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Suite de l’histoire d’Aladdin, ou La Lampe merveilleuse

La mère d’Aladdin qui avait vu le sultan se lever et se retirer, jugea bien qu’il ne reparaîtrait pas davantage ce jour-là, en voyant tout le monde sortir. Ainsi elle prit le parti de retourner chez elle. Aladdin qui la vit rentrer avec le présent destiné au sultan, ne sut d’abord que penser du succès de son voyage. Dans la crainte où il était qu’elle n’eût quelque chose de sinistre à lui annoncer, il n’avait pas la force d’ouvrir la bouche pour lui demander quelle nouvelle elle lui apportait. La bonne mère qui n’avait jamais mis le pied dans le palais du sultan, et qui n’avait pas la moindre connaissance de ce qui s’y pratiquait ordinairement, tira son fils de l’embarras où il était, en lui disant avec une grande naïveté : « Mon fils, j’ai vu le sultan, et je suis bien persuadée qu’il m’a vue aussi. J’étais placée devant lui, et personne ne l’empêchait de me voir ; mais il était si fort occupé par tous ceux qui lui parlaient à droite et à gauche, qu’il me faisait compassion de voir la peine et la patience qu’il se donnait à les écouter. Cela a duré si long-temps, qu’à la fin je crois qu’il s’est ennuyé, car il s’est levé sans qu’on s’y attendît, et il s’est retiré assez brusquement, sans vouloir entendre quantité d’autres personnes qui étaient en rang pour lui parler à leur tour. Cela m’a fait cependant un grand plaisir. En effet, je commençais à perdre patience, et j’étais extrêmement fatiguée de demeurer debout si long-temps ; mais il n’y a rien de gâté : je ne manquerai pas d’y retourner demain ; le sultan ne sera peut-être pas si occupé. »

Quelqu’amoureux que fût Aladdin, il fut contraint de se contenter de cette excuse, et de s’armer de patience. Il eut au moins la satisfaction de voir que sa mère avait fait la démarche la plus difficile, qui était de soutenir la vue du sultan, et d’espérer qu’à l’exemple de ceux qui lui avoient parlé en sa présence, elle n’hésiterait pas aussi à s’acquitter de la commission dont elle était chargée, quand le moment favorable de lui parler se présenterait.

Le lendemain d’aussi grand matin que le jour précédent, la mère d’Aladdin alla encore au palais du sultan avec le présent de pierreries ; mais son voyage fut inutile : elle trouva la porte du divan fermée, et elle apprit qu’il n’y avait de conseil que de deux jours l’un, et qu’ainsi il fallait qu’elle revînt le jour suivant. Elle s’en alla porter cette nouvelle à son fils, qui fut obligé de renouveler sa patience. Elle y retourna six autres fois aux jours marqués, en se plaçant toujours devant le sultan, mais avec aussi peu de succès que la première ; et peut-être qu’elle y serait retournée cent autres fois aussi inutilement, si le sultan, qui la voyait toujours vis-à-vis de lui à chaque séance, n’eût fait attention à elle. Cela est d’autant plus probable, qu’il n’y avait que ceux qui avoient des requêtes à présenter qui approchaient du sultan, chacun à leur tour, pour plaider leur cause dans leur rang ; et la mère d’Aladdin n’était point dans ce cas-là.

Ce jour-là enfin, après la levée du conseil, quand le sultan fut rentré dans son appartement, il dit à son grand visir : « Il y a déjà quelque temps que je remarque une certaine femme qui vient règlément chaque jour que je tiens mon conseil, et qui porte quelque chose d’enveloppé dans un linge ; elle se tient debout depuis le commencement de l’audience jusqu’à la fin, et affecte de se mettre toujours devant moi. Savez-vous ce qu’elle demande ? »

Le grand visir qui n’en savait pas plus que le sultan, ne voulut pas néanmoins demeurer court. « Sire, répondit-il, votre Majesté n’ignore pas que les femmes forment souvent des plaintes sur des sujets de rien : celle-ci apparemment vient porter sa plainte devant votre Majesté sur ce qu’on lui a vendu de la mauvaise farine, ou sur quelqu’autre tort d’aussi peu de conséquence. » Le sultan ne se satisfit pas de cette réponse. « Au premier jour du conseil, reprit-il, si cette femme revient, ne manquez pas de la faire appeler, afin que je l’entende. » Le grand visir ne lui répondit qu’en baisant la main et en la portant au-dessus de sa tête, pour marquer qu’il était prêt à la perdre s’il manquait à exécuter l’ordre du sultan.

La mère d’Aladdin s’était déjà fait une habitude si grande de paraître au conseil devant le sultan, qu’elle comptait sa peine pour rien, pourvu qu’elle fît connaître à son fils qu’elle n’oubliait rien de tout ce qui dépendait d’elle pour lui complaire. Elle retourna donc au palais le jour du conseil ; et elle se plaça à l’entrée du divan vis-à-vis le sultan, à son ordinaire.
Le grand visir n’avoit encore commencé à rapporter aucune affaire quand le sultan aperçut la mère d’Aladdin. Touché de compassion de la longue patience dont il avoit été témoin : « Avant toutes choses, de crainte que vous ne l’oubliez, dit-il au grand visir, voilà la femme dont je vous parlois dernièrement ; faites-la venir, et commençons par l’entendre et par expédier l’affaire qui l’amène. » Aussitôt le grand visir montra cette femme au chef des huissiers qui étoit debout, prêt à recevoir ses ordres, et lui commanda d’aller la prendre et de la faire avancer.

Le chef des huissiers vint jusqu’à la mère d’Aladdin ; et au signe qu’il lui fit, elle le suivit jusqu’au pied du trône du sultan, où il la laissa pour aller se ranger à sa place près du grand visir.

La mère d’Aladdin, instruite par l’exemple de tant d’autres qu’elle avoit vu aborder le sultan, se prosterna le front contre le tapis qui couvroit les marches du trône, et elle demeura en cet état jusqu’à ce que le sultan lui commanda de se relever. Elle se leva, et alors : « Bonne femme, lui dit le sultan, il y a long-temps que je vous vois venir à mon divan, et demeurer à l’entrée depuis le commencement jusqu’à la fin : quelle affaire vous amène ici ? »

La mère d’Aladdin se prosterna une seconde fois, après avoir entendu ces paroles ; et quand elle fut relevée : « Monarque au-dessus des monarques du monde, dit-elle, avant d’exposer à votre Majesté le sujet extraordinaire et même presqu’incroyable, qui me fait paroître devant son trône sublime, je la supplie de me pardonner la hardiesse, pour ne pas dire l’impudence de la demande que je viens lui faire : elle est si peu commune, que je tremble, et que j’ai honte de la proposer à mon sultan. » Pour lui donner la liberté entière de s’expliquer, le sultan commanda que tout le monde sortît du divan, et qu’on le laissât seul avec son grand visir ; et alors il lui dit qu’elle pouvoit parler et s’expliquer sans crainte.

La mère d’Aladdin ne se contenta pas de la bonté du sultan, qui venoit de lui épargner la peine qu’elle eût pu souffrir en parlant devant tout le monde ; elle voulut encore se mettre à couvert de l’indignation qu’elle avoit à craindre de la proposition qu’elle devoit lui faire, et à laquelle il ne s’attendoit pas. « Sire, dit-elle en reprenant la parole, j’ose encore supplier votre Majesté, au cas qu’elle trouve la demande que j’ai à lui faire, offensante ou injurieuse en la moindre chose, de m’assurer auparavant de son pardon, et de m’en accorder la grâce. » « Quoi que ce puisse être, repartit le sultan, je vous le pardonne dès-à-présent, et il ne vous en arrivera pas le moindre mal : parlez hardiment. »

Quand la mère d’Aladdin eut pris toutes ses précautions, en femme qui redoutoit la colère du sultan sur une proposition aussi délicate que celle qu’elle avoit à lui faire, elle lui raconta fidèlement dans quelle occasion Aladdin avoit vu la princesse Badroulboudour, l’amour violent que cette vue fatale lui avoit inspiré, la déclaration qu’il lui en avoit faite, tout ce qu’elle lui avoit représenté pour le détourner d’une passion non moins injurieuse à sa Majesté, qu’à la princesse sa fille. « Mais, continua-t-elle, mon fils, bien loin d’en profiter et de reconnoître sa hardiesse, s’est obstiné à y persévérer jusqu’au point de me menacer de quelqu’action de désespoir si je refusois de venir demander la princesse en mariage à votre Majesté ; et ce n’a été qu’après m’être fait une violence extrême, que j’ai été contrainte d’avoir cette complaisance pour lui, de quoi je supplie encore une fois votre Majesté de m’accorder le pardon, non-seulement à moi, mais même à Aladdin mon fils, d’avoir eu la pensée téméraire d’aspirer à une si haute alliance. »

Le sultan écouta tout ce discours avec beaucoup de douceur et de bonté, sans donner aucune marque de colère ou d’indignation, et même sans prendre la demande en raillerie.

