Après avoir traversé plusieurs rues et plusieurs places publiques, Giafar se trouva près de la mosquées des Ommiades et vis-à-vis de la porte appelée Giroun, à laquelle on monte par trente degrés de marbre. En entrant dans ce temple, qui est un monument de la piété et de la magnificence de Valid fils d’Abdalmalek, le sixième Calife de la famille des Ommiades, Giafar fut frappé de la variété des marbres, de l’éclat de l’or et des pierreries qui brilloient de toutes parts. Lorsqu’il eut considéré à loisir toutes ces beautés, et que sa curiosité fut satisfaite, il sortit par une porte opposée à celle par laquelle il étoit entré, et continua de se promener dans la ville.
En passant dans une rue détournée, Giafar vit un banc commode et voulut se reposer. En face de ce banc il y avait des croisées sur lesquelles étaient des caisses remplies de giroflées, de basilics, et autres fleurs de toute espèce. Giafar fut à peine sur le banc, qu’il entendit ouvrir une des croisées, et vit paraître une jeune personne d’une figure charmante, faite pour enchanter tous ceux qui la voyaient.
La vue de cette jeune personne fit sur Giafar une impression d’autant plus vive, qu’il eut tout le temps de la considérer à son aise, tandis qu’elle arrosait, les unes après les autres, les fleurs qui étaient sur sa fenêtre.
Lorsque toutes les fleurs furent arrosées, la jeune personne regarda dans la rue ; mais voyant que quelqu’un la considérait, elle se retira précipitamment, et ferma la croisée. Giafar attendit long-tems, pour voir si la fenêtre ne s’ouvrirait pas une seconde fois. Le soir étant venu, il voulait se retirer ; mais, chaque fois qu’il allait se lever, il sentait en lui-même quelque chose qui lui disait : « Reste, peut-être elle va de nouveau paraître. »
La nuit surprit Giafar dans cette attente, et l’obligea d’y renoncer. Il sortit de la petite rue, marcha quelque temps dans une autre plus grande, et reconnut de loin le palais d’Attaf. Celui-ci l’attendait depuis longtemps, et vint au-devant de lui.
« Illustre Seigneur, lui dit-il, il est tard, et je craignais qu’il ne vous fût arrivé quelque chose, ou que quelqu’un ne vous eût retenu chez lui. » « Où pourrais-je, répondit Giafar, trouver un hôte aussi poli et aussi généreux qu’Attaf ? Depuis longtemps je n’avois pas fait une promenade semblable à celle que j’ai faite aujourd’hui, et aussi propre à me dissiper et à m’amuser : voilà pourquoi je l’ai prolongée jusqu’à ce moment. »
Giafar et Attaf étant rentrés, on servit le souper. Giafar voulut prendre quelque chose comme à son ordinaire, mais il lui fut impossible de rien manger. Attaf s’aperçut que son hôte ne mangeoit pas, et lui en demanda la raison. « J’avois beaucoup d’appétit lorsque je dînai, répondit Giafar ; peut-être je m’y suis trop abandonné, et c’est pour cela que je ne puis souper. »
Attaf fit aussitôt desservir, et invita son hôte à se coucher. Giafar se mit au lit, mais il lui fut aussi impossible de dormir qu’il lui avait été impossible de manger. Il pensait continuellement à la jeune personne qu’il avait vue à la fenêtre, poussait de profonds soupirs, et disait en lui-même : « Heureux celui qui pourra te posséder, ô soleil de beauté, lune du temps ! »
Giafar passa la nuit dans ce cruel état, ne pouvant fermer l’œil, et ne faisant que s’agiter et se retourner dans son lit. Il se trouva si fatigué le lendemain matin, qu’il n’eut pas la force de se lever. Attaf, étonné de ne pas le voir paraître, entra dans sa chambre, et lui dit :
« Vous m’inquiétez, Seigneur ; il fait grand jour, et vous restez au lit ! Est-ce que vous n’auriez pas bien dormi cette nuit ? » « C’est cela même, répondit Giafar. »
Attaf envoya aussitôt chercher le plus habile médecin de Damas, qui ne tarda pas à venir. « Qu’y a-t-il, dit-il, en s’approchant du lit de Giafar ? Votre maladie ne me paraît pas dangereuse, et il ne sera pas difficile de vous guérir. Où est votre mal ? » « J’ai mal partout, répondit Giafar. » Le médecin prit son bas, lui tâta le pouls, et en étudia le mouvement. Il connut aussitôt l’état de Giafar ; mais n’osant lui dire qu’il était amoureux, il demanda du papier pour écrire ce qu’il fallait lui donner.
