RABIA étoit un des habitans de Koufa les plus riches et les plus distingués. La naissance d’un fils, en lui procurant le seul bien qui lui manquait, vint mettre le comble à son bonheur. Rabia prit l’enfant dans ses bras dès qu’il fut au monde, leva les yeux au ciel, et lui donna le nom de Naama Allah [1]. Ce fils, dès sa plus tendre enfance, devint l’objet de tous les soins et de tous les complaisances de son père, empressé de satisfaire ses moindres désirs, et d’aller au-devant de tout ce qui pouvait l’amuser et lui plaire.
Un jour que Rabia se promenait sur la place où l’on vend les esclaves, il aperçut une femme de bonne mine et encore jeune, qui tenait entre ses bras une petite fille de la figure la plus charmante, et la plus jolie du monde. « Combien l’esclave et son enfant, dit Rabia en s’adressant au courtier ? » « Cinquante sequins, répondit le courtier. » « Les voici, reprit Rabia ; remettez les au propriétaire de l’esclave, et dressez sur-le-champ l’acte de vente. » L’acte étant achevé, Rabia paya au courtier son droit de commission, et emmena avec lui l’esclave et son enfant.
L’épouse de Rabia le voyant entrer à la maison ainsi accompagné, lui demanda quelle était cette femme ? « C’est une esclave, répondit Rabia, dont je viens de faire l’acquisition. Sa petite fille m’a paru charmante, et je crois qu’elle deviendra un jour la plus belle personne de l’Arabie et de la Perse : elle est à-peu-près de l’âge de Naama, et ils pourront jouer ensemble. »
« Vous avez bien fait de l’acheter, dit l’épouse de Rabia : cette petite fille me plaît aussi beaucoup. » « Quel est ton nom, dit -elle ensuite à l’esclave ? « « Madame, je m’appelle Taoufic. » « Et la petite fille ? » « Elle se nomme Saad. [2] » « Tu as raison de l’appeler ainsi, car tu es heureuse d’avoir une aussi jolie petite fille ; mais il faut que nous lui donnions aussi un nom de notre choix. »
« Comment, dit l’épouse de Rabia à son mari, voulez-vous nommer cet enfant ? » « Je m’en rapporte à vous sur cela, répondit-il. » « J’ai envie, dit son épouse, de l’appeler Naam ? » « Eh bien, soit, reprit Rabia. Ce nom ressemble à celui de Naama ; vous ne pouviez en choisir un plus convenable, et qui me fût plus agréable. »
Naama et Naam élevés ensemble jusqu’à l’âge de dix ans, croissaient à l’envi l’un de l’autre en beauté et en perfection, et se donnaient réciproquement les doux noms de frère et de sœur. Rabia prit alors son fils en particulier, et lui dit : « Mon fils, Naam n’est pas votre sœur, mais votre esclave ; je l’ai achetée pour vous lorsque vous étiez encore au berceau ; vous ne devez plus, dès ce moment, l’appeler votre sœur. » « Si cela est, répondit le jeune homme, je puis donc l’épouser. »
Naama courut sur-le-champ informer sa mère de ce qu’il venait d’apprendre, et du dessein qu’il avait formé. « Mon enfant, lui dit cette bonne mère aussi complaisante que son époux pour les désirs de son fils, Naam est votre esclave, vous pouvez en disposer à votre gré. » Naama, satisfait de cette réponse, s’empressa de faire conclure son mariage avec Naam. Il en devint éperdument amoureux, et passa plusieurs années dans l’union la plus douce et la plus délicieuse.
Naam méritait effectivement l’affection de son époux. Elle joignait aux charmes de la figure et à l’élégance de la taille, une humeur douce et aimable, et un esprit développé par l’éducation la plus soignée. Elle lisait avec une grâce infinie, et jouait de toutes sortes d’instruments. Sa voix touchante remuait tous les cœurs quand elle s’accompagnait de la guitare et du tambourin, dont elle jouait si parfaitement, qu’elle surpassait les meilleurs maitres de son temps. Enfin, Naam pouvait être regardée, avec raison, comme la personne la plus belle et la plus accomplie de Koufa.
Un jour qu’elle était assise auprès de son époux, et qu’ils prenaient ensemble le sorbet, elle se mit à préluder sur sa guitare, et à chanter ces paroles :