Mais avant de donner réponse à cette bonne femme, il lui demanda ce que c’était que ce qu’elle avait apporté enveloppé dans un linge. Aussitôt elle prit le vase de porcelaine qu’elle avait mis au pied du trône avant de se prosterner, elle le découvrit et le présenta au sultan.

On ne saurait exprimer la surprise et l’étonnement du sultan, lorsqu’il vit rassemblé dans ce vase tant de pierreries si considérables, si précieuses, si parfaites, si éclatantes, et d’une grosseur telle qu’il n’en avait point encore vu de pareilles. Il resta quelque temps dans une si grande admiration, qu’il en était immobile. Après être enfin revenu à lui, il reçu le présent des mains de la mère d’Aladdin, en s’écriant avec un transport de joie : « Ah, que cela est beau ! Que cela est riche ! » Après avoir admiré et manié presque toutes les pierreries l’une après l’autre, en les prisant chacune par l’endroit qui les distinguait, il se tourna du côté de son grand visir ; et en lui montrant le vase : « Vois, dit-il, et conviens qu’on ne peut rien voir au monde de plus riche et de plus parfait. » Le visir en fut charmé. « Eh bien, continua le sultan, que dis-tu d’un tel présent ? N’est-il pas digne de la princesse ma fille, et ne puis-je pas la donner à ce prix-là à celui qui me la fait demander ? »

Ces paroles mirent le grand visir dans une étrange agitation. Il y avoit quelque temps que le sultan lui avoit fait entendre que son intention étoit de donner la princesse sa fille en mariage à un fils qu’il avoit. Il craignit, et ce n’étoit pas sans fondement, que le sultan, ébloui par un présent si riche et si extraordinaire, ne changeât de sentiment. Il s’approcha du sultan ; et en lui parlant à l’oreille : « Sire, dit-il, on ne peut disconvenir que le présent ne soit digne de la princesse ; mais je supplie votre Majesté de m’accorder trois mois avant de se déterminer : j’espère qu’avant ce temps-là, mon fils, sur qui elle a eu la bonté de me témoigner qu’elle avoit jeté les yeux, aura de quoi lui en faire un d’un plus grand prix que celui d’Aladdin, que votre Majesté ne connaît pas. » Le sultan, quoique bien persuadé qu’il n’était pas possible que son grand visir pût trouver à son fils de quoi faire un présent d’une aussi grande valeur à la princesse sa fille, ne laissa pas néanmoins de l’écouter, et de lui accorder cette grâce. Ainsi, en se retournant du côté de la mère d’Aladdin, il lui dit : « Allez, bonne femme, retournez chez vous, et dites à votre fils que j’agrée la proposition que vous m’avez faite de sa part, mais que je ne puis marier la princesse ma fille, que je ne lui aie fait faire un ameublement qui ne sera prêt que dans trois mois. Ainsi revenez en ce temps-là. »

La mère d’Aladdin retourna chez elle avec une joie d’autant plus grande, que, par rapport à son état, elle avait d’abord regardé l’accès auprès du sultan comme impossible, et que d’ailleurs elle avait obtenu une réponse si favorable, au lieu qu’elle ne s’était attendue qu’à un rebut qui l’aurait couverte de confusion. Deux choses firent juger à Aladdin, quand il vit entrer sa mère, qu’elle lui apportait une bonne nouvelle : l’une, qu’elle revenait de meilleure heure qu’à l’ordinaire ; et l’autre, qu’elle avait le visage gai et ouvert. « Hé bien, ma mère, lui dit-il, dois-je espérer ? Dois-je mourir de désespoir » ? Quand elle eut quitté son voile et qu’elle se fut assise sur le sofa avec lui : « Mon fils, dit-elle, pour ne vous pas tenir trop long-temps dans l’incertitude, je commencerai par vous dire, que bien loin de songer à mourir, vous avez tout sujet d’être content. » En poursuivant son discours elle lui raconta de quelle manière elle avait eu audience avant tout le monde, ce qui était cause qu’elle était revenue de si bonne heure ; les précautions qu’elle avait prises pour faire au sultan, sans qu’il s’en offensât, la proposition de mariage de la princesse Badroulboudour avec lui, et la réponse toute favorable que le sultan lui avait faite de sa propre bouche. Elle ajouta que, autant qu’elle en pouvait juger par les marques que le sultan en avait données, le présent, sur toutes choses, avait fait un puissant effet sur son esprit pour le déterminer à la réponse favorable qu’elle rapportait. « Je m’y attendais d’autant moins, dit-elle encore, que le grand visir lui avait parlé à l’oreille avant qu’il me la fît, et que je craignais qu’il ne le détournât de la bonne volonté qu’il pouvait avoir pour vous. »
Aladdin s’estima le plus heureux des mortels eu apprenant cette nouvelle. Il remercia sa mère de toutes les peines qu’elle s’étoit données dans la poursuite de cette affaire, dont l’heureux succès étoit si important pour son repos. Et quoique dans l’impatience où il étoit de jouir de l’objet de sa passion, trois mois lui parussent d’une longueur extrême, il se disposa néanmoins à attendre avec patience, fondé sur la parole du sultan, qu’il regardoit comme irrévocable. Pendant qu’il comptoit non-seulement les heures, les jours et les semaines, mais même jusqu’aux momens, en attendant que le terme fût passé, environ deux mois s’étoient écoulés, quand la mère, un soir en voulant allumer la lampe, s’aperçut qu’il n’y avoit plus d’huile dans la maison. Elle sortit pour en aller acheter ; et en avançant dans la ville, elle vit que tout y étoit en fête. En effet, les boutiques au lieu d’être fermées, étoient ouvertes ; on les ornoit de feuillages, on y préparoit des illuminations, chacun s’efforçoit à qui le feroit avec plus de pompe et de magnificence pour mieux marquer son zèle. Tout le monde enfin donnoit des démonstrations de joie et de réjouissance. Les rues étaient même embarrassées par des officiers en habits de cérémonie, montés sur des chevaux richement harnachés et environnés d’un grand nombre de valets de pied qui alloient et venoient. Elle demanda au marchand chez qui elle achetoit son huile, ce que tout cela signifioit. « D’où venez-vous ma bonne dame, lui dit-il ? Ne savez-vous pas que le fils du grand visir épouse ce soir la princesse Badroulboudour, fille du sultan ? Elle va bientôt sortir du bain, et les officiers que vous voyez, s’assemblent pour lui faire cortège jusqu’au palais où se doit faire la cérémonie. »

La mère d’Aladdin ne voulut pas en apprendre davantage. Elle revint en si grande diligence, qu’elle rentra chez elle presque hors d’haleine. Elle trouva son fils qui ne s’attendoit à rien moins qu’à la fâcheuse nouvelle qu’elle lui apportoit. « Mon fils, s’écria-t-elle, tout est perdu pour vous ! Vous comptiez sur la belle promesse du sultan, il n’en sera rien. » Aladdin alarmé de ces paroles : « Ma mère, reprit-il, par quel endroit le sultan ne me tiendroit-il pas sa promesse ? Comment le savez-vous ? » « Ce soir, repartit la mère, le fils du grand visir épouse la princesse Badroulboudour dans le palais. » Elle lui raconta de quelle manière elle venoit de l’apprendre, par tant de circonstances, qu’il n’eut pas lieu d’en douter.

