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Les filles de minée

 
Zéphyre les suivait quand, presque en arrivant,
Un pirate survient, prend le dessus du vent,
Les attaque, les bat. En vain, par sa vaillance,
Télamon jusqu’au bout porte la résistance :
Après un long combat son parti fut défait,
Lui pris ; et ses efforts n’eurent pour tout effet
Qu’un esclavage indigne. O dieux ! qui l’eût pu croire ?
Le sort, sans respecter ni son sang ni sa gloire,
Ni son bonheur prochain, ni les voeux de Cloris,
Le fit être forçat aussitôt qu’il fut pris.
 
Le Destin ne fut pas à Cloris si contraire.
Un célèbre Marchand l’achète du Corsaire :
Il l’emmène ; et bientôt la Belle, malgré soi,
Au milieu de ses fers range tout sous sa loi.
L’Epouse du Marchand la voit avec tendresse.
Ils en font leur Compagne, et leur fils sa Maîtresse.
Chacun veut cet hymen : Cloris à leurs désirs
Répondait seulement par de profonds soupirs.
Damon, c’était ce fils, lui tient ce doux langage :
Vous soupirez toujours, toujours votre visage
Baigné de pleurs nous marque un déplaisir secret.
Qu’avez-vous ? vos beaux yeux verraient-ils à regret
Ce que peuvent leurs traits et l’excès de ma flamme ?
Rien ne vous force ici ; découvrez-nous votre âme :
Cloris, c’est moi qui suis l’esclave, et non pas vous.
Ces lieux, à votre gré, n’ont-ils rien d’assez doux ?
Parlez ; nous sommes prêts à changer de demeure :
Mes parents m’ont promis de partir tout à l’heure.
Regrettez-vous les biens que vous avez perdus ?
Tout le nôtre est à vous ; ne le dédaignez plus.
J’en sais qui l’agréeraient ; j’ai su plaire à plus d’une ;
Pour vous, vous méritez toute une autre fortune.
Quelle que soit la nôtre, usez-en ; vous voyez
Ce que nous possédons, et nous-même à vos pieds.
Ainsi parle Damon ; et Cloris tout en larmes
Lui répond en ces mots, accompagnés de charmes :
Vos moindres qualités, et cet heureux séjour
Même aux filles des dieux donneraient de l’amour ;
Jugez donc si Cloris, esclave et malheureuse,
Voit l’offre de ces biens d’une âme dédaigneuse.
Je sais quel est leur prix : mais de les accepter,
Je ne puis ; et voudrais vous pouvoir écouter ;
Ce qui me le défend, ce n’est point l’esclavage :
Si toujours la naissance éleva mon courage,
Je me vois, grâce aux Dieux, en des mains où je puis
Garder ces sentiments malgré tous mes ennuis ;
Je puis même avouer (hélas ! faut-il le dire ?)
Qu’un autre a sur mon coeur conservé son empire.
Je chéris un Amant, ou mort, ou dans les fers ;
Je prétends le chérir encor dans les enfers.
Pourriez-vous estimer le coeur d’une inconstante ?
Je ne suis déjà plus aimable ni charmante ;
Cloris n’a plus ces traits que l’on trouvait si doux,
Et doublement esclave est indigne de vous.
Touché de ce discours, Damon prend congé d’elle.
Fuyons, dit-il en soi ; j’oublierai cette Belle :
Tout passe, et même un jour ses larmes passeront :
Voyons ce que l’absence et le temps produiront.
A ces mots il s’embarque ; et, quittant le rivage,
Il court de mer en mer, aborde en lieu sauvage,
Trouve des malheureux de leurs fers échappés,
Et sur le bord d’un bois à chasser occupés.
Télamon, de ce nombre, avait brisé sa chaîne :
Aux regards de Damon il se présente à peine,
Que son air, sa fierté, son esprit, tout enfin
Fait qu’à l’abord Damon admire son destin ;
Puis le plaint, puis l’emmène, et puis lui dit sa flamme.
D’une Esclave, dit-il, je n’ai pu toucher l’âme :
Elle chérit un mort ! Un mort ! ce qui n’est plus
L’emporte dans son coeur ! mes voeux sont superflus.
Là-dessus, de Cloris il lui fait la peinture.
