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Attaf ou L’Homme généreux

Giafar fut on ne peut plus étonné de ce qu’il venait d’apprendre. « Puisqu’il est ainsi, dit-il après un moment de réflexion, quoique selon les lois vous ne soyez plus à Attaf, mais à moi, je vous regarde comme n’ayant pas cessé d’appartenir à mon ami, et j’aurai pour vous les égards et le respect que j’aurais pour ma mère ou ma sœur. Après être partie avec moi et avoir ici passé la nuit, vous ne pouvez retourner auprès d’Attaf, sans donner lieu à des soupçons injurieux pour votre honneur et le sien. Il vaut mieux venir jusqu’à Bagdad. Vous recevrez sur la route les honneurs qu’on a coutume de rendre à l’épouse du premier visir, et vous profiterez des présents qu’on viendra vous offrir. Arrivé à Bagdad, je vous donnerai un palais, des esclaves, des eunuques, des habillements de toute espèce, et une pension convenable à mon rang. Tout cela vous appartiendra, et vous pourrez en disposer quand les circonstances nous auront appris le parti qu’il conviendra de prendre. En attendant, soyez sans la moindre inquiétude, et reposez-vous sur ma délicatesse du soin de ménager la vôtre. La passion que j’avois d’abord conçue pour vous a pris tout-à-coup un caractère différent, et s’est changée en une tendresse fraternelle aussi forte que mon amour était ardent. »
En achevant ces mots, Giafar s’éloigna de Zalica, et se retira dans sa tente. On se remit en route le lendemain matin. Toutes les villes par lesquelles on passait, s’empressaient de venir rendre hommage à celle qu’on regardait comme l’épouse du premier visir, et de lui apporter des présents. Giafar lui donna en arrivant à Bagdad un palais magnifiquement meublé, qui dépendait de son sérail ; il mit auprès d’elle un grand nombre d’eunuques et d’esclaves ; lui fit présent de bijoux précieux, de riches habillements, et n’oublia rien de ce qui pouvait la flatter et l’amuser.
Giafar avoit tout lieu d’espérer que la colère du calife serait apaisée, et que le récit des aventures qui lui étoient arrivées pendant son exil, pourrait le faire rentrer dans les bonnes grâces de son maître. « D’où viens-tu, lui dit Haroun en le voyant ? Et où as-tu été depuis que je t’ai ordonné de t’éloigner de ma présence ? » « J’ai été à Damas, répondit Giafar. » « Chez qui as-tu demeuré, lui demanda le calife ? » « Chez Attaf, répondit le visir. » Giafar raconta ensuite au calife tout ce qui s’était passé entre lui et Attaf.
Lorsque Giafar eut achevé, le calife appela Mesrour, lui remit une clef, et lui dit d’aller chercher le livre qu’il avait lu devant lui et son visir quelques mois auparavant. Mesrour ayant apporté le livre, le calife le présenta à Giafar, qui vit avec étonnement qu’il renfermait tout ce qui lui était arrivé depuis son départ de Bagdad jusqu’au moment où il s’était séparé d’Attaf près de Cobbat alasafir.
« Ferme le livre, lui dit alors le calife ; je te ferai lire la suite lorsque les événements qu’elle contient seront accomplis. Jusqu’ici tu as éprouvé tout ce qui y est prédit. Tu vois donc que j’avois raison de te dire de ne paraître devant moi que lorsque tu pourrais répondre toi-même à la question que tu me faisais, et me dire ce que j’avois lu. Tu vois aussi pourquoi je pleurais, et riais alternativement ; je partageais la peine et la satisfaction que tes diverses aventures t’ont fait éprouver successivement. »
Le calife reprit alors le livre, et dit à Mesrour de le remettre dans l’armoire. « Retire-toi maintenant chez toi, dit-il ensuite à Giafar, et reprends les fonctions de ta place ; ma colère n’était qu’une colère feinte ; je voulais éprouver la vérité des prédictions renfermées dans ce livre. Je te rends toute mon amitié ; et ton obéissance dans cette circonstance, n’a fait qu’augmenter mon attachement pour toi.
