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Histoire du roi Sapor, souverain des isle Bellour ; de Camar Alzeman, fille du génie Alatrous, et de Dorrat Algoase

Le prince leur raconta naïvement son aventure avec Dorrat Algoase. Ils en furent on ne peut pas plus étonnés, et se rappelèrent aussitôt la prédiction du génie qui avait pris soin de son enfance. Ils pensèrent que les dangers dont le prince avait été menacé, n’étaient autres que ceux auxquels devait l’exposer la conquête de Dorrat Algoase. Ils cherchèrent néanmoins à le détourner de cette entreprise. « Oublie, lui dit son père, tout ce que tu viens de voir ; renonce à un amour téméraire, et qui peut être cause de ta perte. »
« La mort seule, reprit le prince avec l’accent le plus passionné, peut m’y faire renoncer. Elle serait moins affreuse pour moi que la douleur que j’éprouve en me voyant séparé de mon amante. Je ne veux vivre désormais que pour la chercher ; et je ne puis m’arracher des lieux où j’ai eu le bonheur de la contempler, que pour voler vers ceux qu’elle habite. »
L’émir Selama vit bien qu’il fallait flatter la passion de son fils. Il lui promit d’envoyer de tous côtés des guerriers vaillants et expérimentés pour découvrir dans quelle contrée régnait la belle Dorrat Algoase.
« C’est à moi seul, lui dit le prince, qu’il est réservé de chercher mon amante, et de soutenir les combats et les épreuves qui doivent me rendre digne d’obtenir sa main. Donnez-moi seulement quelques chameaux chargés d’or et d’effets précieux que je puisse lui offrir en présents, et aussitôt je me mets en chemin. Si Dieu conserve mes jours, et met le comble à mon bonheur, je reviendrai en goûter auprès de vous les douceurs. Si au contraire le terme de ma vie est proche, vous devez adorer les décrets du Tout-Puissant. Croyez, au reste, que si je restais près de vous, le chagrin et l’amour m’auraient bientôt consumé. Laissez-moi donc partir et remplir ma destinée ; car depuis que j’ai été conçu dans le sein de ma mère, il est écrit sur mon front que je dois traverser les déserts, franchir les montagnes, parcourir toutes les terres et les mers.
Le prince récita ensuite des vers qui peignaient l’excès de sa passion. « Mon cœur, y disait-il, est oppressé ; le chagrin me dévore. Son absence me fait verser des larmes de sang. Vous qui la voyez, portez-lui mes vœux, et faites-lui connaître les tourments que j’endure [2]. »
L’émir Selama voyant qu’il était inutile de s’opposer au dessein de son fils, donna en pleurant les ordres nécessaires pour son départ. Quatre chameaux portaient les présents destinés à la belle Dorrat Algoase, et vingt chevaliers des plus intrépides devaient accompagner le prince jusqu’aux frontières de l’Iémen.
Habib se revêtit d’une cuirasse pareille à celle de David, et demanda ses armes. Elles lui furent apportées par ses écuyers, qui lui amenèrent en même temps un superbe cheval arabe qu’il avait coutume de monter.
Le jeune prince avait à peine fait quelques milles, qu’il sentit son cœur soulagé, et son esprit plus tranquille. Il fit part des sentiments qu’il éprouvait à ses compagnons, et leur récita deux vers analogues à sa situation, dans lesquels il disait : « L’impatience et le chagrin me consumaient : je sens diminuer mon ennui, et s’accroître mon ardeur. Je cours après l’objet de mon amour, et je le demande à tous ceux que je rencontre [3]. »
Les chevaliers qui accompagnaient le prince Habib étaient depuis longtemps jaloux de sa réputation, et n’avoient consenti à le suivre que pour ne pas désobéir à l’émir son père, dont ils redoutaient la puissance. Au bout de quelques jours de marche, ils conçurent l’infame projet d’ôter la vie au prince, et de s’emparer des présents qu’il destinait à son amante. Pour cacher leur crime, ils devaient dire à l’émir Selama que son fils avait succombé à la violence de sa passion.
Il étoit plus facile de former un projet aussi lâche que de l’exécuter. N’osant attaquer le prince à force ouverte, ces traîtres convinrent d’attendre la nuit, et de profiter du moment où il seroit endormi. On se trouva le soir dans un vallon agréable. Ils prièrent le prince de s’y arrêter, et d’y passer la nuit, afin qu’ils pussent prendre quelque repos. Le prince y consentit ; mais ses perfides compagnons attendirent en vain qu’il se livrât au sommeil. Toujours occupé de l’objet de ses amours, le prince ne voulut pas même se coucher, et passa la nuit à se promener, et à veiller à l’entour de sa petite troupe.