À cette nouvelle, Aladdin demeura immobile, comme s’il eût été frappé d’un coup de foudre. Tout autre que lui en eût été accablé ; mais une jalousie secrète l’empêcha d’y demeurer long-temps. Dans le moment il se souvint de la lampe qui lui avoit été si utile jusqu’alors ; et sans aucun emportement en vaines paroles contre le sultan, contre le grand visir, ou contre le fils de ce ministre, il dit seulement : « Ma mère, le fils du grand visir ne sera peut-être pas cette nuit aussi heureux qu’il se le promet. Pendant que je vais dans ma chambre pour un moment, préparez-nous à souper. »

La mère d’Aladdin comprit bien que son fils vouloit faire usage de la lampe pour empêcher, s’il étoit possible, que le mariage du fils du grand visir avec la princesse ne vînt jusqu’à la consommation, et elle ne se trompoit pas. En effet, quand Aladdin fut dans sa chambre, il prit la lampe merveilleuse qu’il y avoit portée, en l’ôtant devant les yeux de sa mère, après que l’apparition du génie lui eut fait une si grande peur ; il prit, dis-je, la lampe, et il la frotta au même endroit que les autres fois. À l’instant, le génie parut devant lui :

« Que veux-tu, dit-il à Aladdin ? Me voici prêt a t’obéir comme ton esclave, et de tous ceux qui ont la lampe à la main, moi et les autres esclaves de la lampe ! »

« Écoute, lui dit Aladdin, tu m’as apporté jusqu’à présent de quoi me nourrir quand j’en ai eu besoin , il s’agit présentement d’une affaire de tout autre importance. J’ai fait demander en mariage au sultan la princesse Badroulboudour sa fille. Il me l’a promise, et il m’a demandé un délai de trois mois. Au lieu de tenir sa promesse, ce soir, avant le terme échu, il la marie au fils du grand visir : je viens de l’apprendre, et la chose est certaine. Ce que je te demande, c’est que, dès que le nouvel époux et la nouvelle épouse seront couchés, tu les enlèves, et que tu les apportes ici tous deux dans leur lit.

« Mon maître, reprit le génie, je vais t’obéir. As-tu autre chose à me commander ? »

« Rien autre chose pour le présent, repartit Aladdin. » En même temps le génie disparut.

Aladdin revint trouver sa mère ; il soupa avec elle, avec la même tranquillité qu’il avoit coutume de le faire. Après le souper il s’entretint quelque temps avec elle du mariage de la princesse, comme d’une chose qui ne l’embarrassoit plus. II retourna à sa chambre, et il laissa sa mère en liberté de se coucher. Pour lui il ne se coucha pas, mais il attendit le retour du génie, et l’exécution du commandement qu’il lui avoit fait.

Pendant ce temps-là tout avoit été préparé avec bien de la magnificence dans le palais du sultan pour la célébration des noces de la princesse, et la soirée se passa en cérémonies et en réjouissances jusque bien avant dans la nuit. Quand tout fut achevé, le fils du grand visir, au signal que lui fit le chef des eunuques de la princesse, s’échappa adroitement, et cet officier l’introduisit dans l’appartement de la princesse son épouse jusqu’à la chambre où le lit nuptial étoit préparé. Il se coucha le premier. Peu de temps après, la sultane, accompagnée de ses femmes et de celles de la princesse sa fille, amena la nouvelle épouse. Elle faisoit de grandes résistances selon la coutume des nouvelles mariées. La sultane aida à la déshabiller, la mit dans le lit comme par force ; et après l’avoir embrassée en lui souhaitant la bonne nuit, elle se retira avec toutes les femmes ; et la dernière qui sortit ferma la porte de la chambre.

À peine la porte de la chambre fut fermée, que le génie, comme esclave fidèle de la lampe, et exact à exécuter les ordres de ceux qui l’avoient à la main, sans donner le temps à l’époux de faire la moindre caresse à son épouse, enlève le lit avec l’époux et l’épouse, au grand étonnement de l’un et de l’autre, et en un instant le transporte dans la chambre d’Aladdin, où il le pose.

Aladdin qui attendait ce moment avec impatience, ne souffrit pas que le fils du grand visir demeurât couché avec la princesse. « Prends ce nouvel époux, dit-il au génie, enferme-le dans le privé, et reviens demain matin un peu après la pointe du jour. » Le génie enleva aussitôt le fils du grand visir hors du lit en chemise, et le transporta dans le lieu qu’Aladdin lui avoit dit, où il le laissa après avoir jeté sur lui un souffle qu’il sentit depuis la tête jusqu’aux pieds, et qui l’empêcha de remuer de la place.

Quelque grande que fût la passion d’Aladdin pour la princesse Badroulboudour, il ne lui tint pas néanmoins un long discours, lorsqu’il se vit seul avec elle. « Ne craignez rien, adorable princesse, lui dit-il d’un air tout passionné, vous êtes ici en sûreté, et quelque violent que soit l’amour que je ressens pour votre beauté et pour vos charmes , il ne me fera jamais sortir des bornes du profond respect que je vous dois. Si j’ai été forcé, ajouta-t-il, d’en venir à cette extrémité, ce n’a pas été dans la vue de vous offenser, mais pour empêcher qu’un injuste rival ne vous possédât, contre la parole donnée par le sultan votre père en ma faveur. »

La princesse qui ne savoit rien de ces particularités, fit fort peu d’attention à tout ce qu’Aladdin lui put dire. Elle n’étoit nullement en état de lui répondre. La frayeur et l’étonnement où elle étoit d’une aventure si surprenante et si peu attendue, l’avoient mise dans un tel état, qu’Aladdin n’en put tirer aucune parole. Aladdin n’en demeura pas là : il prit le parti de se déshabiller, et il se coucha à la place du fils du grand visir, le dos tourné du côté de la prin- cesse, après avoir eu la précaution de mettre un sabre entre la princesse et lui, pour marquer qu’il mériteroit d’en être puni s’il attentoit à son honneur.

Aladdin content d’avoir ainsi privé son rival du bonheur dont il s’étoit flatté de jouir cette nuit-là, dormit assez tranquillement. Il n’en fut pas de même de la princesse Badroulboudour : de sa vie il ne lui étoit arrivé de passer une nuit aussi fâcheuse et aussi désagréable que celle-là ; et si l’on veut bien faire réflexion au lieu et à l’état où le génie avoit laissé le fils du grand visir, on jugera que ce nouvel époux la passa d’une manière beaucoup plus affligeante.

Le lendemain, Aladdin n’eut pas besoin de frotter la lampe pour appeler le génie. Il revint à l’heure qu’il lui avoit marquée, et dans le temps qu’il achevoit de s’habiller :

« Me voici, dit-il à Aladdin. Qu’as tu a me commander ? »

« Va reprendre, lui dit Aladdin, le fils du grand visir où tu l’as mis ; viens le remettre dans ce lit, et reporte-le où tu l’as pris dans le palais du sultan. » Le génie alla relever le fils du grand visir de sentinelle, et Aladdin reprenoit son sabre quand il reparut. Il mit le nouvel époux près de la princesse, et en un instant il reporta le lit nuptial dans la même chambre du palais du sultan d’où il l’avoit apporté.

Il faut remarquer qu’en tout ceci le génie ne fut aperçu ni de la princesse, ni du fils du grand visir. Sa forme hideuse eut été capable de les faire mourir de frayeur. Ils n’entendirent même rien des discours entre Aladdin et lui ; et ils ne s’aperçurent que de l’ébranlement du lit et de leur transport d’un lieu à un autre : c’étoit bien assez pour leur donner la frayeur qu’il est aisé d’imaginer.

Le génie ne venoit que de poser le lit nuptial en sa place, quand le sultan, curieux d’apprendre comment la princesse sa fille avoit passé la première nuit de ses noces, entra dans la chambre pour lui souhaiter le bon jour. Le fils du grand visir morfondu du froid qu’il avoit souffert toute la nuit, et qui n’avoit pas encore eu le temps de se réchauffer, n’eut pas sitôt entendu qu’on ouvroit la porte, qu’il se leva, et passa dans une garderobe où il s’étoit déshabillé le soir.