Cependant Attaf ayant passé la nuit en prison, fut conduit le lendemain devant le cadi, qui lui demanda si c’étoit lui qui avoit tué l’homme près duquel il avoit été trouvé couvert de sang ? « C’est moi qui l’ai tué, répondit Attaf. » « L’avez-vous fait de propos délibéré ? » « Oui. » « Jouissez-vous de toute votre raison ? » « Oui. » « Quel est votre nom ? » « Attaf. »
Le cadi envoya aussitôt faire le rapport de cette affaire au mufti, qui prononça la sentence. Le greffier dressa le procès-verbal, et envoya les pièces du procès au premier visir. L’ordre de mettre la sentence à exécution fut bientôt expédié, et Attaf conduit au pied de la potence.
Le grand visir, accompagné d’une suite nombreuse, passa par hasard en ce moment près du lieu où alloit se faire l’exécution. L’officier qui devoit y présider, ayant aperçu le grand visir, courut au-devant de lui, pour lui rendre ses devoirs.
« Quelle est cette exécution qui attire tant de monde, lui demanda Giafar ? » « Nous allons, répondit l’officier, pendre cet habitant de Damas qui a assassiné un homme. » « Quel est cet habitant de Damas, reprit Giafar ? » « C’est un nommé Attaf, dit l’officier. »
À ce nom, Giafar jeta un grand cri, et commanda qu’on lui amenât Attaf. L’officier courut, délia la corde qui étoit déjà attachée au cou d’Attaf, et l’amena à Giafar qui le reconnut, malgré l’état affreux dans lequel il étoit, et se jeta à son cou. Attaf reconnut de son côté Giafar, et le serra dans ses bras.
« Que veut dire ceci, mon cher Attaf, dit le visir en pleurant ? » « Ma liaison avec vous, répondit Attaf, m’a conduit jusqu’ici de malheur en malheur. » À ces mots, ils tombèrent l’un sur l’autre sans connoissance. On les releva ; et après qu’ils eurent repris leurs esprits, Giafar fit conduire Attaf aux bains. Il lui envoya un magnifique habillement, et le fit venir dans son palais.
On servit d’abord à Attaf les rafraîchissemens et la nourriture dont il avoit besoin. Giafar le pria ensuite de lui apprendre tout ce qui lui étoit arrivé depuis leur séparation près de Cobbat alasafir.
Attaf lui raconta la perfidie d’Abdalmalek, le stratagème du geolier qui l’avoit mis en liberté, la manière dont il avoit été dépouillé près de Bagdad, la tentative inutile qu’il avoit faite pour lui faire savoir ses malheurs, comment il avoit passé les sept jours de réjouissances publiques, ce qui l’avoit obligé de sortir de la Mosquée, enfin comment il avoit été arrêté et pris pour un assassin.
Giafar raconta de son côté à Attaf de quelle manière il avoit appris que Zalica étoit son épouse. Il le conduisit aussitôt auprès d’elle, la lui rendit, et les laissa seuls.
Zalica fit éclater sa joie en revoyant Attaf. Elle se laissa tomber dans ses bras, et lui répéta plusieurs fois : « N’est-ce point ici un songe ? Est-ce bien vous que je vois, mon cher Attaf ? « Ces deux époux se racontèrent mutuellement leurs aventures. Zelica vanta beaucoup à son mari la manière généreuse dont Giafar s’étoit conduit avec elle, et elle lui fit le détail des honneurs et des présens qu’elle avoit reçus.
Le lendemain Giafar se rendit de bonne heure auprès du calife, et lui raconta l’histoire d’Attaf.
« Assurément, dit le calife lorsque Giafar eut fini, voilà une histoire des plus extraordinaires. » Le calife appela en même temps Mesrour, et lui ordonna d’apporter le livre qu’il lui avoit demandé quelques jours auparavant. Mesrour ayant apporté le livre, le calife le fit donner à Giafar, et lui dit de lire. Giafar y lut tout ce qui était arrivé à Attaf.
