SIRE, continua Sheherazade en s’adressant au sultan des Indes, il y avait à Damas, capitale de la Syrie, sous le règne du calife Haroun Alrashid, un seigneur nommé Attaf, si libéral et si généreux, qu’il égalait, et peut-être surpassait le célèbre Hatem de la tribu de Thay dont la générosité est tellement passée en proverbe, que son nom est devenu le nom même de la générosité [1] ; ce qui a fait dire à un poète Arabe que Hatem a fait perdre le nom à cette vertu.
Attaf eût pu faire perdre pareillement le nom à Hatem. Celui-ci, comme votre Majesté l’a souvent entendu raconter, faisait quelquefois tuer jusqu’à quarante chameaux pour régaler ses hôtes : un jour même n’ayant, par hasard, rien à offrir à un envoyé de l’empereur grec, il fit tuer pour lui son cheval, qui était d’un prix inestimable, et passait pour le plus beau cheval de toute l’Arabie [2].
Ce sacrifice était grand ; mais Attaf en fit encore un plus grand, lorsque, pour sauver la vie à un ami, il lui céda, comme votre Majesté le verra dans cette histoire, une épouse charmante, et à laquelle il était tendrement attaché.
Le calife Haroun ayant un jour l’esprit fatigué par la multitude des affaires dont il venait de s’occuper, et voulant se dissiper, appela son grand visir Giafar le Barmecide, Mesrour chef de ses eunuques, et passa avec eux dans une galerie qui renfermait une multitude d’objets rares et curieux. Un grand nombre de ces objets étaient exposés aux regards ; les autres étaient renfermés dans des coffres précieux, ou dans des armoires de bois de sandal. Le calife, sans s’arrêter à ceux qui frappaient le plus les yeux par leur magnificence, dit à Mesrour de lui ouvrir une armoire. Mesrour l’ouvrit, et s’éloigna un peu. L’armoire était remplie de livres dont la plupart renfermaient des secrets merveilleux, des prédictions étonnantes.
Haroun Alraschid prend un de ces livres, et lit les premières pages. Cette lecture l’attendrit : il répand quelques larmes ; mais bientôt il se met à rire ; peu après il recommence à pleurer, et puis à rire ; enfin, il pleure encore, et rit ensuite une troisième fois.
Giafar, attentif aux diverses sensations qu’éprouvait successivement le calife, ne put s’empêcher de lui dire : « Commandeur des croyants, quel est donc le sujet de ce livre, et pourquoi vous fait-il pleurer et rire presqu’en même temps, comme font ceux qui ont l’esprit aliéné ? Ce livre serait-il capable de troubler la raison la plus saine, l’esprit le plus solide et le plus judicieux qui soit au monde ? »
« Giafar, répondit le calife, j’excuse ta curiosité ; mais la comparaison que tu fais des diverses affections que je viens d’éprouver avec ce qui arrive aux fous, est déplacée et téméraire, et le jugement que tu portes de ce livre est entièrement faux. Pour t’apprendre quel est son mérite, et te faire voir que je ne suis pas fou, sors de ma présence, et ne parois devant moi que lorsque tu seras mieux instruit, et que tu pourras me dire toi-même le contenu de cet ouvrage. Tu sauras alors pourquoi j’ai pleuré et ri tout à-la-fois. Sors, te dis-je ; et si tu parois devant moi avant de connaître la raison de ce qui te paraît aujourd’hui singulier, et même ridicule, la mort la plus affreuse sera la punition de ton audace. » En disant ces mots le calife ferma le livre, le remit dans l’armoire, et en prit la clef.
