Accueil du site > Les mille et une nuits > Tome II > Troisième voyage de Sindbad le marin

Le conte précédent : Second voyage de Sindbad le marin


Troisième voyage de Sindbad le marin

 La soixante-cinquième nuit

« LE discours du capitaine, dit Sindbad, mit tout l’équipage dans une grande consternation, et nous connûmes bientôt que ce qu’il venait de nous dire, n’était que trop véritable. Nous vîmes paraître une multitude innombrable de sauvages hideux, couverts par tout le corps d’un poil roux, et hauts seulement de deux pieds. Ils se jetèrent à la nage, et environnèrent en peu de temps notre vaisseau. Ils nous parlaient en approchant ; mais nous n’entendions pas leur langage.

Ils se prirent aux bords et aux cordages du navire, et grimpèrent de tous côtés jusqu’au tillac avec une si grande agilité et avec tant de vitesse, qu’il ne paraissait pas qu’ils posassent leurs pieds.

Nous leur vîmes faire cette manœuvre avec la frayeur que vous pouvez vous imaginer, sans oser nous mettre en défense, ni leur dire un seul mot, pour tâcher de les détourner de leur dessein, que nous soupçonnions d’être funeste. Effectivement, ils déplièrent les voiles, coupèrent le câble de l’ancre sans se donner la peine de la retirer ; et après avoir fait approcher de terre le vaisseau, ils nous firent tous débarquer. Ils emmenèrent ensuite le navire dans une autre isle d’où ils étaient venus. Tous les voyageurs évitaient avec soin celle où nous étions alors ; et il était très-dangereux de s’y arrêter pour la raison que vous allez entendre ; mais il nous fallut prendre notre mal en patience.

« Nous nous éloignâmes du rivage, et en nous avançant dans l’île, nous trouvâmes quelques fruits et des herbes dont nous mangeâmes, pour prolonger le dernier moment de notre vie le plus qu’il nous était possible ; car nous nous attendions tous à une mort certaine. En marchant, nous aperçûmes assez loin de nous un grand édifice, vers lequel nous tournâmes nos pas. C’était un palais bien bâti et fort élevé, qui avait une porte d’ébène à deux battants, que nous ouvrîmes en la poussant. Nous entrâmes dans la cour, et nous vîmes en face un vaste appartement avec un vestibule où il y avait, d’un côté, un monceau d’ossements humains, et de l’autre, une infinité de broches à rôtir. Nous tremblâmes à ce spectacle ; et comme nous étions fatigués d’avoir marché, les jambes nous manquèrent : nous tombâmes par terre, saisis d’une frayeur mortelle, et nous y demeurâmes très-longtemps immobiles.

« Le soleil se couchait ; et tandis que nous étions dans l’état pitoyable que je viens de vous dire, la porte de l’appartement s’ouvrit avec beaucoup de bruit, et aussitôt nous en vîmes sortir une horrible figure d’homme noir, de la hauteur d’un grand palmier. Il avait au milieu du front un seul œil rouge et ardent comme un charbon allumé ; les dents de devant qu’il avait fort longues et fort aiguës, lui sortaient de la bouche, qui n’était pas moins fendue que celle d’un cheval ; et la lèvre inférieure lui descendait sur la poitrine. Ses oreilles ressemblaient à celles d’un éléphant, et lui couvraient les épaules. Il avait les ongles crochus et longs comme les griffes des plus grands oiseaux. À la vue d’un géant si effroyable, nous perdîmes tous connaissance, et demeurâmes comme morts.

« À la fin, nous revînmes à nous, et nous le vîmes assis sous le vestibule, qui nous examinait de tout son œil. Quand il nous eut bien considérés, il s’avança vers nous ; et s’étant approché, il étendit la main sur moi, me prit par la nuque du cou, et me tourna de tous côtés comme un boucher qui manie une tête de mouton. Après m’avoir bien regardé, voyant que j’étais si maigre, que je n’avais que la peau et les os, il me lâcha. Il prit les autres tour-à-tour, les examina de la même manière ; et comme le capitaine était le plus gras de tout l’équipage, il le tint d’une main, ainsi que j’aurais tenu un moineau, et lui passa une broche au travers du corps ; ayant ensuite allumé un grand feu, il le fit rôtir, et le mangea à son souper dans l’appartement où il s’était retiré. Ce repas achevé, il revint sous le vestibule où il se coucha, et s’endormit en ronflant d’une manière plus bruyante que le tonnerre. Son sommeil dura jusqu’au lendemain matin. Pour nous, il ne nous fut pas possible de goûter la douceur du repos, et nous passâmes la nuit dans la plus cruelle inquiétude dont on puisse être agité. Le jour étant venu, le géant se réveilla, se leva, sortit, et nous laissa dans le palais.
« Lorsque nous le crûmes éloigner, nous rompîmes le triste silence que nous avions gardé toute la nuit, et nous affligeant tous comme à l’envi l’un de l’autre, nous fîmes retentir le palais de plaintes et de gémissements. Quoique nous fussions en assez grand nombre, et que nous n’eussions qu’un seul ennemi, nous n’eûmes pas d’abord la pensée de nous délivrer de lui par sa mort. Cette entreprise, bien que fort difficile à exécuter, était pourtant celle que nous devions naturellement former.