Le sultan approcha du lit de la princesse, la baisa entre les deux yeux, selon la coutume, en lui souhaitant le bonjour, et lui demanda en souriant comment elle se trouvoit de la nuit passée ; mais en relevant la tête, et en la regardant avec plus d’attention, il fut extrêmement surpris de la voir dans une grande mélancolie, et de ce qu’elle ne lui marquoit ni par la rougeur qui eût pu lui monter au visage, ni par aucun autre signe, ce qui eût pu satisfaire sa curiosité. Elle lui jeta seulement un regard des plus tristes, d’une manière qui marquoit une grande affliction, ou un grand mécontentement. Il lui dit encore quelques paroles ; mais comme il vit qu’il n’en pouvoit tirer d’elle, il s’imagina qu’elle le faisoit par pudeur, et il se retira. Il ne laissa pas néanmoins de soupçonner qu’il y avoit quelque chose d’extraordinaire dans son silence ; ce qui l’obligea d’aller sur-le-champ à l’appartement de la sultane, à qui il fit le récit de l’état où il avoit trouvé la princesse, et de la réception qu’elle lui avoit faite. « Sire, lui dit la sultane, cela ne doit pas surprendre votre Majesté : il n’y a pas de nouvelle mariée qui n’ait la même retenue le lendemain de ses noces. Ce ne sera pas la même chose dans deux ou trois jours : alors elle recevra le sultan son père comme elle le doit. Je vais la voir, ajouta-t-elle, et je suis bien trompée, si elle me fait le même accueil. »

Quand la sultane fut habillée, elle se rendit à l’appartement de la princesse, qui n’étoit pas encore levée : elle s’approcha de son lit, et elle lui donna le bon jour, en l’embrassant ; mais sa surprise fut des plus grandes, non-seulement de ce qu’elle ne lui répondoit rien, mais même de ce qu’en la regardant, elle s’aperçut qu’elle étoit dans un grand abattement, qui lui fit juger qu’il lui étoit arrivé quelque chose qu’elle ne pénétroit pas. « Ma fille, lui dit la sultane, d’où vient que vous répondez si mal aux caresses que je vous fais ? Est-ce avec votre mère que vous devez faire toutes ces façons ? Et doutez-vous que je ne sois pas instruite de ce qui peut arriver dans une pareille circonstance que celle où vous êtes ? Je veux bien croire que vous n’ayez pas cette pensée, il faut donc qu’il vous soit arrivé quelqu’autre chose ; avouez-le-moi franchement, et ne me laissez pas plus long-temps dans une inquiétude qui m’accable. »

La princesse Badroulboudour rompit enfin le silence par un grand soupir : « Ah, madame et très-honorée mère, s’écria-t-elle, pardonnez-moi, si j’ai manqué au respect que je vous dois ! J’ai l’esprit si fortement occupé des choses extraordinaires qui me sont arrivées cette nuit, que je ne suis pas encore bien revenue de mon étonnement ni de mes frayeurs, et que j’ai même de la peine à me reconnoître moi-même. » Alors elle lui raconta avec les couleurs les plus vives, de quelle manière, un instant après qu’elle et son époux furent couchés, le lit avoit été enlevé et transporté en un moment dans une chamre mal-propre et obscure, où elle s’étoit vue seule et séparée de son époux, sans savoir ce qu’il étoit devenu, et où elle avoit vu un jeune homme, lequel, après lui avoir dit quelque paroles que la frayeur l’avoit empêchée d’entendre, s’étoit couché avec elle à la place de son époux, après avoir mis son sabre entr’elle et lui, et que son époux lui avoit été rendu, et le lit rapporté en sa place en aussi peu de temps. « Tout cela ne venoit que d’être fait, ajouta-t-elle, quand le sultan mon père est entré dans ma chambre ; j’étois si accablée de tristesse, que je n’ai pas eu la force de lui répondre une seule parole. Aussi je ne doute pas qu’il ne soit indigné de la manière dont j’ai reçu l’honneur qu’il m’a fait ; mais j’espère qu’il me pardonnera quand il saura ma triste aventure, et l’état pitoyable où je me trouve encore en ce moment. »

La sultane écouta fort tranquillement tout ce que la princesse voulut bien lui raconter ; mais elle ne voulut point y ajouter foi. « Ma fille, lui dit-elle, vous avez bien fait de ne point parler de cela au sultan votre père. Gardez-vous bien d’en rien dire à personne : on vous prendroit pour une folle, si on vous entendoit parler de la sorte. » « Madame, reprit la princesse, je puis vous assurer que je vous parle de bon sens ; vous pourrez vous en informer à mon époux, il vous dira la même chose. » « Je m’en Informerai, repartit la sultane ; mais quand il m’en parleroit comme vous, je n’en serois pas plus persuadée que je le suis. Levez-vous cependant, et ôtez-vous cette imagination de l’esprit ; il feroit beau voir que vous troublassiez par une pareille vision les fêtes ordonnées pour vos noces, et qui doivent se continuer plusieurs jours dans ce palais et dans tout le royaume ! N’entendez-vous pas déjà les fanfares et les concerts de trompettes, de tymbales et de tambours ? Tout cela vous doit inspirer la joie et le plaisir, et vous faire oublier toutes les fantaisies dont vous venez de me parler. » En même temps la sultane appela les femmes de la princesse ; et après qu’elle l’eut fait lever, et qu’elle l’eut vue se mettre à sa toilette, elle alla à l’appartement du sultan ; elle lui dit que quelque fantaisie avoit passé véritablement par l’esprit de sa fille, mais que ce n’étoit rien. Elle fit appeler le fils du visir, pour savoir de lui quelque chose de ce que la princesse lui avoit dit ; mais le fils du visir qui s’estimoit infiniment honoré de l’alliance du sultan, avoit pris le parti de dissimuler. « Mon gendre, lui dit la sultane, dites-moi, êtes-vous dans le même entêtement que votre épouse ? » « Madame, reprit le fils du visir, oserois-je vous demander à quel sujet vous me faites cette demande ? » « Cela suffit, repartit la sultane, je n’en veux pas savoir davantage : vous êtes plus sage qu’elle. »

Les réjouissances continuèrent toute la journée dans le palais ; et la sultane qui n’abandonna pas la princesse, n’oublia rien pour lui inspirer la joie, et pour lui faire prendre part aux divertissemens qu’on lui donnoit par différentes sortes de spectacles ; mais elle étoit tellement frappée des idées de ce qui lui étoit arrivé la nuit, qu’il étoit aisé de voir qu’elle en étoit tout occupée. Le fils du grand visir n’étoit pas moins accablé de la mauvaise nuit qu’il avoit passée ; mais son ambition le fit dissimuler ; et à le voir, personne ne douta qu’il ne fût un époux très-heureux.

Aladdin qui étoit bien informé de ce qui se passoit au palais, ne douta pas que les nouveaux mariés ne dussent coucher encore ensemble, malgré la fâcheuse aventure qui leur étoit arrivée la nuit d’auparavant. Aladdin n’avoit point envie de les laisser en repos. Ainsi, dès que la nuit fut un peu avancée, il eut recours à la lampe. Aussitôt le génie parut, et fit à Aladdin le même compliment que les autres fois, en lui offrant son service. « Le fils du grand visir et la princesse Badroulboudour, lui dit Aladdin , doivent coucher encore ensemble cette nuit ; va, et du moment qu’ils seront couchés, apporte-moi le lit ici, comme hier. »

Le génie servit Aladdin avec autant de fidélité et d’exactitude que le jour précédent : le fils du grand visir passa la nuit aussi froidement et aussi désagréablement qu’il l’avoit déjà fait, et la princesse eut la même mortification d’avoir Aladdin pour compagnon de sa couche, le sabre posé entr’elle et lui. Le génie, suivant les ordres d’Aladdin, revint le lendemain, remit l’époux auprès de son épouse, enleva le lit avec les nouveaux mariés, et le reporta dans la chambre du palais où il l’avoit pris.

Le sultan , après la réception que la princesse Badroulboudour lui avoit faite le jour précédent, inquiet de savoir comment elle auroit passé la seconde nuit , et si elle lui feroit une réception pareille à celle qu’elle lui avoit déjà faite, se rendit à sa chambre d’aussi bon matin, pour en être éclairci. Le fils du grand visir, plus honteux et plus mortifié du mauvais succès de cette dernière nuit que de la première, à peine eut entendu venir le sultan, qu’il se leva avec précipitation, et se jeta dans la garderobe.

