ainsi que la vieille. Pendant sept jours, ce ne fut que fêtes et réjouissances dans le palais. Au bout de ce temps, le calife accorda à Naam et à Naama la permission de retourner à Koufa. Rabia et son épouse furent transportés de joie en revoyant leur fils, et le serrèrent longtemps dans leurs bras.
L’histoire de Naama et de Naam était à peine achevée, que Scheherazade, profitant du temps qui lui restait encore, commença celle d’Alaeddin, dont elle se doutait bien que le sultan des Indes voudrait entendre la suite :