La nuit suivante se passa dans les plaisirs. Tonte la ville et les maisons de campagne des environs étaient illuminées. Les grands et le peuple étaient également enchantés de la présence du grand visir, et du mariage qu’il venait de contracter à Damas.
Le lendemain, Giafar fit annoncer qu’il se mettrait en marche sur les trois heures après-midi. Abdallah eut soin de tout préparer pour le départ de sa fille, et la fit monter dans une litière magnifique. À l’heure indiquée, les trompettes donnèrent le signal. Giafar s’avança, accompagné du gouverneur et des principaux de la ville. Derrière eux venait la litière de la nouvelle mariée, environnée de ses femmes et de ses esclaves. Le reste du cortège marchait ensuite.
Lorsqu’on fut arrivé à l’endroit appelé Cobbal alasafir, il ne voulut pas souffrir qu’on l’accompagnât plus loin. Il congédia le gouverneur et les principaux de Damas, et les remercia des témoignages d’attachement qu’ils lui avoient donnés.
Le gouverneur de Damas, et ceux qui l’accompagnaient, rencontrèrent, en revenant à la ville, Attaf qui allait faire ses adieux au premier visir. On se salua de part et d’autre, et le gouverneur dit à Attaf : « Nous venons de reconduire le premier visir, et vous ne faites que de sortir. » « Je ne croyais pas, répondit Attaf, qu’il dût partir aussi promptement. Quand j’ai su qu’il était monté à cheval, j’ai rassemblé quelques-uns de mes gens, et je vais pour le joindre. » « En vous hâtant, vous le trouverez encore, reprit le gouverneur, près de Cobbal alasafir. »
Attaf fit faire diligence à sa petite troupe, et joignit bientôt Giafar. Il descendit de cheval, s’approcha du premier visir, et lui dit : « Je rends grâce à Dieu qui a rendu le calme et la joie à votre âme en vous donnant l’objet de vos désirs. »
« Mon cher Attaf, répondit Giafar, c’est à toi que je dois mon bonheur : j’espère reconnoître bientôt le service important que tu m’as rendu. Je ne t’ai causé, jusqu’ici, que trop de peines et d’embarras ; retourne sur tes pas, je ne veux pas que tu passes une nuit hors de ton palais. » Attaf, craignant de se rendre importun, ou de désobliger le premier visir en l’accompagnant plus loin, lui souhaita un heureux voyage, et reprit le chemin de Damas.
Cependant les ennemis qu’Attaf avait auprès du gouverneur, cherchèrent à profiter de la circonstance pour le perdre. « Savez-vous, dit l’un d’eux nommé Hassan, à Abdalmalek, pourquoi Attaf est parti si tard pour aller faire ses adieux au grand visir ? » « Pourquoi, répondit le gouverneur ? » « C’est, reprit Hassan, pour se trouver seul avec lui, et pouvoir l’entretenir plus librement ; car le grand visir a passé chez lui plusieurs mois incognito. C’est peut-être aussi pour voir encore une fois sa femme, qu’Attaf se rend après vous auprès de Giafar. »
« De quelle femme voulez-vous parler, dit le gouverneur ? » « De la femme d’Attaf, reprit Hassan ; de cette jeune femme qu’il a répudiée pour la donner au grand visir. » « Comment, dit le gouverneur, seroit-ce la belle Zalica, la plus jeune des femmes d’Attaf, celle qu’il aimoit plus que toutes les autres ? » « C’est elle-même, reprit Hassan : cette séparation a dû coûter à Attaf ; mais que ne fait-on pas pour satisfaire son ambition ! Il espère que le grand visir, pour prix de cette complaisance, lui fera donner le gouvernement de Damas. »
Ces discours perfides produisirent sur l’esprit du gouverneur de Damas l’effet qu’attendaient les ennemis d’Attaf. Il conçut une violente jalousie contre lui, et résolut de s’en défaire sur-le-champ. Dans ce dessein, il fit cacher, pendant la nuit, dans le jardin d’Attaf, le corps d’un homme qui venoit d’être assassiné. Le lendemain, après quelques perquisitions, faites seulement pour la forme, dans divers endroits, on entra chez Attaf.
