La quatre vingt quatrième nuit
SINDBAD le marin, dit-elle, continuant de raconter son cinquième voyage :
« Les marchands, poursuivit-il, qui s’étaient embarqués sur mon navire, et qui avoient pris terre avec moi, cassèrent l’œuf à grands coups de haches, et firent une ouverture par où ils tirèrent le petit Roc par morceaux, et le firent rôtir. Je les avais avertis sérieusement de ne pas toucher à l’œuf ; mais ils ne voulurent pas m’écouter.
« Ils eurent à peine achevé le régal qu’ils venaient de se donner, qu’il parut en l’air assez loin de nous, deux gros nuages. Le capitaine que j’avais pris à gage pour conduire mon vaisseau, sachant par expérience ce que cela signifiait, s’écria que c’étaient le père et la mère du petit Roc ; et il nous pressa tous de nous rembarquer au plus vite, pour éviter le malheur qu’il prévoyait. Nous suivîmes son conseil avec empressement, et nous remîmes à la voile en diligence.
« Cependant les deux Rocs approchèrent en poussant des cris effroyables, qu’ils redoublèrent quand ils eurent vu l’état où l’on avait mis l’œuf, et que leur petit n’y était plus. Dans le dessein de se venger, ils reprirent leur vol du côté d’où ils étaient venus, et disparurent quelque temps, pendant que nous fîmes force de voiles pour nous éloigner, et prévenir ce qui ne laissa pas de nous arriver.
« Ils revinrent, et nous remarquâmes qu’ils tenaient entre leurs griffes chacun un morceau de rocher d’une grosseur énorme. Lorsqu’ils furent précisément au-dessus de mon vaisseau, ils s’arrêtèrent, et se soutenant en l’air, l’un lâcha la pièce de rocher qu’il tenait ; mais par l’adresse du timonier qui détourna le navire d’un coup de timon, elle ne tomba pas dessus ; elle tomba à côté dans la mer, qui s’entr’ouvrit d’une manière que nous en vîmes presque le fond. L’autre oiseau, pour notre malheur, laissa tomber sa roche si justement au milieu du vaisseau, qu’elle le rompit et le brisa en mille pièces. Les matelots et les passagers furent tous écrasés du coup, ou submergés. Je fus submergé moi-même ; mais en revenant au-dessus de l’eau, j’eus le bonheur de me prendre à une pièce du débris. Ainsi, en m’aidant tantôt d’une main, tantôt de l’autre, sans me dessaisir de ce que je tenais, avec le vent et le courant qui m’étaient favorables, j’arrivai enfin à une isle dont le rivage était fort escarpé. Je surmontai néanmoins cette difficulté, et me sauvai.
« Je m’assis sur l’herbe, pour me remettre un peu de ma fatigue ; après quoi je me levai et m’avançai dans l’isle pour reconnaître le terrain. Il me sembla que j’étais dans un jardin délicieux, je voyais partout des arbres chargés de fruits, les uns verdis, les autres mûrs, et des ruisseaux d’une eau douce et claire qui faisaient d’agréables détours. Je mangeai de ces fruits que je trouvai excellents, et je bus de cette eau qui m’invitait à boire.
« La nuit venue, je me couchai sur l’herbe dans un endroit assez commode ; mais je ne dormis pas une heure entière, et mon sommeil fut souvent interrompu par la frayeur de me voir seul dans un lieu si désert. Ainsi j’employai la meilleure partie de la nuit à me chagriner, et à me reprocher l’imprudence que j’avais eue de n’être pas demeuré chez moi, plutôt que d’avoir entrepris ce dernier voyage. Ces réflexions me menèrent si loin, que je commençai à former un dessein contre ma propre vie ; mais le jour, par sa lumière, dissipa mon désespoir. Je me levai, et marchai entre les arbres, non sans quelqu’appréhension.
« Lorsque je fus un peu avant dans l’isle, j’aperçus un vieillard qui me parut fort cassé. Il était assis sur le bord d’un ruisseau ; je m’imaginai d’abord que c’était quelqu’un qui avait fait naufrage comme moi. Je m’approchai de lui, je le saluai, et il me fit seulement une inclination de tête. Je lui demandai ce qu’il faisait là ; mais au lieu de me répondre, il me fit signe de le charger sur mes épaules, et de le passer au-delà du ruisseau, en me faisant comprendre que c’était pour aller cueillir des fruits.
« Je crus qu’il avait besoin que je lui rendisse service ; c’est pourquoi, l’ayant chargé sur mon dos, je passai le ruisseau.