« Tu vois, dit alors le calife à Giafar, combien ce livre est merveilleux, et comme il mérite d’être gardé précieusement ! Assuré que les événements qui y sont annoncés ne pouvaient manquer d’arriver, je t’ai ordonné de ne pas paraître devant moi avant de savoir toi-même ce qu’il renfermait. Tu es parti, tu t’es abandonné à la destinée ; les événements se sont développés, et tu as tout appris, ou par toi-même, ou de la bouche d’Attaf. L’idée de ce que vous deviez souffrir l’un et l’autre devait naturellement m’affliger ; et j’avois quelque raison de rire, en pensant qu’il dépendait de moi de retenir ou de précipiter le cours de tant d’incidents. Ta curiosité, le jugement peu favorable que tu portais de ce livre, ont provoqué l’ordre que je t’ai donné de t’éloigner de moi, et dès-lors vous deviez nécessairement éprouver tous les deux ce que vous avez éprouvé. »
Le calife voulut ensuite voir Attaf, et commanda qu’on l’amenât. Attaf se prosterna devant lui, et fit des vœux pour la durée et la prospérité de son règne. Le calife lui demanda ce qu’il desiroit qu’il lui accordât ?
« Commandeur des croyans, dit Attaf, pardonnez à Abdalmalek. » « Comment, reprit le calife, tu demandes grâce pour lui, après qu’il a voulu te faire périr ? » « Ce n’est pas sa faute, repartit Attaf, mais la faute de ceux qui l’ont trompé, et l’ont excité contre moi par leurs perfides suggestions. Quant à moi, je lui pardonne de bon cœur, et je donne au geolier tout ce qui m’appartient. Confirmez, je vous prie, cette donation ; et pour empêcher qu’Abdalmalek ne soit trompé par la suite, accordez à ce geolier le droit de reviser tout ce que fera le gouverneur, et que rien ne se fasse dorénavant à Damas sans que mon libérateur y appose le sceau que vous voudrez bien lui envoyer. » Le calife consentit sans peine à ce qu’Attaf lui demandoit ; et ses ordres furent remis à un courrier qui partit sur-le-champ pour Damas.
Le bruit s’était répandu dans Damas qu’Attaf étoit allé à Bagdad pour porter ses plaintes au calife. On ne doutait pas qu’Abdalmalek ne payât de sa tête le crime dont il s’était rendu coupable. On craignait même que toute la ville ne ressentît les effets de la colère d’Haroun Alraschid, et l’on attendait avec impatience des nouvelles de la capitale de l’empire. Tout le peuple alla au-devant du courrier, et fit éclater sa joie lorsqu’il fut instruit du contenu de ses dépêches.
Le gouverneur s’estima fort heureux d’avoir obtenu son pardon, et fit remettre au geolier le sceau que lui envoyait le calife, ainsi que la donation qui lui assurait tous les biens et toutes les richesses d’Attaf. Le geolier, fort étonné de son élévation, écrivit à Attaf pour lui témoigner sa reconnaissance.
Giafar se chargea de dédommager son hôte et son ami. Attaf, par ses soins, se trouva bientôt dix fois plus riche qu’il n’était auparavant.

Scheherazade venait d’achever l’histoire d’Attaf, et le jour qui paraissait ne lui permettait pas d’en commencer une autre. « Ma sœur, lui dit Dinarzade, je vous ai souvent entendu parler des anciens héros de l’Arabie, et de leurs aventures merveilleuses ; je m’étonne que vous n’en ayez encore raconté aucune au sultan. » « Ma sœur, reprit Scheherazade, je me propose, si le sultan veut bien prolonger encore ma vie, de lui raconter demain l’histoire du prince Habib et de la belle Dorrat Algoase. » Le sultan Schahriar ayant témoigné qu’il écouterait volontiers celle histoire, Scheherazade la commença le lendemain en ces termes :

Le conte suivant : Histoire du prince Habib et de Dorrat Algoase