L’officier de police, chargé de cette commission, était instruit de tout et dévoué au gouverneur. Le cadavre fut bientôt trouvé. On se saisit de la personne d’Attaf, on l’amena devant Abdalmalek. Il feignit le plus grand étonnement en voyant paraître Attaf conduit par l’officier de police, et parut fort attentif au rapport que lui fit cet officier.
« Savez-vous, dit ensuite Abdalmalek à Attaf, qui a tué l’homme dont on a trouvé le corps dans votre jardin ? » « C’est moi qui l’ai tué, répondit Attaf. » « Que vous avait-il fait, continua le gouverneur, et pourquoi l’avez vous tué ? » « Seigneur, reprit Attaf, il est inutile de me faire ces questions. Si je me reconnais coupable de ce meurtre, vous devez penser que c’est pour payer seul l’amende, empêcher que mes voisins ne soient inquiétés et obligés d’en payer une partie. »
« Je ne me contente pas, reprit vivement le gouverneur, de punir le meurtre par une simple amende. Je prétends suivre exactement la loi, et juger selon ce précepte divin [8] : « Âme pour âme. »
Le gouverneur se tournant alors du coté de l’assemblée, interpella plusieurs de ceux qui étaient présents de déposer ce qu’ils venaient d’entendre dire à Attaf. Tous déposèrent qu’Attaf s’était reconnu coupable du meurtre. « Attaf, leur demanda ensuite le gouverneur, jouit-il de toute sa raison, ou a-t-il l’esprit aliéné ? » Tous attestèrent qu’Attaf jouissait de toute sa raison. Le gouverneur dit alors aux juges :
« Vous avez entendu les déclarations des témoins, et l’aveu fait par le coupable ; appliquez la peine portée par la loi, et prononcez la sentence. »
Les juges ne purent s’empêcher de condamner à mort Attaf, d’après sa déclaration. On fit lecture de la sentence, et le gouverneur envoya aussitôt chercher le bourreau.
Toute l’assemblée était consternée. Le peuple bientôt instruit de cet événement, accourait en foule, et murmurait hautement. Le gouverneur crut qu’il était prudent de ne pas faire exécuter publiquement Attaf. Il parut se rendre aux instances de ceux qui l’entouraient, et commanda qu’on le conduisît en prison ; mais en même-temps il fit dire secrètement au geolier qu’il enverrait étrangler ce prisonnier la nuit suivante.
Le geolier étoit attaché à Attaf, dont il avait plus d’une fois éprouvé la bienfaisance. Il fut révolté de la conduite du gouverneur, qui lui parut l’effet de la haine et de la jalousie. Il ne douta pas que, si le calife était instruit de cette affaire, il ne reconnût l’innocence d’Attaf, et ne punît le gouverneur. Il résolut donc d’exposer sa vie pour sauver celle de son bienfaiteur et lui donner les moyens de faire entendre ses plaintes.
Dans cette intention, le geôlier s’approcha d’Attaf, et lui fit part de ce qu’il venoit d’apprendre. « J’attends tranquillement la mort, répondit Attaf ; je voulais obliger mes voisins, et les dispenser de payer l’amende. Le service que je leur ai rendu est cause de ma mort. Je dois adorer les décrets de Dieu, et me soumettre à ma destinée. » « Que dites-vous, reprit le geôlier ? Je veux vous sauver, et sacrifier, s’il le faut, ma vie pour racheter la vôtre. Je vais d’abord briser vos chaînes ; ensuite je me ferai plusieurs blessures au visage, je déchirerai mes habits, et je m’arracherai la barbe ; vous me mettrez ce tampon dans la bouche, vous sortirez de la prison, et vous vous éloignerez promptement. »
Attaf accepta les offres du geolier, et le remercia, en pleurant, de sa générosité. Il sortit de prison quand tout fut exécuté, et prit aussitôt le chemin de Bagdad.