Le sultan s’avança jusqu’au lit de la princesse, en lui donnant le bon jour ; et après lui avoir fait les mêmes caresses que le jour précédent : « Hé bien, ma fille, lui dit-il, êtes-vous ce matin d’aussi mauvaise humeur que vous l’étiez hier ? Me direz-vous comment vous avez passé la nuit ? » La princesse garda le même silence, et le sultan s’aperçut qu’elle avoit l’esprit beaucoup moins tranquille, et qu’elle étoit plus abattue que la première fois. Il ne douta pas que quelque chose d’extraordinaire ne lui fût arrivé. Alors, irrité du mystère qu’elle lui en faisoit : « Ma fille, lui dit-il tout en colère et le sabre à la main, ou vous me direz ce que vous me cachez, ou je vais vous couper la tête tout-à-l’heure. »

La princesse, plus effrayée du ton et de la menace du sultan offensé, que de la vue du sabre nu, rompit enfin le silence : « Mon cher père et mon sultan, s’écria-t-elle les larmes aux yeux, je demande pardon à votre Majesté, si je l’ai offensée. J’espère de sa bonté et de sa clémence qu’elle fera succéder la compassion à la colère, quand je lui aurai fait le récit fidèle du triste et pitoyable état où je me suis trouvée toute cette nuit et toute la nuit passée. »

Après ce préambule qui appaisa et qui attendrit un peu le sultan, elle lui raconta fidèlement tout ce qui lui étoit arrivé pendant ces deux fâcheuses nuits, mais d’une manière si touchante qu’il en fut vivement pénétré de douleur, par l’amour et par la tendresse qu’il avoit pour elle. Elle finit par ces paroles : « Si votre Majesté a le moindre doute sur le récit que je viens de lui faire, elle peut s’en informer de l’époux qu’elle m’a donné. Je suis persuadée qu’il rendra à la vérité le même témoignage que je lui rends. »

Le sultan entra tout de bon dans la peine extrême qu’une aventure aussi surprenante devoit avoir causée à la princesse : « Ma fille, lui dit-il, vous avez grand tort de ne vous être pas expliquée à moi dès hier sur une affaire aussi étrange que celle que vous venez de m’apprendre, dans laquelle je ne prends pas moins d’intérêt que vous-même. Je ne vous ai pas mariée dans l’intention de vous rendre malheureuse, mais plutôt dans la vue de vous rendre heureuse et contente, et de vous faire jouir de tout le bonheur que vous méritez, et que vous pouviez espérer avec un époux qui m’avoit paru vous convenir. Effacez de votre esprit les idées fâcheuses de tout ce que vous venez de me raconter. Je vais mettre ordre à ce qu’il ne vous arrive pas davantage des nuits aussi désagréables et aussi peu supportables que celles que vous avez passées. »

Dès que le sultan fut rentré dans son appartement, il envoya appeler son grand visir : « Visir, lui dit-il, avez-vous vu votre fils, et ne vous a-t-il rien dit ? » Comme le grand visir lui eut répondu qu’il ne l’avoit pas vu, le sultan lui fit le récit de tout ce que la princesse Badroulboudour venoit de lui raconter. En achevant : « Je ne doute pas, ajouta-t-il, que ma fille ne m’ait dit la vérité ; je serai bien aise néanmoins d’en avoir la confirmation par le témoignage de votre fils : allez, et demandez-lui ce qui en est. »

Le grand visir ne différa pas d’aller joindre son fils ; il lui fit part de ce que le sultan venoit de lui communiquer, et il lui enjoignit de ne lui point déguiser la vérité, et de lui dire si tout cela étoit vrai ? « Je ne vous la déguiserai pas, mon père, lui répondit le fils, tout ce que la princesse a dit au sultan est vrai ; mais elle n’a pu lui dire les mauvais traitemens qui m’ont été faits en mon particulier, les voici : Depuis mon mariage j’ai passé deux nuits les plus cruelles qu’on puisse imaginer, et je n’ai pas d’expression pour vous décrire au juste et avec toutes leurs circonstances les maux que j’ai soufferts. Je ne vous parle pas de la frayeur que j’ai eue de me sentir enlever quatre fois dans mon lit, sans voir qui enlevoit le lit et le transportoit d’un lieu à un autre, et sans pouvoir imaginer comment cela s’est pu faire. Vous jugerez vous-même de l’état fâcheux où je me suis trouvé lorsque je vous dirai que j’ai passé deux nuits debout et nu en chemise dans une espèce de privé étroit, sans avoir la liberté de remuer de la place où j’étois posé, et sans pouvoir faire aucun mouvement, quoiqu’il ne parût devant moi aucun obstacle qui pût vraisemblablement m’en empêcher. Après cela, il n’est pas besoin de m’étendre plus au long pour vous faire le détail de mes souffrances. Je ne vous cacherai pas que cela ne m’a point empêché d’avoir pour la princesse mon épouse tous les sentimens d’amour, de respect et de reconnoissance qu’elle mérite ; mais je vous avoue de bonne foi qu’avec tout l’honneur et tout l’éclat qui rejaillit sur moi d’avoir épousé la fille de mon souverain, j’aimerois mieux mourir que de vivre plus long-temps dans une si haute alliance, s’il faut essuyer des traitemens aussi désagréables que ceux que j’ai déjà soufferts. Je ne doute point que la princesse ne soit dans les mêmes sentimens que moi ; et elle conviendra aisément que notre séparation n’est pas moins nécessaire pour son repos que pour le mien. Ainsi, mon père, je vous supplie par la même tendresse qui vous a porté à me procurer un si grand honneur, de faire agréer au sultan que notre mariage soit déclaré nul. »

Quelque grande que fût l’ambition du grand visir de voir son fils gendre du sultan, la ferme résolution néanmoins où il le vit de se séparer de la princesse, fit qu’il ne jugea pas à propos de lui proposer d’avoir encore patience au moins quelques jours pour éprouver si cette traverse ne finiroit point. Il le laissa, et il revint rendre réponse au sultan, à qui il avoua de bonne foi que la chose n’étoit que trop vraie, après ce qu’il venoit d’apprendre de son fils. Sans attendre même que le sultan lui parlât de rompre le mariage, à quoi il voyoit bien qu’il n’étoit que trop disposé, il le supplia de permettre que son fils se retirât du palais, et qu’il retournât auprès de lui, en prenant pour prétexte qu’il n’étoit pas juste que la princesse fût exposée un moment de plus à une persécution si terrible pour l’amour de son fils.

Le grand visir n’eut pas de peine à obtenir ce qu’il demandoit. Dès ce moment le sultan qui avoit déjà résolu la chose, donna ses ordres pour faire cesser les réjouissances dans son palais et dans la ville, et même dans toute l’étendue de son royaume, où il fit expédier des ordres contraires aux premiers ; et en très-peu de temps toutes les marques de joie et de réjouissances publiques cessèrent dans toute la ville et dans le royaume.

Ce changement subit et si peu attendu, donna occasion a bien des raisonnemens différens : on se demandoit les uns aux autres d’où pouvoit venir ce contre-temps ; et l’on n’en disoit autre chose, sinon qu’on avoit vu le grand visir sortir du palais, et se retirer chez lui accompagné de son fils, l’un et l’autre avec un air fort triste. Il n’y avoit qu’Aladdin qui en savoit le secret, et qui se réjouissoit en lui-même de l’heureux succès que l’usage de la lampe lui procuroit. Ainsi, comme il eut appris avec certitude que son rival avoit abandonné le palais, et que le mariage entre la princesse et lui étoit rompu absolument, il n’eut pas besoin de frotter la lampe davantage, et d’appeler le génie pour empêcher qu’il ne se consommât. Ce qu’il y a de particulier, c’est que ni le sultan, ni le grand visir, qui avoient oublié Aladdin et la demande qu’il avoit fait faire, n’eurent pas la moindre pensée qu’il pût avoir part à l’enchantement qui venoit de causer la dissolution du mariage de la princesse.

Aladdin cependant laissa écouler les trois mois que le sultan avoit marqués pour le mariage d’entre la princesse Badroulboudour et lui ; il en avoit compté tous les jours avec grand soin ; et quand ils furent achevés, dès le lendemain il ne manqua pas d’envoyer sa mère au palais pour faire souvenir le sultan de sa parole.

