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Quatrième voyage de Sindbad le marin

 La quatre-vingt une nuit

JUGEZ de ma douleur, poursuivit Sindbad : être enterré tout vif ne me paraissait pas une fin moins déplorable que celle d’être dévoré par des anthropophages ; il fallait pourtant en passer par là. Le roi, accompagné de toute sa cour, voulut honorer de sa présence le convoi ; et les personnes les plus considérables de la ville, me firent aussi l’honneur d’assister à mon enterrement.
« Lorsque tout fut prêt pour la cérémonie, on posa le corps de ma femme dans une bière avec tous ses joyaux et ses plus magnifiques habits. On commença la marche. Comme second acteur de cette pitoyable tragédie, je suivais immédiatement la bière de ma femme, les yeux baignés de larmes, et déplorant mon malheureux destin. Avant que d’arriver à la montagne, je voulus faire une tentative sur l’esprit des spectateurs. Je m’adressai au roi premièrement, ensuite à ceux qui se trouvèrent autour de moi ; et m’inclinant devant eux jusqu’à terre, pour baiser le bord de leur habit, je les suppliais d’avoir compassion de moi.
_ Considérez, disais-je, que je suis un étranger, qui ne doit pas être soumis à une loi si rigoureuse ; et que j’ai une autre femme et des enfants dans mon pays.
J’eus beau prononcer ces paroles d’un air touchant, personne n’en fut attendri ; au contraire, on se hâta de descendre le corps de ma femme dans le puits, et l’on m’y descendit un moment après dans une autre bière découverte, avec un vase rempli d’eau, et sept pains. Enfin, cette cérémonie si funeste pour moi étant achevée, on remit la pierre sur l’ouverture du puits, nonobstant l’excès de ma douleur et mes cris pitoyables.
« À mesure que j’approchais du fond, je découvrais, à la faveur du peu de lumière qui venait d’en haut, la disposition de ce lieu souterrain. C’était une grotte fort vaste, et qui pouvait bien avoir cinquante coudées de profondeur. Je sentis bientôt une puanteur insupportable qui sortait d’une infinité de cadavres, que je voyois à droite et à gauche ; je crus même entendre quelques-uns des derniers qu’on y avait descendus vifs, pousser les derniers soupirs. Néanmoins, lorsque je fus en bas, je sortis promptement de la bière, et m’éloignai des cadavres en me bouchant le nez. Je me jetai par terre, où je demeurai longtemps plongé dans les pleurs. Alors, faisant réflexion sur mon triste sort :
Il est vrai, disais-je, que Dieu dispose de nous, selon les décrets de sa providence ; mais, pauvre Sindbad, n’est-ce pas par ta faute que tu te vois réduit à mourir d’une mort si étrange ? Plût à Dieu que tu eusses péri dans quelqu’un des naufrages dont tu es échappé, tu n’aurais pas à mourir d’un trépas si lent et si terrible en toutes ses circonstances. Mais tu te l’es attiré par ta maudite avarice. Ah ! Malheureux, ne devais-tu pas plutôt demeurer chez toi, et jouir tranquillement du fruit de tes travaux ! »

Telles étaient les inutiles plaintes dont je faisais retentir la grotte en me frappant la tête et l’estomac de rage et de désespoir, et m’abandonnant tout entier aux pensées les plus désolantes. Néanmoins, (vous le dirai-je ?) au lieu d’appeler la mort à mon secours, quelque misérable que je fusse, l’amour de la vie se fit encore sentir en moi, et me porta à prolonger mes jours. J’allai à tâtons et en me bouchant le nez, prendre le pain et l’eau qui étaient dans ma bière, et j’en mangeai.
Quoique l’obscurité qui régnait dans la grotte, fût si épaisse que l’on ne distinguait pas le jour d’avec la nuit, je ne laissai pas toutefois de retrouver ma bière ; et il me sembla que la grotte était plus spacieuse et plus remplie de cadavres, qu’elle ne m’avait paru d’abord. Je vécus quelques jours de mon pain et de mon eau ; mais enfin n’en ayant plus, je me préparai à mourir…
Scheherazade cessa de parler à ces derniers mots. La nuit suivante, elle reprit la parole en ces termes :

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