La quatre-vingtième nuit
« LES gens qui cueillaient du poivre, continua Sindbad, vinrent au-devant de moi. Dès qu’ils me virent, ils me demandèrent en arabe qui j’étais, et d’où je venais. Ravi de les entendre parler comme moi, je satisfis volontiers leur curiosité, en leur racontant de quelle manière j’avais fait naufrage, et étais venu dans cette isle, où j’étais tombé entre les mains des noirs. « Mais ces noirs, me dirent-ils, mangent les hommes ! Par quel miracle êtes-vous échappé à leur cruauté ? »
Je leur fis le même récit que vous venez d’entendre, et ils furent merveilleusement étonnés.
Je demeurai avec eux jusqu’à ce qu’ils eussent amassé la quantité de poivre qu’ils voulurent ; après quoi ils me firent embarquer sur le bâtiment qui les avait amenés, et nous nous rendîmes dans une autre isle d’où ils étaient venus. Ils me présentèrent à leur roi, qui était un bon prince. Il eut la patience d’écouter le récit de mon aventure, qui le surprit. Il me fit donner ensuite des habits, et commanda qu’on eût soin de moi.
L’isle où je me trouvais, était fort peuplée et abondante en toutes sortes de choses, et l’on faisait un grand commerce dans la ville où le roi demeurait. Cet agréable asile commença à me consoler de mon malheur ; et les bontés que ce généreux prince avait pour moi, achevèrent de me rendre content. En effet, il n’y avait personne qui fût mieux que moi dans son esprit, et par conséquent il n’y avait personne dans sa cour ni dans la ville, qui ne cherchât l’occasion de me faire plaisir. Ainsi, je fus bientôt regardé comme un homme né dans cette isle, plutôt que comme un étranger.
Je remarquai une chose qui me parut bien extraordinaire : tout le monde, le roi même, montait à cheval sans bride et sans étriers. Cela me fit prendre la liberté de lui demander un jour pourquoi sa majesté ne se servait pas de ces commodités. Il me répondit, que je lui parlais de choses dont on ignorait l’usage dans ses états.
J’allai aussitôt chez un ouvrier, et je lui fis dresser le bois d’une selle sur le modèle que je lui donnai. Le bois de la selle achevé, je le garnis moi-même de bourre et de cuir, et l’ornai d’une broderie d’or. Je m’adressai ensuite à un serrurier, qui me fit un mors de la forme que je lui montrai, et je lui fis faire aussi des étriers.
Quand ces choses furent dans un état parfait, j’allai les présenter au roi, je les essayai sur un de ses chevaux. Ce prince monta dessus, et fut si satisfait de cette invention, qu’il m’en témoigna sa joie par de grandes largesses. Je ne pus me défendre de faire plusieurs selles pour ses ministres et pour les principaux officiers de sa maison, qui me firent tous des présens qui m’enrichirent en peu de temps. J’en fis aussi pour les personnes les plus qualifiées de la ville ; ce qui me mit dans une grande réputation, et me fit considérer de tout le monde.
Comme je faisois ma cour au roi très-exactement, il me dit un jour : _ Sindbad, je t’aime, et je sais que tous mes sujets qui te connoissent, te chérissent à mon exemple. J’ai une prière à te faire, et il faut que tu m’accordes ce que je vais te demander. »
Sire, lui répondis-je, il n’y a rien que je ne sois prêt à faire pour marquer mon obéissance à votre majesté ; elle a sur moi un pouvoir absolu.
Je veux te marier, répliqua le roi, afin que le mariage t’arrête en mes états, et que tu ne songes plus à ta patrie.
Comme je n’osois résister à la volonté du prince, il me donna pour femme une dame de sa cour, noble, belle, sage et riche. Après les cérémonies des noces, je m’établis chez la dame, avec laquelle je vécus quelque temps dans une union parfaite. Néanmoins je n’étais pas trop content de mon état. Mon dessein était de m’échapper à la première occasion, et de retourner à Bagdad, dont mon établissement, tout avantageux qu’il était, ne pouvait me faire perdre le souvenir.