L’un de ces traîtres, plus accoutumé au crime, et plus acharné que les autres à la perte du prince, leur dit qu’il connaissait un moyen infaillible de l’endormir, et se chargea lui-même de l’exécution. Il avait avec lui quelques gros d’une poudre assoupissante. Il épia un moment favorable, et en mêla dans la boisson du prince. L’infame stratagème ne réussit que trop bien. Le prince éprouva d’abord un violent mal de tête, accompagné d’étourdissements : ses paupières s’appesantirent, ses yeux se fermèrent ; il tomba dans une profonde léthargie.
Assurés du succès de leur crime, ils étaient partagés sur la manière dont ils l’exécuteraient. Les uns voulaient égorger le prince ; les autres, ayant horreur de tremper leurs mains dans son sang, proposaient de l’enterrer dans l’état où il était. Le plus jeune de ces chevaliers, nommé Rabia, qui n’osait témoigner ouvertement l’horreur que lui inspirait cet assassinat, mais qui vouloit tâcher de sauver la vie au prince, leur dit alors :
« Plusieurs de nous répugnent, avec raison, à tremper leurs mains dans le sang du prince, mais veulent lui ôter la vie par un autre moyen. Nous pouvons, sans en venir à cette extrémité, satisfaire notre haine , nous débarrasser d’un maître orgueilleux, et nous emparer de ses richesses. Le prince ne reprendra peut-être jamais l’usage de ses sens, et certainement il ne pourra revenir à lui qu’après un laps de temps considérable. Que pourra-t-il faire lorsqu’il sera seul, sans provisions, et que nous lui aurons enlevé ses armes et son cheval ? Il périra infailliblement, en voulant, comme nous ne pouvons en douter, poursuivre son entreprise ; mais au moins, nous n’aurons pas versé son sang de ces mains qui ont serré celles de l’émir en lui jurant de défendre la vie de son fils. »
Les perfides chevaliers se laissèrent persuader par Rabia. Ils prirent l’épée, l’armure et le cheval du prince ; emportèrent les provisions, les bagages, et s’éloignèrent en faisant la plus grande diligence. Ils délibérèrent de nouveau en chemin sur la manière dont ils annonceraient à l’émir la mort de son fils, et convinrent de lui dire qu’en traversant un jour un désert au milieu de l’ardeur brûlante du midi, le prince avait succombé à l’excès de la fatigue et au feu qui le consumait, et était tombé tout-à-coup sans connaissance ; qu’ils l’avoient relevé, et avoient fait pour le secourir tout ce que leur zèle et leur attachement avait pu leur inspirer ; mais que tous leurs efforts avoient été inutiles, et qu’ils n’avoient pu le rappeler à la vie. Ils convinrent encore que, si l’émir leur demandait pourquoi ils ne lui avoient point rapporté le corps de son fils, ils répondraient que la chaleur l’avait corrompu , et qu’ils avoient craint que la vue d’un cadavre infect n’augmentât sa douleur et celle de son épouse.
Arrivés près du camp, les vingt chevaliers prirent toutes les marques extérieures du plus grand deuil, et entrèrent en pleurant et en poussant de grands gémissements. Ils étaient précédés par l’un d’eux, conduisant un cheval qui baissait tristement la tête. L’émir les ayant vu arriver de loin, s’avança au-devant d’eux, empressé de savoir des nouvelles de son fils. Mais quelle fut sa surprise lorsqu’il les vit couverts d’habits lugubres, le visage baigné de larmes, et qu’il reconnut le cheval du prince ? Les plus noirs pressentiments s’élèvent alors dans son âme, et l’empêchent de parler. Les chevaliers se prosternent à ses pieds, et l’un d’eux lui dit :
« Seigneur, votre fils n’a pu résister aux fatigues d’un long voyage, et à l’excès d’une passion qui ne lui laissait goûter aucun repos. Consumé pendant quelques jours par une fièvre lente, nous l’avons vu tomber au milieu de nous, en traversant dans l’ardeur du jour des sables brûlans. Nous nous sommes précipités pour le secourir, et nous lui avons prodigué les soins qu’il avait droit d’attendre de notre attachement ; mais tous nos efforts ont été inutiles : il a expiré dans nos bras, en prononçant le nom de Dorrat Algoase. »
Dès que l’émir Selama eut appris cette nouvelle, il arracha ses habits, se couvrit la tête de poussière, et s’écria : « Ô douleur, ô désespoir ! Je t’ai perdu , mon cher Habib, toi dont la naissance mit le comble à mes vœux, toi qui faisais la gloire et le bonheur de ton père ! Devais-tu périr ainsi à la fleur de ton âge ! Était-ce là le destin réservé à tant de valeur ! »

Notes

[2Dhao sadri, wa mallatni ashgioani, etc.

[3Zalet ânni alhomoumou, wazad alishtiyac, etc. Le texte porte : Je le demande à ceux qui se rendent dans l’Iraque ; mais cette contrée particulière est mise ici pour un pays quelconque.

Le conte suivant : Histoire de Naama et de Naam