La quatre vingt troisième nuit
SINDBAD le marin, dit-elle, continuant de raconter son cinquième voyage :
« Les marchands, poursuivit-il, qui s’étaient embarqués sur mon navire, et qui avoient pris terre avec moi, cassèrent l’œuf à grands coups de haches, et firent une ouverture par où ils tirèrent le petit Roc par morceaux, et le firent rôtir. Je les avais avertis sérieusement de ne pas toucher à l’œuf ; mais ils ne voulurent pas m’écouter.
« Ils eurent à peine achevé le régal qu’ils venaient de se donner, qu’il parut en l’air assez loin de nous, deux gros nuages. Le capitaine que j’avais pris à gage pour conduire mon vaisseau, sachant par expérience ce que cela signifiait, s’écria que c’étaient le père et la mère du petit Roc ; et il nous pressa tous de nous rembarquer au plus vite, pour éviter le malheur qu’il prévoyait. Nous suivîmes son conseil avec empressement, et nous remîmes à la voile en diligence.
« Cependant les deux Rocs approchèrent en poussant des cris effroyables, qu’ils redoublèrent quand ils eurent vu l’état où l’on avait mis l’œuf, et que leur petit n’y était plus. Dans le dessein de se venger, ils reprirent leur vol du côté d’où ils étaient venus, et disparurent quelque temps, pendant que nous fîmes force de voiles pour nous éloigner, et prévenir ce qui ne laissa pas de nous arriver.
« Ils revinrent, et nous remarquâmes qu’ils tenaient entre leurs griffes chacun un morceau de rocher d’une grosseur énorme. Lorsqu’ils furent précisément au-dessus de mon vaisseau, ils s’arrêtèrent, et se soutenant en l’air, l’un lâcha la pièce de rocher qu’il tenoit ; mais par l’adresse du timonier qui détourna le navire d’un coup de timon, elle ne tomba pas dessus ; elle tomba à côté dans la mer, qui s’entr’ouvrit d’une manière que nous en vîmes presque le fond. L’autre oiseau, pour notre malheur, laissa tomber sa roche si justement au milieu du vaisseau, qu’elle le rompit et le brisa en mille pièces. Les matelots et les passagers furent tous écrasés du coup, ou submergés. Je fus submergé moi-même ; mais en revenant au-dessus de l’eau, j’eus le bonheur de me prendre à une pièce du débris. Ainsi, en m’aidant tantôt d’une main, tantôt de l’autre, sans me dessaisir de ce que je tenais, avec le vent et le courant qui m’étaient favorables, j’arrivai enfin à une isle dont le rivage était fort escarpé. Je surmontai néanmoins cette difficulté, et me sauvai.
« Je m’assis sur l’herbe, pour me remettre un peu de ma fatigue ; après quoi je me levai et m’avançai dans l’isle pour reconnaître le terrain. Il me sembla que j’étais dans un jardin délicieux, je voyais partout des arbres chargés de fruits, les uns verdis, les autres mûrs, et des ruisseaux d’une eau douce et claire qui faisaient d’agréables détours. Je mangeai de ces fruits que je trouvai excellents, et je bus de cette eau qui m’invitait à boire.
« La nuit venue, je me couchai sur l’herbe dans un endroit assez commode ; mais je ne dormis pas une heure entière, et mon sommeil fut souvent interrompu par la frayeur de me voir seul dans un lieu si désert. Ainsi j’employai la meilleure partie de la nuit à me chagriner, et à me reprocher l’imprudence que j’avais eue de n’être pas demeuré chez moi, plutôt que d’avoir entrepris ce dernier voyage. Ces réflexions me menèrent si loin, que je commençai à former un dessein contre ma propre vie ; mais le jour, par sa lumière, dissipa mon désespoir. Je me levai, et marchai entre les arbres, non sans quelqu’appréhension.
« Lorsque je fus un peu avant dans l’isle, j’aperçus un vieillard qui me parut fort cassé. Il était assis sur le bord d’un ruisseau ; je m’imaginai d’abord que c’était quelqu’un qui avait fait naufrage comme moi. Je m’approchai de lui, je le saluai, et il me fit seulement une inclination de tête. Je lui demandai ce qu’il faisait là ; mais au lieu de me répondre, il me fit signe de le charger sur mes épaules, et de le passer au-delà du ruisseau, en me faisant comprendre que c’était pour aller cueillir des fruits.
« Je crus qu’il avait besoin que je lui rendisse service ; c’est pourquoi, l’ayant chargé sur mon dos, je passai le ruisseau.
« Descendez, lui dis-je alors, en me baissant pour faciliter sa descente. »
Mais au lieu de se laisser aller à terre (j’en ris encore toutes les fois que j’y pense), ce vieillard qui m’avait paru décrépit, passa légèrement autour de mon col ses deux jambes, dont je vis que la peau ressemblait à celle d’une vache, et se mit à califourchon sur mes épaules en me serrant si fortement la gorge, qu’il semblait vouloir m’étrangler. La frayeur me saisit en ce moment, et je tombai évanoui…
Scheherazade fut obligée de s’arrêter à ces paroles, à cause du jour qui paraissait. Elle poursuivit ainsi cette histoire sur la fin de la nuit suivante :