La mère d’Aladdin alla au palais comme son fils lui avoit dit, et elle se présenta à l’entrée du divan, au même endroit qu’auparavant. Le sultan n’eut pas plutôt jeté la vue sur elle, qu’il la reconnut, et se souvint en même temps de la demande qu’elle lui avoit faite, et du temps auquel il l’avoit remise. Le grand visir lui faisoit alors le rapport d’une affaire : « Visir, lui dit le sultan en l’interrompant, j’aperçois la bonne femme qui nous fit un si beau présent il y a quelques mois ; faites-la venir ; vous reprendrez votre rapport quand je l’aurai écoutée. » Le grand visir en jetant les yeux du côté de l’entrée du divan, aperçut aussi la mère d’Aladdin. Aussitôt il appela le chef des huissiers, et en la lui montrant, il lui donna ordre de la faire avancer.

La mère d’Aladdin s’avança jusqu’au pied du trône, où elle se prosterna selon la coutume. Après qu’elle se fut relevée, le sultan lui demanda ce qu’elle souhaitoit. « Sire, lui répondit-elle, je me présente encore devant le trône de votre Majesté, pour lui représenter au nom d’Aladdin mon fils, que les trois mois après lesquels elle l’a remis sur la demande que j’ai eu l’honneur de lui faire, sont expirés, et la supplier de vouloir bien s’en souvenir. »

Le sultan, en prenant un délai de trois mois pour répondre à la demande de cette bonne femme la première fois qu’il l’avoit vue, avoit cru qu’il n’entendroit plus parler d’un mariage qu’il regardoit comme peu convenable à la princesse sa fille, à regarder seulement la bassesse et la pauvreté de la mère d’Aladdin qui paroissoit devant lui dans un habillement fort commun. La sommation cependant qu’elle venoit de lui faire de tenir sa parole, lui parut embarrassante : il ne jugea pas à propos de lui répondre sur-le-champ ; il consulta son grand visir, et lui marqua la répugnance qu’il avoit à conclure le mariage de la princesse avec un inconnu, dont il supposoit que la fortune devoit être beaucoup au-dessous de la plus médiocre.

Le grand visir n’hésita pas à s’expliquer au sultan sur ce qu’il en pensoit. « Sire, lui dit-il, il me semble qu’il y a un moyen immanquable pour éluder un mariage si disproportionné, sans qu’Aladdin, quand même il seroit connu de votre Majesté, puisse s’en plaindre : c’est de mettre la princesse à un si haut prix, que ses richesses, quelles qu’elles puissent être, ne puissent y fournir. Ce sera le moyen de le faire désister d’une poursuite si hardie, pour ne pas dire si téméraire, à laquelle sans doute il n’a pas bien pensé avant de s’y engager. »

Le sultan approuva le conseil du grand visir. Il se tourna du côté de la mère d’Aladdin ; et après quelques momens de réflexion : « Ma bonne femme, lui dit-il, les sultans doivent tenir leur parole ; je suis prêt à tenir la mienne, et à rendre votre fils heureux par le mariage de la princesse ma fille ; mais comme je ne puis la marier que je ne sache l’avantage qu’elle y trouvera, vous direz à votre fils que j’accomplirai ma parole, dès qu’il m’aura envoyé quarante grands bassins d’or massif, pleins à comble des mêmes choses que vous m’avez déjà présentées de sa part, portés par un pareil nombre d’esclaves noirs, qui seront conduits par quarante autres esclaves blancs, jeunes, bien faits et de belle taille, et tous habillés très-magnifiquement : voilà les conditions auxquelles je suis prêta lui donner la princesse ma fille. Allez, bonne femme, j’attendrai que vous m’apportiez sa réponse. »

La mère d’Aladdin se prosterna encore devant le trône du sultan, et elle se retira. Dans le chemin, elle rioit en elle-même de la folle imagination de son fils. « Vraiment, disoit-elle, où trouvera-t-il tant de bassins d’or, et une si grande quantité de ces verres colorés pour les remplir ? Retournera-t-il dans le souterrain dont l’entrée est bouchée, pour en cueillir aux arbres ? Et tous ces esclaves tournés comme le sultan les demande, où les prendra- t-il ? Le voilà bien éloigné de sa prétention ; et je crois qu’il ne sera guère content de mon ambassade. » Quand elle fut rentrée chez elle, l’esprit rempli de toutes ces pensées, qui lui faisoient croire qu’Aladdin n’avoit plus rien à espérer : « Mon fils, lui dit-elle, je vous conseille de ne plus penser au mariage de la princesse Badroulboudour. Le sultan, à la vérité, m’a reçue avec beaucoup de bonté, et je crois qu’il étoit bien intentionné pour vous ; mais le grand visir, si je ne me trompe, lui a fait changer de sentiment, et vous pouvez le présumer comme moi sur ce que vous allez entendre. Après avoir représenté à sa Majesté que les trois mois étoient expirés, et que je le priois de votre part de se souvenir de sa promesse, je remarquai qu’il ne me fit la réponse que je vais vous dire, qu’après avoir parlé bas quelque temps avec le grand visir. » La mère d’Aladdin fit un récit très-exact à son fils de tout ce que le sultan lui avoit dit, et des conditions auxquelles il consentiroit au mariage de la princesse sa fille avec lui. En finissant : « Mon fils, lui dit-elle, il attend votre réponse ; mais entre nous, continua-t-elle en souriant, je crois qu’il attendra long-temps. »

« Pas si long-temps que vous croiriez bien, ma mère, reprit Aladdin ; et le sultan se trompe lui-même s’il a cru, par ses demandes exorbitantes, me mettre hors d’état de songer à la princesse Badroulboudour. Je m’attendois à d’autres difficultés insurmontables, ou qu’il mettroit mon incomparable princesse à un prix beaucoup plus haut ; mais à présent je suis content, et ce qu’il me demande est peu de chose en comparaison de ce que je serois en état de lui donner pour en obtenir la possession. Pendant que je vais songer à le satisfaire, allez nous chercher de quoi dîner, et laissez-moi faire. »

Dès que la mère d’Aladdin fut sortie pour aller à la provision, Aladdin prit la lampe, et il la frotta : dans l’instant le génie se présenta devant lui ; et dans les mêmes termes que nous avons déjà rapportés, il lui demanda ce qu’il avoit à lui commander, en marquant qu’il étoit prêt à le servir. Aladdin lui dit : « Le sultan me donne la princesse sa fille en mariage ; mais auparavant il me demande quarante grands bassins d’or massif et bien pesans, pleins à comble des fruits du jardin où j’ai pris la lampe dont tu es esclave. Il exige aussi de moi que ces quarante bassins soient portés par autant d’esclaves noirs, précédés par quarante esclaves blancs, jeunes, bien faits, de belle taille, et habillés très-richement. Va, et amène-moi ce présent au plus tôt, afin que je l’envoie au sultan avant qu’il lève la séance du divan. » Le génie lui dit que son commandement alloit être exécuté incessamment ; et il disparut.

Très-peu de temps après le génie se fit revoir accompagné des quarante esclaves noirs, chacun chargé d’un bassin d’or massif du poids de vingt marcs sur la tête, pleins de perles, de diamans, de rubis et d’émeraudes mieux choisies, même pour la beauté et pour la grosseur, que celles qui avoient déjà été présentées au sultan ; chaque bassin étoit couvert d’une toile d’argent à fleurons d’or. Tous ces esclaves, tant noirs que blancs, avec les plats d’or, occupoient presque toute la maison, qui étoit assez médiocre, avec une petite cour sur le devant, et un petit jardin sur le derrière. Le génie demanda à Aladdin s’il étoit content, et s’il avoit encore quelqu’autre commandement à lui faire. Aladdin lui dit qu’il ne lui demandoit rien davantage, et il disparut aussitôt.

