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Le conte précédent : Histoire de Noureddin Ali, et de Bedreddin Hassan


Histoire du petit bossu

 La cent vingt huitième nuit

SIRE, dit-elle, dès que le juge de police fut persuadé que le médecin juif était le meurtrier, il ordonna au bourreau de se saisir de sa personne, et de mettre en liberté le pourvoyeur du sultan. Le médecin avait déjà la corde au cou, et allait cesser de vivre, quand on entendit la voix du tailleur, qui priait le bourreau de ne pas passer plus avant, et qui faisait ranger le peuple pour s’avancer vers le lieutenant de police, devant lequel étant arrivé : « Seigneur, lui dit-il, peu s’en est fallu que vous n’ayez fait perdre la vie à trois personnes innocentes ; mais si vous voulez bien avoir la patience de m entendre, vous allez connaître le véritable assassin du bossu. Si sa mort doit être expiée par une autre, c’est par la mienne. Hier vers la fin du jour, comme je travaillais dans ma boutique, et que j’étais en humeur de me réjouir, le bossu à demi ivre arriva, et s’assit. Il chanta quelque temps, et je lui proposai de venir passer la soirée chez moi. Il y consentit, et je l’emmenai. Nous nous mîmes à table, et je servis un morceau de poisson ; en le mangeant, une arrête ou un os s’arrêta dans son gosier, et quelque chose que nous pûmes faire, ma femme et moi, pour le soulager, il mourut en peu de temps. Nous fumes fort affligés de sa mort ; et de peur d’en être repris, nous portâmes le cadavre à la porte du médecin juif. Je frappai, et je dis à la servante qui vint ouvrir, de remonter promptement, et de prier son maître de notre part de descendre pour voir un malade que nous lui amenions ; et afin qu’il ne refusât pas de venir, je la chargeai de lui remettre en main propre une pièce d’argent que je lui donnai. Dès qu’elle fut remontée, je portai le bossu au haut de l’escalier sur la première marche, et nous sortîmes aussitôt ma femme et moi pour nous retirer chez nous. Le médecin, en voulant descendre, fit rouler le bossu ; ce qui lui a l’ait croire qu’il était cause de sa mort. Puisque cela est ainsi, ajouta-t-il, laissez aller le médecin, et faites-moi mourir. »
Le lieutenant de police et tous les spectateurs ne pouvaient assez admirer les étranges événements dont la mort du bossu avait été suivie. « Lâche donc le médecin juif, dit le juge au bourreau, et pends le tailleur, puisqu’il confesse son crime. Il faut avouer que cette histoire est bien extraordinaire, et qu’elle mérite d’être écrite en lettres d’or. » Le bourreau ayant mis en liberté le médecin, passa une corde au cou du tailleur…
« Mais, Sire, dit Scheherazade en s’interrompant en cet endroit, je vois qu’il est déjà jour ; il faut, s’il vous plaît, remettre la suite de cette histoire à demain. » Le sultan des Indes y consentit, et se leva pour aller à ses fonctions ordinaires.
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 La cent vingt neuvième nuit

LA sultane ayant été réveillée par sa sœur, reprit ainsi la parole :
Sire, pendant que le bourreau se préparait à pendre le tailleur, le sultan de Casgar, qui ne pouvait se passer longtemps du bossu, son bouffon, ayant demandé à le voir, un de ses officiers lui dit : « Sire, le bossu dont votre Majesté est en peine, après s’être enivré hier, s’échappa du palais contre sa coutume pour aller courir par la ville, et il s’est trouvé mort ce matin. On a conduit devant le juge de police un homme accusé de l’avoir tué, et aussitôt le juge a fait dresser une potence. Comme on allait pendre l’accusé, un homme est arrivé, et après celui-là un autre, qui s’accusent eux-mêmes, et se déchargent l’un l’autre. Il y a longtemps que cela dure, et le lieutenant de police est actuellement occupé à interroger un troisième homme qui se dit le véritable assassin. »
À ce discours, le sultan de Casgar envoya un huissier au lieu du supplice : « Allez, lui dit-il, en toute diligence dire au juge de police qu’il m’amène incessamment les accusés, et qu’on m’apporte aussi le corps du pauvre bossu que je veux voir encore une fois. » L’huissier partit, et arrivant dans le temps que le bourreau commençait à tirer la corde pour pendre le tailleur, il cria de toute sa force que l’on eût à suspendre l’exécution. Le bourreau ayant reconnu l’huissier, n’osa passer outre, et lâcha le tailleur. Après cela, l’huissier ayant joint le lieutenant de police, déclara la volonté du sultan. Le juge obéit, prit le chemin du palais avec le tailleur, le médecin juif, le pourvoyeur et le marchand chrétien, et fit porter par quatre de ses gens le corps du bossu.
Lorsqu’ils furent tous devant le sultan, le juge de police se prosterna aux pieds de ce prince ; et quand il fut relevé, lui raconta fidèlement tout ce qu’il savait de l’histoire du bossu, Le sultan la trouva si singulière, qu’il ordonna à son historiographe particulier de l’écrire avec toutes ses circonstances ; puis s’adressant à toutes les personnes qui étaient présentes : « Avez-vous jamais, leur dit-il, rien entendu de plus surprenant que ce qui vient d’arriver à l’occasion du bossu, mon bouffon ? » Le marchand chrétien, après s’être prosterné jusqu’à toucher la terre de son front, prit alors la parole : « Puissant monarque, dit-il, je sais une histoire plus étonnante que celle dont on vient de vous faire le récit ; je vais vous la raconter si votre Majesté veut m’en donner la permission. Les circonstances en sont telles, qu’il n’y a personne qui puisse les entendre sans en être touché. » Le sultan lui permit de la dire, ce qu’il fit en ces termes :


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