« Descendez, lui dis-je alors, en me baissant pour faciliter sa descente. »
Mais au lieu de se laisser aller à terre (j’en ris encore toutes les fois que j’y pense), ce vieillard qui m’avait paru décrépit, passa légèrement autour de mon col ses deux jambes, dont je vis que la peau ressemblait à celle d’une vache, et se mit à califourchon sur mes épaules en me serrant si fortement la gorge, qu’il semblait vouloir m’étrangler. La frayeur me saisit en ce moment, et je tombai évanoui…
Scheherazade fut obligée de s’arrêter à ces paroles, à cause du jour qui paraissait. Elle poursuivit ainsi cette histoire sur la fin de la nuit suivante :
» NONOBSTANT mon évanouissement, dit Sindbad, l’incommode vieillard demeura toujours attaché à mon col ; il écarta seulement un peu les jambes pour me donner lieu de revenir à moi. Lorsque j’eus repris mes esprits, il m’appuya fortement contre l’estomac un de ses pieds, et de l’autre me frappant rudement le côté, il m’obligea de me relever malgré moi. Étant debout, il me fit marcher sous des arbres ; il me forçait de m’arrêter pour cueillir et manger les fruits que nous rencontrions. Il ne quittait point prise pendant le jour ; et quand je voulais me reposer la nuit, il s’étendait par terre avec moi, toujours attaché à mon col. Tous les matins il ne manquait pas de me pousser pour m’éveiller ; ensuite il me faisait lever et marcher en me pressant de ses pieds. Représentez-vous, seigneurs, la peine que j’avais de me voir chargé de ce fardeau, sans pouvoir m’en défaire.
» Un jour que je trouvai en mon chemin plusieurs calebasses sèches qui étaient tombées d’un arbre qui en portait, j’en pris une assez grosse ; et après l’avoir bien nettoyée, j’exprimai dedans le jus de plusieurs grappes de raisins, fruit que l’isle produisait en abondance, et que nous rencontrions à chaque pas. Lorsque j’en eus rempli la calebasse, je la posai dans un endroit où j’eus l’adresse de me faire conduire par le vieillard plusieurs jours après. Là, je pris la calebasse, et la portant à ma bouche, je bus d’un excellent vin qui me fit oublier pour quelque temps le chagrin mortel dont j’étais accablé. Cela me donna de la vigueur. J’en fus même si réjoui, que je me mis à chanter et à sauter en marchant.
» Le vieillard, qui s’aperçut de l’effet que cette boisson avait produit en moi, et que je le portois plus légèrement que de coutume, me fit signe de lui en donner à boire : je lui présentai la calebasse, il la prit ; et comme la liqueur lui parut agréable, il l’avala jusqu’à la dernière goutte. Il y en avait assez pour l’enivrer ; aussi s’enivra-t-il, et bientôt la fumée du vin lui montant à la tête, il commença à chanter à sa manière, et à se trémousser sur mes épaules. Les secousses qu’il se donnait, lui firent rendre ce qu’il avait dans l’estomac ; et ses jambes se relâchèrent peu à peu ; de sorte que voyant qu’il ne me serrait plus, je le jetai par terre où il demeura sans mouvement. Alors je pris une très-grosse pierre, et lui en écrasai la tête.
» Je sentis une grande joie de m’être délivré pour jamais de ce maudit vieillard, et je marchai vers le bord de la mer, où je rencontrai des gens d’un navire qui venait de mouiller là pour faire de l’eau, et prendre en passant quelques rafraîchissements. Ils furent extrêmement étonnés de me voir, et d’entendre le détail de mon aventure. « Vous étiez tombé, me dirent-ils, entre les mains du vieillard de la mer, et vous êtes le premier qu’il n’ait pas étranglé ; il n’a jamais abandonné ceux dont il s’était rendu maître, qu’après les avoir étouffes ; et il a rendu cette isle fameuse par le nombre de personnes qu’il a tuées : les matelots et les marchands qui y descendaient, n’osaient s’y avancer qu’en bonne compagnie. »
» Après m’avoir informé de ces choses, ils m’emmenèrent avec eux dans leur navire, dont le capitaine se fit un plaisir de me recevoir lorsqu’il apprit tout ce qui m’était arrivé. Il remit à la voile ; et après quelques jours de navigation, nous abordâmes au port d’une grande ville, dont les maisons étaient bâties de bonnes pierres.
» Un des marchands du vaisseau qui m’avait pris en amitié, m’obligea de l’accompagner, et me conduisit dans un logement destiné pour servir de retraite aux marchands étrangers. Il me donna un grand sac ; ensuite m’ayant recommandé à quelques gens de la ville qui avoient un sac comme moi, et les ayant priés de me mener avec eux amasser du coco : « Allez, me dit-il, suivez-les, faites comme vous les verrez faire, et ne vous écartez pas d’eux, car vous mettriez votre vie en danger. » Il me donna des vivres pour la journée, et je partis avec ces gens.
» Nous arrivâmes à une grande forêt d’arbres extrêmement hauts et fort droits, et dont le tronc était si lisse, qu’il n’était pas possible de s’y prendre pour monter jusques aux branches où étaient les fruits. Tous les arbres étaient des cocotiers dont nous voulions abattre le fruit et en remplir nos sacs. En entrant dans la forêt, nous vîmes un grand nombre de gros et de petits singes, qui prirent la fuite devant nous dès qu’ils nous aperçurent, et qui montèrent jusqu’au haut des arbres avec une agilité surprenante…
Scheherazade voulait poursuivre ; mais le jour qui paraissait, l’en empêcha. La nuit suivante, elle reprit son discours de cette sorte :