On apporta du papier : le médecin s’assit, et fit semblant d’écrire son ordonnance. Dans ce moment on vint dire à Attaf qu’une esclave le demandait. C’était une servante qui venait de la part de son épouse, pour savoir ce qu’il fallait à dîner et à souper ; car Attaf, depuis que Giafar était chez lui, n’allait pas voir son épouse.
Le médecin eut bientôt écrit son ordonnance. Il la mit sous le chevet de Giafar. Attaf, après avoir donné ses ordres, rencontra, en revenant, le médecin, et lui demanda s’il avait écrit son ordonnance ? « Oui, dit-il, et je l’ai mise sous le chevet. » Attaf le remercia et lui donna une pièce d’or.
Attaf, en rentrant dans la chambre de Giafar, n’eut rien de plus pressé que de prendre le papier qui était sous le chevet. Il y lut ces mots :
« Votre hôte, seigneur Attaf, est amoureux : sachez quel est l’objet dont il est épris, et tâchez de le lui faire obtenir ; mais hâtez-vous, car dans quelques jours il ne seroit plus temps, et tous les remèdes seraient inutiles. »
« Comment, dit aussitôt Attaf, en s’adressant à Giafar, nous vivons ensemble, et vous me cachez ce qui se passe dans votre cœur ! Ce médecin est le plus habile de Damas, et ne peut s’être trompé sur votre état. Lisez ce billet. » Giafar lut le billet, et dit à Attaf :
« Ce médecin est un homme étonnant : il ne s’est effectivement pas trompé. Hier, en me promenant dans Damas, la vue d’une jeune personne que j’ai aperçue à sa croisée, m’a fait éprouver ce que jamais je n’avois encore éprouvé. Je sens que j’en suis éperdument amoureux, que cette passion me consume, qu’elle a déjà fait en moi les plus grands ravages, et qu’elle peut m’ôter dans peu la vie. »
Giafar fit ensuite à Attaf le détail de son aventure. Il lui dépeignit la rue, l’endroit où il étoit resté si long-temps assis, et la croisée garnie de basilics et de giroflées, où il avoit vu paroître la jeune personne. Il traça ensuite le portrait de cette beauté, peignit ses yeux, sa bouche, la tournure de son visage, l’élégance de sa taille, ses grâces, sa modestie. Attaf reconnut d’abord le lieu de la scène d’autant plus facilement qu’il avait aperçu de loin Giafar sortir de la petite rue. Il vit pareillement que la maison devant laquelle Giafar s’étoit reposé était un corps de logis séparé du reste de son palais, et situé au bout de ses jardins, dans lequel habitait son épouse. Le portrait de la jeune personne acheva de le convaincre que c’était son épouse, la belle Zalica, que Giafar avoit vue à sa croisée, et pour laquelle il avait conçu une passion si violente.
