Accueil du site > Les mille et une nuits > Tome II > Histoire que raconta le marchand chrétien

Le conte précédent : Histoire du petit bossu


Histoire que raconta le marchand chrétien

 La cent trente neuvième nuit

« LORSQUE j’eus la tasse à la main, dit le jeune homme, je redoublai mes pleurs et poussai de nouveaux soupirs. « Qu’avez-vous donc à soupirer et à pleurer si amèrement, me dit alors la dame, et pourquoi prenez-vous la tasse de la main gauche plutôt que de la droite ? » « Ah, madame, lui répondis-je, excusez-moi, je vous en conjure : c’est que j’ai une tumeur à la main droite. » « Montrez-moi cette tumeur, répliqua-t-elle, je la veux percer. » Je m’en excusai, en disant qu’elle n’était pas encore en état de l’être, et je vidai toute la tasse qui était très-grande. Les vapeurs du vin, ma lassitude et l’abattement où j’étais, m’eurent bientôt assoupi, et je dormis d’un profond sommeil, qui dura jusqu’au lendemain.
« Pendant ce temps-là, la dame voulant savoir quel mal j’avois à la main droite, leva ma robe qui la cachait, et vit avec tout l’étonnement que vous pouvez penser, qu’elle était coupée, et que je l’avois apportée dans un linge. Elle comprit d’abord sans peine, pourquoi j’avois tant résisté aux pressantes instances qu’elle m’avait faites, et elle passa la nuit à s’affliger de ma disgrace, ne doutant pas qu’elle ne me fût arrivée pour l’amour d’elle.
« À mon réveil, je remarquai fort bien sur son visage, qu’elle était saisie d’une vive douleur. Néanmoins, pour ne me pas chagriner, elle ne me parla de rien. Elle me fit servir un consommé de volaille qu’on m’avait préparé par son ordre, me fit manger et boire, pour me donner, disait-elle, les forces dont j’avois besoin. Après cela, je voulus prendre congé d’elle ; mais me retenant par ma robe : « Je ne souffrirai pas, dit-elle, que vous sortiez d’ici. Quoique vous ne m’en disiez rien, je suis persuadée que je suis la cause du malheur que vous vous êtes attiré. La douleur que j’en ai ne me laissera pas vivre longtemps ; mais avant que je meure, il faut que j’exécute un dessein que je médite en votre faveur. » En disant cela, elle fit appeler un officier de justice et des témoins, et me fit dresser une donation de tous ses biens. Après qu’elle eut renvoyé tous ses gens satisfaits de leurs peines, elle ouvrit un grand coffre où étaient toutes les bourses dont je lui avais fait présent depuis le commencement de nos amours. « Elles sont toutes entières, me dit-elle, je n’ai pas touché à une seule : tenez, voilà la clef du coffre ; vous en êtes le maître. » Je la remerciai de sa générosité et de sa bonté. « Je compte pour rien, reprit-elle, ce que je viens de faire pour vous, et je ne serai pas contente que je ne meure encore, pour vous témoigner combien je vous aime. » Je la conjurai par tout ce que l’amour a de plus puissant, d’abandonner une résolution si funeste ; mais je ne pus l’en détourner ; et le chagrin de me voir manchot, lui causa une maladie de cinq ou six semaines, dont elle mourut.
« w Après avoir regretté sa mort autant que je le devais, je me mis en possession de tous ses biens qu’elle m’avait fait connaître ; et le sésame que vous avez pris la peine de vendre pour moi en faisait une partie…
Scheherazade vouloit continuer sa narration ; mais le jour qui paraissait l’en empêcha. La nuit suivante, elle reprit ainsi le fil de son discours :

Le conte suivant : Histoire racontée par le pourvoyeur du sultan de Casgar