L’arrêt que venait de prononcer le calife jeta le trouble et l’effroi dans l’ame de Giafar. Il sortit accablé de douleur, et se retira chez lui, marchant à pas lents, et réfléchissant à son aventure. « Quel affreux revers, disait-il, en lui-même ! Je perds mon rang, ma fortune, et me voilà banni pour toujours de la présence du calife ; car comment pouvoir deviner ce qu’il a lu, et les motifs qui ont fait couler ses pleurs et excité ses ris ? »
Giafar, plongé dans ces réflexions, allait entrer chez lui lorsque son père Iahia le Barmecide, déjà informé de ce qui venait de se passer, s’avance à sa rencontre, et lui dit :
« Mon fils, tu as eu le malheur de déplaire au calife ; mais il ne faut pas désespérer de recouvrer ses bonnes grâces, et de satisfaire à ce qu’il exige de toi. Cet événement a quelque chose d’extraordinaire et de merveilleux, qui permet d’augurer ce qu’on n’oseroit attendre dans une circonstance ordinaire ; mais le temps peut seul nous dévoiler ce mystère, et mettre fin à ta disgrâce. Aujourd’hui le destin veut que tu t’éloignes du calife ; pars sans différer, et prends le chemin de Damas. »
« Mon père, répondit Giafar, j’ai la plus grande confiance dans vos lumières et dans votre expérience. Je suis prêt à suivre votre conseil, et vais seulement dire adieu à ma femme. »
« Garde-toi, reprit Iahia, d’entrer dans ton palais : quitte à l’instant ces lieux, et obéis à l’arrêt du destin qui doit décider de ton sort, et qui a préparé les événements qui vont s’accomplir en toi. »
Giafar, docile aux avis de son père, monta aussitôt sur une mule qui se trouvoit à la porte de son palais, et prit le chemin de Damas. Après un voyage long et fatigant, pendant lequel il ne lui arriva rien de remarquable, il se trouva à la pointe du jour dans cette vallée délicieuse, appelée le Gouthah de Damas [3], qui s’étend à plus d’une journée de chemin à l’entour de la ville.
Quoique triste et inquiet, Giafar ne put voir, sans plaisir, ces lieux regardés avec raison comme le premier des quatre Ferdous, ou Paradis de l’Asie [4], et qui passent même pour avoir été autrefois le Paradis terrestre où fut placé le premier homme, lorsqu’il eut été formé de la terre grasse et féconde de cette contrée productrice. Giafar admirait ces campagnes riantes, arrosées par des rivières qui descendent de l’Anti-Liban, se partagent en plusieurs bras joints ensemble par une multitude infinie de canaux, et vont se décharger dans un lac immense ; ces prairies toujours vertes, émaillées de mille fleurs qu’un printemps perpétuel fait éclore ; ces arbres de toute espèce, chargés des fruits les plus beaux et les plus délicieux du monde.
Comme il approchoit l’après-midi de la ville, après avoir traversé la vallée des violettes [5], il vit venir à lui plusieurs personnes dont une l’invita, de la manière la plus polie, à mettre pied à terre. C’était Attaf, qui se promenait par hasard de ce côté-là avec plusieurs de ses amis, et qui, ayant reconnu de loin Giafar, s’était empressé de venir à sa rencontre.
Giafar descendit de sa mule : on se salua réciproquement ; et, après les compliments d’usage, Attaf invita la compagnie à venir se reposer dans son palais, qui était peu éloigné et situé à l’entrée de la ville. On entra dans une salle magnifique dont les murs étaient revêtus de marbre. Elle était ornée de tapis précieux et de sofas recouverts des plus riches étoffes. Au milieu était un grand bassin d’où jaillissait un jet-d’eau qui allait presque frapper le fond d’un dôme construit au-dessus.
Au bout d’environ une heure, on servit un repas composé d’un grand nombre de mets les plus exquis et les plus délicats. On apporta ensuite des bassins et des aiguières pour laver les mains. Une troupe de musiciens entra dans la salle, et exécuta un très-beau concert, après lequel on servit le dessert, qui se termina par le café.
Les convives s’étant retirés, Attaf resté seul avec Giafar, le remercia de l’honneur qu’il lui faisait en logeant chez lui, et parut curieux de savoir quel était le motif de son voyage. Giafar ne fit aucune difficulté de s’ouvrir à Attaf, et lui raconta tout au long son aventure avec le calife Haroun Alraschid.