La mère d’Aladdin revint du marché ; et en entrant elle fut dans une grande surprise devoir tant de monde et tant de richesses. Quand elle se fut déchargée des provisions qu’elle apportoit, elle voulut ôter le voile qui lui couvroit le visage ; mais Aladdin l’en empêcha. « Ma mère, dit-il, il n’y a pas de temps à perdre : avant que le sultan achève de tenir le divan, il est important que vous retourniez au palais, et que vous y conduisiez incessamment le présent et la dot de la princesse Badroulboudour qu’il m’a demandés, afin qu’il juge par ma diligence et par mon exactitude, du zèle ardent et sincère que j’ai de me procurer l’honneur d’entrer dans son alliance. »

Sans attendre la réponse de sa mère, Aladdin ouvrit la porte sur la rue ; et il fit défiler successivement tous ces esclaves, en faisant toujours marcher un esclave blanc suivi d’un esclave noir, chargé d’un bassin d’or sur la tête, et ainsi jusqu’au dernier. Et après que sa mère fut sortie en suivant le dernier esclave noir, il ferma la porte, et il demeura tranquillement dans sa chambre avec l’espérance que le sultan, après ce présent tel qu’il l’avoit demandé, voudrait bien le recevoir enfin pour son gendre.

Le premier esclave blanc qui étoit sorti de la maison d’Aladdin, avoit fait arrêter tous les passans qui l’aperçurent ; et avant que les quatre-vingts esclaves, entremêlés de blancs et de noirs, eussent achevé de sortir, la rue se trouva pleine d’une grande foule de peuple qui accouroit de toutes parts pour voir un spectacle si magnifique et si extraordinaire. L’habillement de chaque esclave étoit si riche en étoffe et en pierreries, que les meilleurs connoisseurs ne crurent pas se tromper en faisant monter chaque habit à plus d’un million. La grande propreté, l’ajustement bien entendu de chaque habillement, la bonne grâce, le bel air, la taille uniforme et avantageuse de chaque esclave, leur marche grave à une distance égale les uns des autres, avec l’éclat des pierreries d’une grosseur excessive enchâssées autour de leurs ceintures d’or massif dans une belle symétrie, et les enseignes aussi de pierreries attachées à leurs bonnets qui étaient d’un goût tout particulier, mirent toute cette foule de spectateurs dans une admiration si grande, qu’ils ne pouvoient se lasser de les regarder et de les conduire des yeux aussi loin qu’il leur étoit possible. Mais les rues étoient tellement bordées de peuple, que chacun étoit contraint de rester dans la place où il se trouvoit.

Comme il falloit passer par plusieurs rues pour arriver au palais, cela fit qu’une bonne partie de la ville, gens de toutes sortes d’états et de conditions, furent témoins d’une pompe si ravissante. Le premier des quatre-vingts esclaves arriva à la porte de la première cour du palais ; et les portiers qui s’étoient mis en haie dès qu’ils s’étoient aperçu que cette file merveilleuse approchoit, le prirent pour un roi, tant il étoit richement et magnifiquement habillé ; ils s’avancèrent pour lui baiser le bas de sa robe ; mais l’esclave instruit par le génie, les arrêta, et il leur dit gravement : « Nous ne sommes que des esclaves ; notre maître paroîtra quand il en sera temps. »

Le premier esclave, suivi de tous les autres, avança jusqu’à la seconde cour qui étoit très-spacieuse, et où la maison du sultan étoit rangée pendant la séance du divan. Les officiers à la tête de chaque troupe, étoient d’une grande magnificence ; mais elle fut effacée à la présence des quatre-vingts esclaves porteurs du présent d’Aladdin, et qui en faisoient eux-mêmes partie. Rien ne parut si beau ni si éclatant dans toute la maison du sultan ; et tout le brillant des seigneurs de sa cour qui l’environnoient, n’étoit rien en comparaison de ce qui se présentent alors à sa vue.

Comme le sultan avoit été averti de la marche et de l’arrivée de ces esclaves, il avoit donné ses ordres pour les faire entrer. Ainsi, dès qu’ils se présentèrent, ils trouvèrent l’entrée du divan libre, et ils y entrèrent dans un bel ordre, une partie à droite, et l’autre à gauche. Après qu’ils furent tous entrés et qu’ils eurent formé un grand demi-cercle devant le trône du sultan, les esclaves noirs posèrent chacun le bassin qu’ils portoient sur le tapis de pied. Ils se prosternèrent tous ensemble en frappant du front contre le tapis. Les esclaves blancs firent la même chose en même temps. Ils se relevèrent tous ; et les noirs en le faisant, découvrirent adroitement les bassins qui étoient devant eux, et tous demeurèrent debout, les mains croisées sur la poitrine, avec une grande modestie.

La mère d’Aladdin, qui cependant s’étoit avancée jusqu’au pied du trône, dit au sultan, après s’être prosternée : « Sire, Aladdin mon fils n’ignore pas que ce présent qu’il envoie à votre Majesté, ne soit beaucoup au-dessous de ce que mérite la princesse Badroulboudour ; il espère néanmoins que votre Majesté l’aura pour agréable, et qu’elle voudra bien le faire agréer aussi à la princesse, avec d’autant plus de confiance, qu’il a tâché de se conformer à la condition qu’il lui a plu de lui imposer. »

Le sultan n’était pas en état de faire attention au compliment de la mère d’Aladdin. Le premier coup d’œil jeté sur les quarante bassins d’or, pleins à comble des joyaux les plus brillans, les plus éclatans, les plus précieux que l’on eût jamais vus au monde, et les quatre-vingts esclaves qui paroissaient autant de rois, tant par leur bonne mine que par la richesse et la magnificence surprenante de leur habillement, l’avoit frappé d’une manière qu’il ne pouvoit revenir de son admiration. Au lieu de répondre au compliment de la mère d’Aladdin, il s’adressa au grand visir, qui ne pouvoit comprendre lui-même d’où une si grande profusion de richesses pouvoit être venue. « Eh bien, visir, dit-il publiquement, que pensez-vous de celui, quel qu’il puisse être, qui m’envoie un présent si riche et si extraordinaire, et que ni moi ni vous ne connoissons pas ? Le croyez-vous indigne d’épouser la princesse Badroulboudour ma fille ? »

Quelque jalousie et quelque douleur qu’eut le grand visir de voir qu’un inconnu alloit devenir le gendre du sultan préférablement à son fils, il n’osa néanmoins dissimuler son sentiment. Il étoit trop visible que le présent d’Aladdin étoit plus que suffisant pour mériter qu’il fût reçu dans une si haute alliance. Il répondit donc au sultan, et en entrant dans son sentiment : « Sire, dit-il, bien loin d’avoir la pensée que celui qui fait à votre Majesté un présent si digne d’elle, soit indigne de l’honneur qu’elle veut lui faire, j’oserois dire qu’il mériteroit davantage, si je n’étois persuadé qu’il n’y a pas de trésor au monde assez riche pour être mis dans la balance avec la princesse fille de votre Majesté. » Les seigneurs de la cour qui étaient de la séance du conseil, témoignèrent par leurs applaudissemens que leurs avis n’étoient pas différens de celui du grand visir.

Le sultan ne différa plus, il ne pensa pas même à s’informer si Aladdin avoit les autres qualités convenables à celui qui pou voit aspirer à devenir son gendre. La seule vue de tant de richesses immenses, et la diligence avec laquelle Aladdin venoit de satisfaire à sa demande, sans avoir formé la moindre difficulté sur des conditions aussi exorbitantes que celles qu’il lui avoit imposées, lui persuadèrent aisément qu’il ne lui manquoit rien de tout ce qui pouvoit le rendre accompli et tel qu’il le desiroit. Ainsi, pour renvoyer la mère d’Aladdin avec la satisfaction qu’elle pouvoit désirer, il lui dit : « Bonne femme, allez dire à votre fils que je l’attends pour le recevoir à bras ouverts et pour l’embrasser ; et que plus il fera de diligence pour venir recevoir de ma main le don que je lui fais de la princesse ma fille, plus il me fera de plaisir. »

Dès que la mère d’ Aladdin se fut retirée avec la joie dont une femme de sa condition peut être capable en voyant son fils parvenu à une si haute élévation contre son attente, le sultan mit fin à l’audience de ce jour ; et en se levant de son trône, il ordonna que les eunuques attachés au service de la princesse vinssent enlever les bassins pour les porter à l’appartement de leur maîtresse, où il se rendit pour les examiner avec elle à loisir ; et cet ordre fut exécuté sur-le-champ par les soins du chef des eunuques.

