Accueil du site > Les mille et une nuits > Tome II > Histoire du petit bossu

Le conte précédent : Histoire de Noureddin Ali, et de Bedreddin Hassan


Histoire du petit bossu

 La cent vingt cinquième nuit

SIRE, le pourvoyeur du sultan de Casgar en frappant le bossu, n’avait pas pris garde à sa bosse : lorsqu’il s’en aperçut, il fit des imprécations contre lui. « Maudit bossu, s’écria-t-il, chien de bossu, plût à Dieu que tu m’eusses volé toutes mes graisses, et que je ne t’eusse point trouvé ici : je ne serais pas dans l’embarras où je suis pour l’amour de toi et de ta vilaine bosse ! Étoiles qui brillez aux cieux, ajouta-t-il, n’ayez de la lumière que pour moi dans un danger si évident. » En disant ces paroles, il chargea le bossu sur ses épaules, sortit de sa chambre, alla jusqu’au bout de la rue, où l’ayant posé debout et appuyé contre une boutique, il reprit le chemin de sa maison sans regarder derrière lui.
Quelques moments avant le jour, un marchand chrétien qui était fort riche et qui fournissait au palais du sultan la plupart des choses dont on y avait besoin, après avoir passé la nuit en débauche, s’avisa de sortir de chez lui pour aller au bain. Quoiqu’il fût ivre, il ne laissa pas de remarquer que la nuit était fort avancée, et qu’on allait bientôt appeler à la prière de la pointe du jour ; c’est pourquoi, précipitant ses pas, il se hâtait d’arriver au bain, de peur que quelque Musulman en allant à la mosquée, ne le rencontrât et ne le menât en prison comme un ivrogne. Néanmoins quand il fut au bout de la rue, il s’arrêta pour quelque besoin contre la boutique où le pourvoyeur du sultan avait mis le corps du bossu, lequel venant à être ébranlé, tomba sur le dos du marchand, qui, dans la pensée que c’était un voleur qui l’attaquait, le renversa par terre d’un coup de poing qu’il lui déchargea sur la tête ; il lui en donna beaucoup d’autres ensuite, et se mit à crier au voleur.
Le garde du quartier vint à ses cris ; et voyant que c’était un Chrétien qui maltraitait un Musulman, (car le bossu était de notre religion) : « Quel sujet avez-vous, lui dit-il, de maltraiter ainsi un Musulman ? » « Il a voulu me voler, répondit le marchand, et il s’est jeté sur moi pour me prendre à la gorge. » « Vous vous êtes assez vengé, répliqua le garde en le tirant par le bras, ôtez-vous de là. » En même temps il tendit la main au bossu pour l’aider à se relever ; mais remarquant qu’il était mort : « Oh, oh, poursuivit-il, c’est donc ainsi qu’un Chrétien a la hardiesse d’assassiner un Musulman ! » En achevant ces mots, il arrêta le Chrétien, et le mena chez le lieutenant de police, où on le mit en prison jusqu’à ce que le juge fut levé et en état d’interroger l’accusé. Cependant le marchand chrétien revint de son ivresse, et plus il faisait de réflexions sur son aventure, moins il pouvait comprendre comment de simples coups de poing avoient été capables d’ôter la vie à un homme.
Le lieutenant de police, sur le rapport du garde, et ayant vu le cadavre qu’on avait apporté chez lui, interrogea le marchand chrétien, qui ne put nier un crime qu’il n’avait pas commis. Comme le bossu appartenait au sultan, car c’était un de ses bouffons, le lieutenant de police ne voulut pas faire mourir le Chrétien sans avoir auparavant appris la volonté du prince. Il alla au palais pour cet effet rendre compte de ce qui se passait au sultan, qui lui dit : « Je n’ai point de grâce à accorder à un Chrétien qui tue un Musulman : allez, faites votre charge. » À ces paroles, le juge de police fit dresser une potence, envoya des crieurs par la ville pour publier qu’on allait pendre un Chrétien qui avait tué un Musulman.
Enfin on tira le marchand de prison, on l’amena au pied de la potence ; et le bourreau après lui avoir attaché la corde au cou, allait l’élever en l’air, lorsque le pourvoyeur du sultan fendant la presse, s’avança en criant au bourreau : « Attendez, attendez ; ne vous pressez pas : ce n’est pas lui qui a commis le meurtre, c’est moi. » Le lieutenant de police qui assistait à l’exécution, se mit à interroger le pourvoyeur, qui lui raconta de point en point de quelle manière il avait tué le bossu, et il acheva en disant qu’il avait porté son corps à l’endroit où le marchand chrétien l’avait trouvé. « Vous alliez, ajouta-t-il, faire mourir un innocent, puisqu’il ne peut pas avoir tué un homme qui n’était plus en vie. C’est bien assez pour moi d’avoir assassiné un Musulman, sans charger encore ma conscience de la mort d’un Chrétien qui n’est pas criminel » …
Le jour qui commençait à paraître, empêcha Scheherazade de poursuivre son discours ; mais elle en reprit la suite sur la fin de la nuit suivante :

Le conte suivant : Histoire que raconta le marchand chrétien