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Quatrième voyage de Sindbad le marin

 La quatre-vingt-deuxième nuit

JE n’attendais plus que la mort, continua Sindbad, lorsque j’entendis lever la pierre. On descendit un cadavre et une personne vivante. Le mort était un homme. Il est naturel de prendre des résolutions extrêmes dans les dernières extrémités. Dans le temps qu’on descendait la femme, je m’approchai de l’endroit où sa bière devait être posée ; et quand je m’aperçus que l’on recouvrait l’ouverture du puits, je donnai sur la tête de la malheureuse deux ou trois grands coups d’un gros os dont je m’étais saisi. Elle en fut étourdie, ou plutôt je l’assommai ; et comme je ne faisais cette action inhumaine que pour profiter du pain et de l’eau qui étaient dans la bière, j’eus des provisions pour quelques jours. Au bout de ce temps-là, on descendit encore une femme morte et un homme vivant, je tuai l’homme de la même manière, et comme par bonheur pour moi il y eut alors une espèce de mortalité dans la ville, je ne manquai pas de vivres, en mettant toujours en œuvre la même industrie.
« Un jour que je venais d’expédier encore une femme, j’entendis souffler et marcher. J’avançai du côté d’où partait le bruit ; j’ouïs souffler plus fort à mon approche, et il me parut entrevoir quelque chose qui prenait la fuite. Je suivis cette espèce d’ombre qui s’arrêtait par reprises, et soufflait toujours en fuyant à mesure que j’en approchais. Je la poursuivis si longtemps, et j’allai si loin, que j’aperçus enfin une lumière qui ressemblait à une étoile. Je continuai de marcher vers cette lumière, la perdant quelquefois, selon les obstacles qui me la cachaient, mais je la retrouvais toujours ; et à la fin, je découvris qu’elle venait par une ouverture du rocher, assez large pour y passer.
« À cette découverte, je m’arrêtai quelque temps pour me remettre de l’émotion violente avec laquelle je venais de marcher ; puis m’étant avancé jusqu’à l’ouverture, j’y passai, et me trouvai sur le bord de la mer. Imaginez-vous l’excès de ma joie. Il fut tel, que j’eus de la peine à me persuader que ce n’était pas une imagination. Lorsque je fus convaincu que c’était une chose réelle, et que mes sens furent rétablis en leur assiette ordinaire, je compris que la chose que j’avais ouïe souffler et que j’avais suivie, était un animal sorti de la mer, qui avait coutume d’entrer dans la grotte pour s’y repaître de corps morts.
J’examinai la montagne, et remarquai qu’elle était située entre la ville et la mer, sans communication par aucun chemin, parce qu’elle était tellement escarpée, que la nature ne l’avait pas rendue praticable. Je me prosternai sur le rivage pour remercier Dieu de la grâce qu’il venait de me faire. Je rentrai ensuite dans la grotte pour aller prendre du pain, que je revins manger à la clarté du jour, de meilleur appétit que je n’avais fait depuis que l’on m’avait enterré dans ce lieu ténébreux.
J’y retournai encore, et j’allai ramasser à tâtons dans les bières tous les diamants, les rubis, les perles, les bracelets d’or, et enfin toutes les riches étoffes que je trouvai sous ma main ; je portai tout cela sur le bord de la mer. J’en fis plusieurs ballots que je liai proprement avec des cordes qui avoient servi à descendre les bières, et dont il y avait une grande quantité. Je les laissai sur le rivage en attendant une bonne occasion, sans craindre que la pluie les gâtât ; car alors ce n’en était pas la saison.
« Au bout de deux ou trois jours, j’aperçus un navire qui ne faisait que de sortir du port, et qui vint passer près de l’endroit où j’étais. Je fis signe de la toile de mon turban, et je criai de toute ma force pour me faire entendre. On m’entendit, et l’on détacha la chaloupe pour me venir prendre. À la demande que les matelots me firent, par quelle disgrâce je me trouvais en ce lieu, je répondis que je m’étais sauvé d’un naufrage depuis deux jours avec les marchandises qu’ils voyaient. Heureusement pour moi, ces gens, sans examiner le lieu où j’étais, et si ce que je leur disais, était vraisemblable, se contentèrent de ma réponse, et m’emmenèrent avec mes ballots.
« Quand nous fûmes arrivés à bord, le capitaine, satisfait en lui-même du plaisir qu’il me faisait, et occupé du commandement du navire, eut aussi la bonté de se payer du prétendu naufrage que je lui dis avoir fait. Je lui présentai quelques-unes de mes pierreries ; mais ils ne voulut pas les accepter.
« Nous passâmes devant plusieurs isles, et entr’autres devant l’isle des Cloches, éloignée de dix journées de celle de Serendib [2], par un vent ordinaire et réglé, et de six journées de l’isle de Kela, où nous abordâmes. Il y a des mines de plomb, des cannes d’Inde, et du camphre très-excellent.
« Le roi de l’isle de Kela est très-riche, très-puissant, et son autorité s’étend sur toute l’isle des Cloches, qui a deux journées d’étendue, et dont les habitants sont encore si barbares, qu’ils mangent la chair humaine. Après que nous eûmes fait un grand commerce dans cette isle, nous remîmes à la voile, et abordâmes à plusieurs autres ports. Enfin j’arrivai heureusement à Bagdad avec des richesses infinies, dont il est inutile de vous faire le détail. Pour rendre grâces à Dieu des faveurs qu’il m’avait faites, je fis de grandes aumônes, tant pour l’entretien de plusieurs mosquées, que pour la subsistance des pauvres, et me donnai tout entier à mes parents et à mes amis, en me divertissant, et en faisant bonne chère avec eux. »
Sindbad finit en cet endroit le récit de son quatrième voyage, qui causa encore plus d’admiration à ses auditeurs que les trois précédents. Il fit un nouveau présent de cent sequins à Hindbad, qu’il pria comme les autres de revenir le jour suivant à la même heure pour dîner chez lui, et entendre le détail de son cinquième voyage. Hindbad et les autres conviés prirent congé de lui et se retirèrent. Le lendemain, lorsqu’ils furent tous rassemblés, ils se mirent à table ; et à la fin du repas, qui ne dura pas moins que les autres, Sindbad commença de cette sorte le récit de son cinquième voyage :


Notes

[2Nom arabe de l’isle de Ceylan.

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