Les quatre-vingts esclaves blancs et noirs ne furent pas oubliés : on les fit entrer dans l’intérieur du palais ; et quelque temps après, le sultan qui venoit de parler de leur magnificence à la princesse Badroulboudour, commanda qu’on les fit venir devant l’appartement, afin qu’elle les considérât au travers des jalousies, et qu’elle connût que bien loin d’avoir rien exagéré dans le récit qu’il venoit de lui faire, il lui en avoit dit beaucoup moins que ce qui en était.

La mère d’Aladdin cependant arriva chez elle avec un air qui marquoit par avance la bonne nouvelle qu’elle apportoit à son fils. « Mon fils, lui dit-elle, vous avez tout sujet d’être content : vous êtes arrivé à l’accomplissement de vos souhaits contre mon attente, et vous savez ce que je vous en avois dit. Afin de ne vous pas tenir trop long-temps en suspens, le sultan, avec l’applaudissement de toute sa cour, a déclaré que vous êtes digne de posséder la princesse Badroulboudour. Il vous attend pour vous embrasser et pour conclure votre mariage. C’est à vous de songer aux préparatifs pour cette entrevue, afin qu’elle réponde à la haute opinion qu’il a conçue de votre personne ; mais après ce que j’ai vu des merveilles que vous savez faire, je suis persuadée que rien n’y manquera. Je ne dois pas oublier de vous dire encore que le sultan vous attend avec impatience. Ainsi ne perdez pas de temps à vous rendre auprès de lui. »

Aladdin, charmé de cette nouvelle, et tout plein de l’objet qui l’avoit enchanté, dit peu de paroles à sa mère, et se retira dans sa chambre. Là, après avoir pris la lampe qui lui avoit été si officieuse jusqu’alors en tous ses besoins et en tout ce qu’il avoit souhaité, il ne l’eut pas plutôt frottée, que le génie continua de marquer son obéissance, en paraissant d’abord sans se faire attendre. « Génie, lui dit Aladdin, je t’ai appelé pour me faire prendre le bain tout-à-l’heure ; et quand je l’aurai pris, je veux que tu me tiennes prêt un habillement le plus riche et le plus magnifique que jamais monarque ait porté. » Il eut à peine achevé de parler, que le génie, en le rendant invisible comme lui, l’enleva et le transporta dans un bain tout de marbre le plus fin, et de différentes couleurs les plus belles et Les plus diversifiées. Sans voir qui le servoit, il fut déshabillé dans un salon spacieux et d’une grande propreté. Du salon, on le fit entrer dans le bain, qui étoit d’une chaleur modérée ; et la il fut frotté et lavé avec plusieurs sortes d’eaux de senteur. Après l’avoir fait passer par tous les degrés de chaleur, selon les différentes pièces du bain, il en sortit ; mais tout autre que quand il y étoit entré : son teint se trouva frais, blanc, vermeil, et son corps beaucoup plus léger et plus dispos. Il rentra dans le salon, et il ne trou- va plus l’habit qu’il y avoit laissé : le génie avoit eu soin de mettre en sa place celui qu’il lui avoit demandé. Aladdin fut surpris en voyant la magnificence de l’habit qu’on lui avoit substitué. Il s’habilla avec l’aide du génie, en admirant chaque pièce à mesure qu’il la prenoit : tant elles étoient toutes au-delà de ce qu’il auroit pu s’imaginer ! Quand il eut achevé, le génie le reporta chez lui dans la même chambre où il l’avoit pris. Alors il lui demanda s’il avoit autre chose à lui commander. « Oui, répondit Aladdin, j’attends de toi que tu m’amènes au plutôt un cheval, qui surpasse en beauté et en bonté le cheval le plus estimé qui soit dans l’écurie du sultan, dont la housse, la selle, la bride et tout le harnois vaille plus d’un million. Je demande aussi que tu me fasses venir en même temps vingt esclaves, habillés aussi richement et aussi lestement que ceux qui ont apporté le présent, pour marcher à mes côtés et à ma suite en troupe, et vingt autres semblables pour marcher devant moi en deux files. Fais venir aussi à ma mère six femmes esclaves pour la servir, chacune habillée aussi richement au moins que les femmes esclaves de la princesse Badroulboudour, et chargées chacune d’un habit complet aussi magnifique et aussi pompeux que pour la sultane. J’ai besoin de dix mille pièces d’or en dix bourses. Voilà, ajouta-il, ce que j’avois à te commander. Va, et fais diligence. »

Dès qu’Aladdin eut achevé de donner ses ordres au génie, le génie disparut, et bientôt après il se fit revoir avec le cheval, avec les quarante esclaves, dont dix portoient chacun une bourse de dix mille pièces d’or ; et avec six femmes esclaves, chargées sur la tête chacune d’un habit différent pour la mère d’Aladdin, enveloppé dans une toile d’argent, et le génie présenta le tout à Aladdin.

Des dix bourses, Aladdin n’en prit que quatre qu’il donna à sa mère, en lui disant que c’étoit pour s’en servir dans ses besoins. Il laissa les six autres entre les mains des esclaves qui les portoient, avec ordre de les garder, et de les jeter au peuple par poignées en passant par les rues, dans la marche qu’ils dévoient faire pour se rendre au palais du sultan. Il ordonna aussi qu’ils marcheroient devant lui avec les autres, trois à droite et trois à gauche. Il présenta enfin à sa mère les six femmes esclaves, en lui disant qu’elles étoient à elle, et qu’elle pouvoit s’en servir comme leur maîtresse, et que les habits qu’elles avoient apportés, étoient pour son usage.

Quand Aladdin eut disposé toutes ses affaires, il dit au génie en le congédiant, qu’il l’appelleroit quand il auroit besoin de son service, et le génie disparut aussitôt. Alors Aladdin ne songea plus qu’à répondre au plus tôt au désir que le sultan avoit témoigné de le voir. Il dépêcha au palais un des quarante esclaves, je ne dirai pas le mieux fait, ils l’étoient tous également, avec ordre de s’adresser au chef des huissiers, et de lui demander quand il pourroit avoir l’honneur d’aller se jeter aux pieds du sultan. L’esclave ne fut pas long-temps à s’acquitter de son message : il apporta pour réponse que le sultan l’attendoit avec impatience.

Aladdin ne différa pas de monter à cheval, et de se mettre en marche dans l’ordre que nous avons marqué. Quoique jamais il n’eût monté à cheval, il y parut néanmoins pour la première fois avec tant de bonne grâce, que le cavalier le plus expérimenté ne l’eût pas pris pour un novice. Les rues par où il passa, furent remplies presqu’en un moment d’une foule innombrable de peuple, qui faisoit retentir l’air d’acclamations, de cris d’admiration, et de bénédictions, chaque fois particulièrement que les six esclaves qui avoient les bourses, faisoient voler des poignées de pièces d’or en l’air à droite et à gauche. Ces acclamations néanmoins ne venoient pas de la part de ceux qui se poussoient et qui se baissoient pour ramasser de ces pièces, mais de ceux qui d’un rang au-dessus du menu peuple, ne pouvoient s’empêcher de donner publiquement à la libéralité d’Aladdin les louanges qu’elle méritoit. Non-seulement ceux qui se souvenoient de l’avoir vu jouer dans les rues dans un âge déjà avancé, comme vagabond, ne le reconnoissoient plus ; ceux même qui l’avoient vu il n’y avoit pas long-temps, avoient de la peine à le remettre : tant il avoit les traits changés ! Cela venoit de ce que la lampe avoit cette propriété de procurer par degrés à ceux qui la possédoient, les perfections convenables à l’état auquel ils parvenoient par le bon usage qu’ils en faisoient. On fit alors beaucoup plus d’attention à la personne d’Aladdin qu’à la pompe qui l’accompagnoit, que la plupart avoit déjà remarquée le même jour dans la marche des esclaves qui avoient porté ou accompagné le présent. Le cheval néanmoins fut admiré par les bons connoisseurs, qui surent en distinguer la beauté, sans se laisser éblouir ni par la richesse ni par le brillant des diamans et des autres pierreries dont il étoit couvert. Comme le bruit s’étoit répandu que le sultan lui donnoit la princesse Badroulboudour en mariage, personne, sans avoir égard à sa naissance, ne porta envie à sa fortune ni à son élévation : tant il en parut digne !

Le conte suivant : Les Aventures du calife Haroun Alraschild