La soixante-dix-septième nuit
SIRE, Sindbad, poursuivant son troisième voyage : » Dieu, dit-il, fut touché de mon désespoir : au moment où j’allais me jeter dans la mer, j’aperçus un navire assez éloigné du rivage. Je criai de toute ma force pour me faire entendre, et je dépliai la toile de mon turban pour qu’on me remarquât. Cela ne fut pas inutile : tout l’équipage m’aperçut, et le capitaine m’envoya la chaloupe. Quand je fus à bord, les marchands et les matelots me demandèrent avec beaucoup d’empressement par quelle aventure je m’étais trouvé dans cette isle déserte ; et après que je leur eus raconté tout ce qui m’était arrivé, les plus anciens me dirent, qu’ils avoient plusieurs fois entendu parler des géants qui demeuraient dans cette isle, qu’on leur avait assuré que c’étaient des anthropophages, et qu’ils mangeaient les hommes crus aussi bien que rôtis. À l’égard des serpents, ils ajoutèrent qu’il y en avait en abondance dans cette isle ; qu’ils se cachaient le jour, et se montraient la nuit. Après qu’ils m’eurent témoigné qu’ils avoient bien de la joie de me voir échappé à tant de périls, comme ils ne doutaient pas que je n’eusse besoin de manger, ils s’empressèrent de me régaler de ce qu’ils avoient de meilleur ; et le capitaine, remarquant que mon habit était tout en lambeaux, eut la générosité de m’en faire donner un des siens.
« Nous courûmes la mer quelque temps ; nous touchâmes à plusieurs isles, et nous abordâmes enfin à celle de Salahat, d’où l’on tire le sandal, qui est un bois de grand usage dans la médecine. Nous entrâmes dans le port, et nous y mouillâmes. Les marchands commencèrent à faire débarquer leurs marchandises pour les vendre ou les échanger. Pendant ce temps-là, le capitaine m’appela et me dit : « Frère, j’ai en dépôt des marchandises qui appartenaient à un marchand qui a navigué quelque temps sur mon navire. Comme ce marchand est mort, je les fais valoir, pour en rendre compte à ses héritiers lorsque j’en rencontrerai quelqu’un. » Les ballots dont il entendait parler, étaient déjà sur le tillac. Il me les montra, en me disant : « Voilà les marchandises en question ; j’espère que vous voudrez bien vous charger d’en faire commerce, sous la condition du droit dû à la peine que vous prendrez. » J’y consentis, en le remerciant de ce qu’il me donnait occasion de ne pas demeurer oisif.
« L’écrivain du navire enregistrait tous les ballots avec les noms des marchands à qui ils appartenaient. Comme il eut demandé au capitaine sous quel nom il vouloit qu’il enregistrât ceux dont il venait de me charger : « Écrivez, lui répondit le capitaine, sous le nom de Sindbad le Marin. » Je ne pus m’entendre nommer sans émotion ; et envisageant le capitaine, je le reconnus pour celui qui, dans mon second voyage, m’avait abandonné dans l’isle où je m’étais endormi au bord d’un ruisseau, et qui avait remis à la voile sans m’attendre ou me faire chercher. Je ne me l’étais pas remis d’abord, à cause du changement qui s’était fait en sa personne depuis le temps que je ne l’avais vu.
« Pour lui, qui me croyait mort, il ne faut pas s’étonner s’il ne me reconnut pas.
« Capitaine, lui dis-je, est-ce que le marchand à qui étaient ces ballots, s’appelait Sindbad ? »
« Oui, me répondit-il, il se nommait de la sorte, il était de Bagdad, et s’était embarqué sur mon vaisseau à Balsora. Un jour que nous descendîmes dans une isle pour faire de l’eau et prendre quelques rafraîchissements, je ne sais par quelle méprise je remis à la voile sans prendre garde qu’il ne s’était pas embarqué avec les autres. Nous ne nous en aperçûmes, les marchands et moi, que quatre heures après. Nous avions le vent en poupe, et si frais, qu’il ne nous fut pas possible de revirer de bord pour aller le reprendre. » « Vous le croyez donc mort, repris-je ? »
« Assurément, repartit-il. »
« Hé bien, capitaine, lui répliquai-je, ouvrez les yeux, et connaissez ce Sindbad que vous laissâtes dans cette isle déserte. Je m’endormis au bord d’un ruisseau, et quand je me réveillai, je ne vis plus personne de l’équipage. »
À ces mots, le capitaine s’attacha à me regarder…
Scheherazade, en cet endroit, s’apercevant qu’il était jour, fut obligée de garder le silence. Le lendemain, elle reprit ainsi le fil de sa narration :