Télamon dans son âme admire l’aventure,
Dissimule, et se laisse emmener au séjour
Où Cloris lui conserve un si parfait amour.
Comme il voulait cacher avec soin sa fortune,
Nulle peine pour lui n’était vile et commune.
On apprend leur retour et leur débarquement ;
Cloris, se présentant à l’un et l’autre Amant,
Reconnaît Télamon sous un faix qui l’accable.
Ses chagrins le rendaient pourtant méconnaissable ;
Un oeil indifférent à le voir eût erré,
Tant la peine et l’amour l’avaient défiguré !
Le fardeau qu’il portait ne fut qu’un vain obstacle,
Cloris le reconnaît, et tombe à ce spectacle :
Elle perd tous ses sens et de honte et d’amour
Télamon, d’autre part, tombe presque à son tour.
On demande à Cloris la cause de sa peine :
Elle la dit ; ce fut sans s’attirer de haine.
Son récit ingénu redoubla la pitié
Dans des coeurs prévenus d’une juste amitié.
Damon dit que son zèle avait changé de face :
On le crut. Cependant, quoi qu’on dise et qu’on fasse,
D’un triomphe si doux l’honneur et le plaisir
Ne se perd qu’en laissant des restes de désir.
On crut pourtant Damon. Il restreignit son zèle
A sceller de l’Hymen une union si belle ;
Et, par un sentiment à qui rien n’est égal,
Il pria ses parents de doter son rival :
Il l’obtint, renonçant dès lors à l’Hyménée.
Le soir étant venu de l’heureuse journée,
Les noces se faisaient à l’ombre d’un ormeau ;
L’enfant d’un voisin vit s’y percher un corbeau :
Il fait partir de l’arc une flèche maudite,
Perce les deux époux d’une atteinte subite.
Cloris mourut du coup, non sans que son Amant
Attirât ses regards en ce dernier moment.
Il s’écrie, en voyant finir ses destinées :
Quoi ! la Parque a tranché le cours de ses années !
Dieux, qui l’avez voulu, ne suffisait-il pas
Que la haine du Sort avançât mon trépas ?
En achevant ces mots, il acheva de vivre :
Son amour, non le coup, l’obligea de la suivre :
Blessé légèrement, il passa chez les morts :
Le Styx vit nos Epoux accourir sur ses bords.
Même accident finit leurs précieuses trames ;
Même tombe eut leurs corps, même séjour leurs âmes.
Quelques-uns ont écrit (mais ce fait est peu sûr)
Que chacun d’eux devint statue et marbre dur :
Le couple infortuné face à face repose.
Je ne garantis point cette métamorphose :
On en doute. - On la croit plus que vous ne pensez,
Dit Climène ; et, cherchant dans les siècles passés
Quelque exemple d’amour et de vertu parfaite,
Tout ceci me fut dit par un sage Interprète.
J’admirai, je plaignis ces Amants malheureux :
On les allait unir ; tout concourait pour eux ;
Ils touchaient au moment ; l’attente en était sûre :
Hélas ! il n’en est point de telle en la nature ;
Sur le point de jouir tout s’enfuit de nos mains :
Les Dieux se font un jeu de l’espoir des humains.
- Laissons, reprit Iris, cette triste pensée.
La Fête est vers sa fin, grâce au Ciel, avancée ;
Et nous avons passé tout ce temps en récits
Capables d’affliger les moins sombres esprits :
Effaçons, s’il se peut, leur image funeste.
Je prétends de ce jour mieux employer le reste,
Et dire un changement, non de corps, mais de coeur.
Le miracle en est grand ; Amour en fut l’auteur :
Il en fait tous les jours de diverse manière ;
Je changerai de style en changeant de matière.
Zoon plaisait aux yeux ; mais ce n’est pas assez :
Son peu d’esprit, son humeur sombre,
Rendaient ces talents mal placés.
Il fuyait les cités, il ne cherchait que l’ombre,
Vivait parmi les bois, concitoyen des ours.
Et passait sans aimer les plus beaux de ses jours.
 

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