« Nous délibérâmes sur plusieurs autres partis, mais nous ne nous déterminâmes à aucun ; et nous soumettant à ce qu’il plairait à Dieu d’ordonner de notre sort, nous passâmes la journée à parcourir l’isle, en nous nourrissant de fruits et de plantes comme le jour précédent. Sur le soir, nous cherchâmes quelqu’endroit à nous mettre à couvert ; mais nous n’en trouvâmes point, et nous fûmes obligés malgré nous de retourner au palais.

« Le géant ne manqua pas d’y revenir et de souper encore d’un de nos compagnons ; après quoi il s’endormit et ronfla jusqu’au jour qu’il sortit, et nous laissa comme il avait déjà fait. Notre condition nous parut si affreuse, que plusieurs de nos camarades furent sur le point d’aller se précipiter dans la mer, plutôt que d’attendre une mort si étrange ; et ceux-là excitaient les autres à suivre leur conseil. Mais un de la compagnie prenant alors la parole : « Il nous est défendu, dit-il, de nous donner nous-mêmes la mort ; et quand cela serait permis, n’est-il pas plus raisonnable que nous songions au moyen de nous défaire du barbare qui nous destine un trépas si funeste ? »

« Comme il m’était venu dans l’esprit un projet sur cela, je le communiquai à mes camarades, qui l’approuvèrent. « Mes frères, leur dis-je alors, vous savez qu’il y a beaucoup de bois le long de la mer ; si vous m’en croyez, construisons plusieurs radeaux qui puissent nous porter ; et lorsqu’ils seront achevés, nous les laisserons sur la côte jusqu’à ce que nous jugions à propos de nous en servir. Cependant, nous exécuterons le dessein que je vous ai proposé pour nous délivrer du géant ; s’il réussit, nous pourrons attendre ici avec patience qu’il passe quelque vaisseau qui nous retire de cette isle fatale ; si au contraire nous manquons notre coup, nous gagnerons promptement nos radeaux, et nous nous mettrons en mer. J’avoue qu’en nous exposant à la fureur des flots sur de si fragiles bâtiments, nous courons risque de perdre la vie ; mais quand nous devrions périr, n’est-il pas plus doux de nous laisser ensevelir dans la mer, que dans les entrailles de ce monstre, qui a déjà dévoré deux de nos compagnons ? » Mon avis fut goûté de tout le monde, et nous construisîmes des radeaux capables de porter trois personnes.

« Nous retournâmes au palais vers la fin du jour, et le géant y arriva peu de temps après nous. Il fallut encore nous résoudre à voir rôtir un de nos camarades. Mais enfin, voici de quelle manière nous nous vengeâmes de la cruauté du géant. Après qu’il eut achevé son détestable souper, il se coucha sur le dos et s’endormit. D’abord que nous l’entendîmes ronfler selon sa coutume, neuf des plus hardis d’entre nous, et moi, nous prîmes chacun une broche, nous en mîmes la pointe dans le feu pour la faire rougir, et ensuite nous la lui enfonçâmes dans l’œil en même temps, et nous le lui crevâmes.

« La douleur que sentit le géant, lui fit pousser un cri effroyable. Il se leva brusquement, et étendit les mains de tous côtés pour se saisir de quelqu’un de nous, afin de le sacrifier à sa rage ; mais nous eûmes le temps de nous éloigner de lui, et de nous jeter contre terre dans des endroits où il ne pouvait nous rencontrer sous ses pieds. Après nous avoir cherchés vainement, il trouva la porte à tâtons, et sortit avec des hurlements épouvantables…

Scheherazade n’en dit pas davantage cette nuit ; mais la nuit suivante, elle reprit ainsi cette histoire.

Le conte suivant : Quatrième voyage de Sindbad le marin