« Que je suis heureux, dit-il aussitôt à son hôte, de pouvoir vous annoncer que je connais l’objet de votre amour, et que rien ne peut s’opposer à vos vœux ! La jeune personne que vous avez vue à la croisée, vient d’être répudiée par son mari. Je vais trouver à l’instant son père pour l’engager à ne promettre sa main à personne, et je vous ferai part du succès de ma démarche. »
Attaf sortit aussitôt de l’appartement de Giafar, traversa ses jardins, et se rendit au petit palais qu’habitait son épouse, qui était en même temps sa cousine. Elle se leva dès qu’elle le vit, vint à sa rencontre, lui baisa la main, et lui dit en riant : « Mon cher Attaf, votre hôte est apparemment parti. » « Non pas, répondit Attaf, mais je viens vous voir un instant pour vous prévenir d’aller, le plutôt que vous pourrez, chez le seigneur Abdallah votre père. Je l’ai rencontré, il n’y a qu’un moment, sur la place publique ; il m’a appris que votre mère est incommodée d’une violente colique, et désire que vous vous rendiez sur-le-champ auprès d’elle. »
L’épouse d’Attaf, affligée de cette nouvelle, se prépare aussitôt à sortir, prend avec elle plusieurs de ses esclaves, arrive à la maison de son père, et frappe à la porte. Sa mère, qui se trouvait là par hasard, ouvrit elle-même la porte. « Dieu soit loué, dit-elle en voyant sa fille, tu es bien aimable de venir ainsi nous surprendre ! » « C’est plutôt à moi de remercier Dieu, reprit l’épouse d’Attaf. Il me paraît que vous êtes débarrassée de votre colique : j’en suis enchantée. » « Ma colique, reprit la mère ! Que veux-tu dire ? » « N’avez-vous pas eu ce matin, répartit sa fille, une violente colique ? » « Moi ! Tu veux plaisanter, dit la mère. »
Pendant cette conversation, Abdallah survint. « Qu’y a-t-il donc, dit-il ? Il me semble que j’entends parler de colique. Quelqu’un est-il malade ? » « Mon père, lui dit sa fille, n’avez-vous pas rencontré tout-à-l’heure mon mari, et ne lui avez-vous pas dit que ma mère était incommodée d’une violente colique ? » « Je ne suis pas sorti d’aujourd’hui, dit le père, et je n’ai encore vu personne. »
Tandis qu’ils cherchaient à éclaircir ce mystère, ils entendirent frapper à la porte, et virent entrer des porteurs chargés de paquets. « Quels sont ces paquets, dit Abdallah ? » « Ce sont, répondit un des porteurs, des paquets que vous envoie le seigneur Attaf, et qui contiennent les hardes de votre fille. » « Que veut dire ceci, dit Abdallah en lançant à sa fille un regard plein de courroux, et qu’avez-vous fait à votre mari pour qu’il envoie ici derrière vous tout ce qui vous appartient ? » « Au nom de Dieu, lui dit sa femme, arrêtez, et ne formez pas des soupçons injurieux à l’honneur de votre fille ! »
Sur ces entrefaites, Attaf arriva, suivi de plusieurs de ses amis. « Pourquoi vous conduire de cette manière, lui dit son beau-père ? » « Seigneur, répondit Attaf, je n’ai aucun reproche à faire à votre fille, et je ne puis que rendre hommage à sa vertu, à sa candeur et à son innocence ; mais un serment indiscret m’est échappé : l’événement a trompé mon attente, et m’oblige, en gémissant sur mon imprudence, à me séparer d’elle et à lui rendre sa liberté. »
Attaf remit aussitôt en pleurant à son épouse ce qui lui revenait encore, fit dresser l’acte qui lui rendait sa liberté, et s’empressa de rejoindre Giafar.
« Depuis le moment où je vous ai quitté, lui dit-il en l’abordant, jusqu’à ce moment-ci, je n’ai été occupé que de vous, et j’ai tout arrangé de manière que personne ne peut vous ravir celle dont la possession doit vous rendre la santé. Vous pouvez maintenant bannir tout souci et toute inquiétude, vous promener, aller aux bains, ne songer qu’à vous divertir, jusqu’au moment où elle pourra se remarier selon les lois. »
Quelque amoureux que fût Giafar, il sentit qu’il fallait attendre que le délai rigoureux fut écoulé. Pénétré de la grandeur du service que venait de lui rendre Attaf, il lui en témoigna sa reconnaissance dans les termes les plus forts qu’il put trouver. Sa maladie se dissipa bientôt, et il ne s’occupa plus que du bonheur dont il allait bientôt jouir.
Attaf, redoublant de soins et d’attentions pour son hôte, cherchait à l’amuser et à lui faire paraître le temps moins long, en lui procurant toutes sortes de plaisirs et de divertissements. Le délai étant près d’expirer, il voulut assurer le succès du mariage de Giafar, et lui communiquer le projet qu’il avait conçu pour cela.