Cependant le gouverneur de Damas, empressé de se défaire d’Attaf, se rendit à la prison vers le milieu de la nuit, accompagné seulement du bourreau. Quelle fut sa surprise, lorsqu’il vit la porte ouverte, le geolier tout couvert de sang, la barbe arrachée, les habits déchirés, et levant les mains au ciel sans pouvoir parler ! Il fit ôter le tampon qu’il avait dans la bouche, et lui demanda qui l’avait mis dans cet état ?
« Seigneur, répondit le geôlier, il y a environ une heure qu’une troupe de scélérats ont brisé la porte de la prison, et se sont jetés sur moi. J’ai crié de toutes mes forces, et j’ai appelé au secours : ils m’ont mis ce tampon dans la bouche, et m’ont assommé de coups. Tandis qu’une partie de ces scélérats me traitait ainsi, les autres ont brisé les fers d’Attaf, et l’ont emmené avec eux. Ils avoient tous le visage barbouillé de noir et de rouge, et ressemblaient à des démons ; de façon qu’il m’a été impossible d’en reconnaître aucun. »
Le gouverneur, au désespoir de voir sa victime lui échapper, ne savait s’il devait ajouter foi au rapport du geolier, et demanda au bourreau ce qu’il pensait de cet événement ? Celui-ci lui dit que le geolier occupait depuis longtemps cette place, dans laquelle il avoit succédé à son père, et que jamais il n’avait laissé échapper aucun prisonnier.
Le gouverneur, pour punir le geolier, se contenta de lui ôter sa place. De retour dans son palais, il envoya de différents côtés des cavaliers à la poursuite d’Attaf. Ceux-ci, après avoir battu de tous côtés la campagne, revinrent au bout de plusieurs jours, sans avoir pu apprendre aucune nouvelle de celui qu’ils cherchaient.
Cependant Attaf, après une marche longue et pénible à travers des déserts et des chemins détournés, n’était plus qu’à quelques journées de chemin de Bagdad, lorsqu’il fut attaqué par des brigands qui lui ôtèrent tout ce qu’il avait sur lui. II continua ainsi sa route, et arriva dans ce pitoyable état à la ville. Il demanda le palais du grand visir, et s’y rendit ; mais, lorsqu’il voulut entrer, on le repoussa. Comme il se tenait à la porte, il vit passer un vieillard d’une figure respectable, et lui demanda s’il avait une écritoire et un calam [9] ? « Oui, lui répondit le vieillard, et je vais écrire pour vous, si vous voulez. » « Je vous remercie, répartit Attaf, je vais écrire moi-même. » Il prit l’écritoire, et mit par écrit à Giafar tout ce qui venait de lui arriver. Il remercia ensuite le vieillard, en lui rendant son écritoire, et s’avança vers les gardes qui étaient à la porte, en priant l’un d’eux de remettre sa lettre au premier visir. Le garde la prit, et promit de la remettre sur-le-champ.
Au même instant, on entendit un grand bruit de tambours. Chacun se demandait ce que c’était. On apprit bientôt qu’il venait de naître un enfant au calife, et qu’on allait faire des réjouissances publiques pendant sept jours. Aussitôt, tout fut en mouvement dans le palais ; on allait, on venait, on se pressait de tous côtés.
Au milieu de ce tumulte, le soldat qui s’était chargé de la lettre d’Attaf, la laissa tomber ; une nouvelle garde vint se poster à la porte du palais ; on se saisit d’Attaf, et on le conduisit en prison. Peu après, le grand visir monta à cheval, et fit publier, dans toute la ville, l’ordonnance du calife pour les réjouissances publiques qui dévoient durer sept jours. Par cette même ordonnance, le calife rendait la liberté à tous les prisonniers.
