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Troisième voyage de Sindbad le marin

 La soixante-sixième nuit

« NOUS sortîmes du palais après le géant, poursuivit Sindbad, et nous nous rendîmes au bord de la mer dans l’endroit où étaient nos radeaux. Nous les mîmes d’abord à l’eau, et nous attendîmes qu’il fît jour pour nous jeter dessus, supposé que nous vissions le géant venir à nous avec quelque guide de son espèce ; mais nous nous flattions que s’il ne paraissait pas lorsque le soleil serait levé, et que nous n’entendissions plus ses hurlements que nous ne cessions pas d’ouïr, ce serait une marque qu’il aurait perdu la vie ; et en ce cas, nous nous proposions de rester dans l’isle, et de ne pas nous risquer sur nos radeaux. Mais à peine fut-il jour, que nous aperçûmes notre cruel ennemi, accompagné de deux géants à-peu-près de sa grandeur qui le conduisaient, et d’un assez grand nombre d’autres encore qui marchaient devant lui à pas précipités.
« À cet objet, nous ne balançâmes point à nous jeter sur nos radeaux, et nous commençâmes à nous éloigner du rivage à force de rames. Les géants, qui s’en aperçurent, se munirent de grosses pierres, accoururent sur la rive, entrèrent même dans l’eau jusqu’à la moitié du corps, et nous les jetèrent si adroitement, qu’à la réserve du radeau sur lequel j’étais, tous les autres en furent brisés, et les hommes qui étaient dessus, se noyèrent [1].
Pour moi et mes deux compagnons, comme nous ramions de toutes nos forces, nous nous trouvâmes les plus avancés dans la mer, et hors de la portée des pierres.
« Quand nous fûmes en pleine mer, nous devînmes le jouet du vent et des flots qui nous jetaient tantôt d’un côté et tantôt d’un autre, et nous passâmes ce jour-là et la nuit suivante dans une cruelle incertitude de notre destinée ; mais le lendemain, nous eûmes le bonheur d’être poussés contre une isle où nous nous sauvâmes avec bien de la joie. Nous y trouvâmes d’excellents fruits qui nous furent d’un grand secours pour réparer les forces que nous avions perdues.
« Sur le soir, nous nous endormîmes sur le bord de la mer ; mais nous fûmes réveillés par le bruit qu’un serpent, long comme un palmier, faisait de ses écailles en rampant sur la terre. Il se trouva si près de nous, qu’il engloutit un de mes deux camarades, malgré les cris et les efforts qu’il put faire pour se débarrasser du serpent, qui, le secouant à plusieurs reprises, l’écrasa contre terre, et acheva de l’avaler. Nous prîmes aussitôt la fuite, mon autre camarade et moi ; et quoique nous fussions assez éloignés, nous entendîmes quelque temps après un bruit qui nous fit juger que le serpent rendait les os du malheureux qu’il avait surpris. En effet, nous les vîmes le lendemain avec horreur. « Ô Dieu, m’écriai-je alors, à quoi sommes-nous exposés ! Nous nous réjouissions hier d’avoir dérobé nos vies à la cruauté d’un géant et à la fureur des eaux, et nous voilà tombés dans un péril qui n’est pas moins terrible. »
« Nous remarquâmes, en nous promenant, un gros arbre fort haut, sur lequel nous projetâmes de passer la nuit suivante pour nous mettre en sûreté. Nous mangeâmes encore des fruits comme le jour précédent ; et à la fin du jour, nous montâmes sur l’arbre. Nous entendîmes bientôt le serpent, qui vint en sifflant jusqu’au pied de l’arbre où nous étions. Il s’éleva contre le tronc, et rencontrant mon camarade qui était plus bas que moi, il l’engloutit tout d’un coup, et se retira.
« Je demeurai sur l’arbre jusqu’au jour, et alors j’en descendis plus mort que vif. Effectivement je ne pouvais attendre un autre sort que celui de mes deux compagnons ; et cette pensée me faisant frémir d’horreur, je fis quelques pas pour m’aller jeter dans la mer ; mais comme il est doux de vivre le plus longtemps qu’on peut, je résistai à ce mouvement de désespoir, et me soumis à la volonté de Dieu, qui dispose à son gré de notre vie.
« Je ne laissai pas toutefois d’amasser une grande quantité de menu bois, de ronces et d’épines sèches. J’en fis plusieurs fagots que je liai ensemble, après en avoir fait un grand cercle autour de l’arbre, et j’en liai quelques-uns en travers par-dessus pour me couvrir la tête. Cela étant fait, je m’enfermai dans ce cercle à l’entrée de la nuit, avec la triste consolation de n’avoir rien négligé pour me garantir du cruel sort qui me menaçait. Le serpent ne manqua pas de revenir et de tourner autour de l’arbre, cherchant à me dévorer ; mais il n’y put réussir, à cause du rempart que je m’étais fabriqué, et il fit en vain jusqu’au jour le manège d’un chat qui assiégé une souris dans un asile qu’il ne peut forcer. Enfin, le jour étant venu, il se retira ; mais je n’osai sortir de mon fort que le soleil ne parût.
« Je me trouvai si fatigué du travail qu’il m’avait donné, j’avais tant souffert de son haleine empestée, que la mort me paraissant préférable à cette horreur, je m’éloignai de l’arbre ; et sans me souvenir de la résignation où j’étais le jour précédent, je courus vers la mer dans le dessein de m’y précipiter la tête la première…
À ces mots, Scheherazade voyant qu’il était jour, cessa de parler. Le lendemain, elle continua cette histoire, et dit au sultan :

Notes

[1Ce conte est une imitation évidente de Polyphème. Voy. l’Odyssée, chant IX

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