« Mon cher Seigneur, lui dit-il, pour épouser la personne dont vous êtes épris, il faut renoncer à l’incognito, paraître ici avec tout l’éclat de votre charge, et vous faire rendre les honneurs qui appartiennent au premier visir. J’aurai soin de vous procurer les équipages, le cortège et toutes les choses nécessaires. Vous sortirez secrètement de chez moi pour vous rendre à Hems [7] ou à Hamah ; j’y ferai porter vos bagages, et vous y trouverez des cavaliers bien montés. Vous enverrez ici des courriers pour annoncer que vous venez de parcourir l’Égypte, que vous parcourez maintenant la Syrie, par ordre du Calife, et que vous comptez vous rendre tel jour à Damas. On vous fera dresser des tentes hors de la ville. Le gouverneur et les grands iront au-devant de vous et vous rendront leurs hommages. Vous enverrez alors chercher le seigneur Abdallah et vous lui demanderez sa fille en mariage. Il se trouvera très-honoré de votre alliance, et vous l’accordera sur-le-champ. Vous ferez aussitôt dresser le contrat, et vous continuerez votre route pour Bagdad. »
Giafar, toujours résolu de s’abandonner entièrement au destin, et commençant à entrevoir dans son aventure quelque chose d’extraordinaire, et peut-être le terme de son exil, approuvai les mesures que lui proposait Attaf, et le remercia de son zèle et de sa générosité. Lorsque tout fut disposé, Giafar partit secrètement.
Au bout de quelques jours, vingt cavaliers arrivèrent à Damas, et annoncèrent que le grand visir Giafar, après avoir parcouru l’Égypte, parcourait la Syrie, par ordre du calife, et qu’il allait passer par la capitale de la province.
Cette nouvelle se répandit bientôt parmi tous les habitants. Le gouverneur, Abdalmalek ebn Merouan, fit dresser des tentes hors de la ville, et alla à sa rencontre jusqu’à une demi-journée de chemin, accompagné des principaux officiers et des magistrats. Tous s’empressèrent à l’envi d’offrir à Giafar des présents, et il trouva, en entrant dans sa tente, un repas magnifique. Toute la ville sortit pour voir le premier visir, et ce jour fut un jour de fête et de réjouissance publique.
Giafar, au milieu de toute cette pompe et de ces honneurs, envoya chercher le père de la jeune personne dont il était amoureux. Abdallah (c’était, comme on l’a déjà dit, le nom de ce seigneur) s’empressa de se rendre aux ordres du grand visir, et s’inclina profondément devant lui.
« Votre fille, lui dit Giafar, vient d’être répudiée par son mari. » « Il est vrai, Seigneur, répondit Abdallah, elle est présentement chez moi. » « J’ai entendu parler, reprit Giafar, de sa beauté, de son esprit ; je voudrais l’épouser. « « Seigneur, répartit Abdallah en s’inclinant de nouveau profondément, je suis prêt à vous remettre entre les mains votre esclave. » « Je me charge de sa dot, dit alors le gouverneur de Damas. « « Et moi, je l’ai déjà reçue, reprit Abdallah. »
On dressa aussitôt le contrat de mariage. Le gouverneur invita Giafar à venir loger dans son palais ; mais Giafar s’excusa, en disant qu’il devait continuer sa route le lendemain. Il prévint en même temps Abdallah de faire en sorte que sa fille fût prête à partir avec lui.
Abdallah sortit aussitôt pour annoncer à sa fille le nouveau mariage qu’il venait de conclure pour elle. Il l’aborda avec les témoignages de la plus grande joie, et lui vanta beaucoup le rang et les richesses de son nouvel époux. La fille d’Abdallah, qui aimait Attaf, vit avec peine qu’elle allait passer dans les bras d’un autre. Peu sensible aux idées de grandeur et d’ambition qui flattaient son père, elle ne lui répondit que pour lui témoigner sa soumission, et se retira dans l’intérieur de son appartement.