Attaf, touché de la confiance de Giafar, et sensible à sa disgrâce, l’exhorta à ne point trop s’affliger, et le pria de rester dans la maison où le hasard l’avait d’abord conduit, l’assurant qu’il y serait toujours le maître, et qu’il pourrait y demeurer dix ans, sans craindre de l’incommoder. En même temps Attaf fit dresser au milieu d’une sale un lit magnifique pour son hôte, et tout auprès un autre petit pour lui-même.
Giafar fut un peu surpris de cet arrangement, et demanda à Attaf s’il n’était pas marié. Attaf lui ayant répondu qu’il était marié : « Pourquoi, reprit Giafar, ne couchez-vous point auprès de votre épouse ? »
« Seigneur, repartit Attaf, mon épouse ne trouvera pas mauvais ce que je fais, et ne m’en aimera pas moins. Ne serait-il pas en effet malhonnête à moi, de laisser seule une personne aussi considérable que vous, et d’aller passer la nuit auprès de mon épouse ; de me lever ensuite demain matin, et de me rendre seul aux bains ? En agir ainsi serait, à mon sentiment, montrer un grand défaut de politesse, et manquer aux égards qu’on doit à un Seigneur aussi distingué. Assurément, tant que vous me ferez l’honneur d’habiter ma maison, je ne vous quitterai pas pour aller tenir compagnie à mon épouse ; mais je resterai auprès de vous jusqu’à ce que vous retourniez à Bagdad. »
Giafar ne put s’empêcher de remercier d’abord Attaf, et dit ensuite en lui-même : « Ceci est étonnant, et c’est pousser un peu loin la politesse et le désir de me faire honneur. »
Le lendemain matin, Giafar et Attaf se levèrent et allèrent ensemble au bain. Giafar, après s’être baigné, allait reprendre ses habits, mais Attaf lui en présenta d’autres plus magnifiques.
Au sortir du bain, ils trouvèrent à la porte des chevaux tout prêts. Ils montèrent à cheval, se promenèrent aux environs de la ville, visitèrent le tombeau appelé Cabr alsett, et passèrent ainsi la journée d’une manière qui aurait pu amuser Giafar dans une autre circonstance. Le jour suivant, ils allèrent se promener d’un autre côté.
Quatre mois s’écoulèrent ainsi. Au bout de ce temps, Giafar ennuyé de voir qu’il ne lui arrivait rien d’extraordinaire, et qui pût lui faire espérer la fin de son exil, s’abandonna de plus en plus à la tristesse et au chagrin. Son hôte s’en aperçut, et lui dit, un jour qu’il s’affligeait au point de répandre des larmes :
« Pourquoi, Seigneur, vous affliger ainsi ? Cherchez plutôt à vous distraire, et dites-moi seulement ce que vous voudriez faire pour cela. »
« Il est vrai, généreux Attaf, répondit Giafar, que l’uniformité de nos plaisirs, ces promenades, qui se renouvellent tous les jours, quelque délicieux que soient les lieux que nous parcourons, ajoutent à mon ennui, J’aimerois mieux, je crois, me promener seul dans Damas, et visiter un jour la mosquée des Ommiades, qu’on regarde comme une des quatre merveilles du monde [6]. »
« Qui vous empêche, Seigneur, répondit Attaf, de faire ce qui vous plaît davantage ? Quelque plaisir que j’aie à vous accompagner, j’y renonce volontiers, si la solitude a pour vous plus de charmes, et peut vous procurer plus de dissipation. »
Giafar se leva aussitôt pour profiter de la liberté que lui laissait son hôte. « Prenez cette bourse, lui dit Attaf, peut-être vous en aurez besoin. » Giafar accepta sans façon la bourse, et sortit avec autant de plaisir que s’il fût sorti d’une prison.