Attaf, relâché avec les autres, vit bien qu’il ne pourrait pas informer facilement Giafar de ce qui le concernait, et qu’il fallait attendre pour cela une occasion favorable. Il trouva en sortant de prison toute la ville décorée et illuminée ; l’air retentissait du bruit des instruments de musique, et les rues étaient bordées, des deux côtés, de longues tables couvertes de mets de toute espèce. Attaf prit part aux repas publics, et passa ainsi les sept jours de réjouissances.
Le soir du septième jour, chacun se retira chez soi, fatigué de plaisir. Les rues devinrent aussi désertes qu’elles avoient été peuplées quelques heures auparavant, et le silence le plus profond succéda au bruit et au tumulte.
Attaf entra alors dans une mosquée pour y passer la nuit ; mais après qu’on eut fait la prière du soir, un des gardes de la mosquée s’approcha de lui, et lui dit de sortir, avant qu’on fermât la porte. « Laissez-moi, dit Attaf, passer la nuit dans un coin. » « Cela est impossible, répondit le gardien : hier, on nous a volé un tapis, et je ne veux pas que personne couche ici cette nuit. » « Je suis étranger, reprit Attaf , et ne connais personne dans cette ville ; donnez-moi l’hospitalité pour aujourd’hui seulement. » Le gardien ne voulut rien écouter, et obligea Attaf de sortir.
Dès qu’Attaf fut dans la rue, il se vit poursuivi par une multitude de chiens qui aboyaient après lui, tandis que les gardiens des marchés et des divers quartiers lui criaient de s’éloigner. Il aperçut une place couverte de débris et inhabitée, et voulut s’y cacher. En y arrivant, il rencontra sous ses pieds quelque chose qui le fit tomber. Il reconnut que c’était un cadavre, et se releva tout couvert de sang.
Dans ce moment même, le lieutenant de police passa par là avec ses gens. On se saisit d’Attaf, et on le mena en prison. Mais laissons, pour un moment, Attaf déplorant son malheureux sort, et retournons à Giafar que nous avons quitté près de Cobbat alasafir, faisant route vers Bagdad, avec la nombreuse suite que lui avait donné Attaf, et la jeune épouse dont il lui avait fait le sacrifice.
Après quelques heures de marche, Giafar s’arrêta dans un lieu commode, pour passer la nuit. Les domestiques chargés du soin des tentes, avoient pris les devants, et avoient dressé deux magnifiques pavillons, l’un pour Giafar, l’autre pour la nouvelle mariée.
Lorsque chacun fut retiré dans sa tente, Giafar empressé de se trouver seul avec la beauté pour laquelle il avait conçu une passion aussi violente, se rendit près de Zalica. Dès qu’elle l’aperçut, elle se cacha le visage de ses mains. Giafar la salua ; elle lui rendit humblement le salut, mais sans changer d’attitude.
« Pourquoi, lui dit Giafar, me dérober la vue de ces yeux qui m’ont si bien fait sentir leur pouvoir ? N’êtes-vous pas mon épouse ? » « Seigneur, répondit Zalica, si un prince aussi puissant que vous veut prendre la femme de celui qui lui a donné longtemps l’hospitalité, et qui a prodigué pour lui ses biens et ses richesses, je suis votre épouse, et même votre esclave. » « Que signifie ce discours, répliqua Giafar, vous n’êtes pas la femme d’Attaf ? »
« Je le fus, répartit Zalica, et je devrais l’être encore. Le mal dont vous fûtes atteint après m’avoir vue arroser des fleurs à une croisée, détermina Attaf à me répudier pour me donner à vous ; mais je pense que vous n’abuserez pas de la générosité de celui que je regarde toujours comme mon mari ; et c’est pour cela que je me cache devant vous le visage. »