J’étais dans ces sentiments, lorsque la femme d’un de mes voisins, avec lequel j’avais contracté une amitié fort étroite, tomba malade et mourut. J’allai chez lui pour le consoler ; et le trouvant plongé dans la plus vive affliction :
Dieu vous conserve, lui dis-je en l’abordant, et vous donne une longue vie.
Hélas, me répondit-il, comment voulez-vous que j’obtienne la grâce que vous me souhaitez ? Je n’ai plus qu’une heure à vivre. » « Oh, repris-je, ne vous mettez pas dans l’esprit une pensée si funeste ; j’espère que cela n’arrivera pas, et que j’aurai le plaisir de vous posséder encore longtemps.
_ Je souhaite, répliqua-t-il, que votre vie soit de longue durée ; pour ce qui est de moi, mes affaires sont faites, et je vous apprends que l’on m’enterre aujourd’hui avec ma femme. Telle est la coutume que nos ancêtres ont établie dans cette isle, et qu’ils ont inviolablement gardée : le mari vivant est enterré avec la femme morte, et la femme vivante avec le mari mort. Rien ne peut me sauver ; tout le monde subit cette loi.
Dans le temps qu’il m’entretenait de cette étrange barbarie, dont la nouvelle m’effraya cruellement, les parents, les amis et les voisins arrivèrent en corps pour assister aux funérailles. On revêtit le cadavre de la femme de ses habits les plus riches, comme au jour de ses noces, et on la para de tous ses joyaux.
On l’enleva ensuite dans une bière découverte, et le convoi se mit en marche. Le mari était à la tête du deuil, et suivait le corps de sa femme. On prit le chemin d’une haute montagne ; et lorsqu’on y fut arrivé, on leva une grosse pierre qui couvrait l’ouverture d’un puits profond, et l’on y descendit le cadavre, sans lui rien ôter de ses habillements et de ses joyaux. Après cela, le mari embrassa ses parents et ses amis, et se laissa mettre sans résistance dans une bière, avec un pot d’eau et sept petits pains auprès de lui ; puis on le descendit de la même manière qu’on avait descendu sa femme. La montagne s’étendait en longueur, et servait de bornes à la mer, et le puits était très-profond. La cérémonie achevée, on remit la pierre sur l’ouverture.
Il n’est pas besoin, seigneurs, de vous dire que je fus un fort triste témoin de ces funérailles. Toutes les autres personnes qui y assistèrent, n’en parurent presque pas touchées, par l’habitude de voir souvent la même chose. Je ne pus m’empêcher de dire au roi ce que je pensais là-dessus.
Sire, lui dis-je, je ne saurais assez m’étonner de l’étrange coutume qu’on a dans vos états, d’enterrer les vivants et les morts ! J’ai bien voyagé, j’ai fréquenté des gens d’une infinité de nations, et je n’ai jamais ouï parler d’une loi si cruelle. »
Que veux-tu, Sindbad, me répondit le roi ; c’est une loi commune, et j’y suis soumis moi-même : je serai enterré vivant avec la reine mon épouse, si elle meurt la première.
Mais, Sire, lui dis-je, oserais-je demander à votre majesté si les étrangers sont obligés d’observer cette coutume ?
Sans doute, repartit le roi en souriant du motif de ma question ; ils n’en sont pas exceptés lorsqu’ils sont mariés dans cette isle.
Je m’en retournai tristement au logis avec cette réponse. La crainte que ma femme ne mourût la première, et qu’on ne m’enterrât tout vivant avec elle, me faisoit faire des réflexions très-mortifiantes. Cependant, quel remède apporter à ce mal ? Il fallut prendre patience, et m’en remettre à la volonté de Dieu. Néanmoins je tremblais à la moindre indisposition que je voyois à ma femme ; mais hélas, j’eus bientôt la frayeur toute entière ! Elle tomba véritablement malade, et mourut en peu de jours…
Scheherazade, à ces mots, mit fin à son discours pour cette nuit. Le lendemain, elle en reprit la suite de cette manière :