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Suite de l’histoire d’Aladdin, ou La Lampe merveilleuse

Aladdin arriva au palais, où tout étoit disposé pour le recevoir. Quand il fut à la seconde porte, il voulut mettre pied à terre, pour se conformer à l’usage observé par le grand visir, par les généraux d’armées et les gouverneurs de provinces du premier rang ; mais le chef des huissiers qui l’y attendoit par ordre du sultan, l’en empêcha et l’accompagna jusque près de la salle du conseil ou de l’audience, où il l’aida à descendre de cheval, quoiqu’Aladdin s’y opposât fortement, et ne le voulût pas souffrir ; mais il n’en fut pas le maître. Cependant les huissiers faisoient une double haie à l’entrée de la salle. Leur chef mit Aladdin à sa droite ; et après l’avoir fait passer au milieu, il le conduisit jusqu’au trône du sultan.

Dès que le sultan eut aperçu Aladdin, il ne fut pas moins étonné de le voir vêtu plus richement et plus magnifiquement qu’il ne l’avoit jamais été lui-même, que surpris de sa bonne mine, de sa belle taille, et d’un certain air de grandeur fort éloigné de l’état de bassesse dans lequel sa mère avoit paru devant lui. Son étonnement et sa surprise néanmoins ne l’empêchèrent pas de se lever, et de descendre deux ou trois marches de son trône assez promptement pour empêcher Aladdin de se jeter à ses pieds, et pour l’embrasser avec une démonstration pleine d’amitié. Après cette civilité, Aladdin voulut encore se jeter aux pieds du sultan, mais le sultan le retint par la main, et l’obligea de monter et de s’asseoir entre le visir et lui.

Alors Aladdin prit la parole : « Sire, dit-il, je reçois les honneurs que votre Majesté me fait, parce qu’elle a la bonté et qu’il lui plaît de me les faire ; mais elle me permettra de lui dire que je n’ai point oublié que je suis né son esclave, que je connois la grandeur de sa puissance, et que je n’ignore pas combien ma naissance me met au-dessous de la splendeur et de l’éclat du rang suprême où elle est élevée. S’il y a quelque endroit, continua-t-il, par ou je puisse avoir mérité un accueil si favorable, j’avoue que je ne le dois qu’à la hardiesse qu’un pur hasard m’a fait naître, d’élever mes yeux, mes pensées et mes désirs jusqu’à la divine princesse qui fait l’objet de mes souhaits. Je demande pardon à votre Majesté de ma témérité ; mais je ne puis dissimuler que je mourrois de douleur, si je perdois l’espérance d’en voir l’accomplissement. »

« Mon fils, répondit le sultan en l’embrassant une seconde fois, vous me feriez tort de douter un seul moment de la sincérité de ma parole. Votre vie m’est trop chère désormais pour ne vous la pas conserver, en vous présentant le remède qui est en ma disposition. Je préfère le plaisir de vous voir et de vous entendre, à tous mes trésors joints avec les vôtres. »

En achevant ces paroles, le sultan fit un signal, et aussitôt on entendit l’air retentir du son des trompettes, des hautbois et des tymbales, et en même temps le sultan conduisit Aladdin dans un magnifique salon où on servit un superbe festin. Le sultan mangea seul avec Aladdin. Le grand visir et les seigneurs de la cour, chacun selon leur dignité et selon leur rang, les accompagnèrent pendant le repas. Le sultan qui avoit toujours les yeux sur Aladdin, tant il prenoit plaisir à le voir, fit tomber le discours sur plusieurs sujets différens. Dans la conversation qu’ils eurent ensemble pendant le repas, et sur quelque matière qu’il le mît, il parla avec tant de connoissance et de sagesse, qu’il acheva de confirmer le sultan dans la bonne opinion qu’il avoit conçue de lui d’abord.

Le repas achevé, le sultan fit appeler le premier juge de sa capitale, et lui commanda de dresser et de mettre au net sur-le-champ le contrat de mariage de la princesse Badroulboudour sa fille, et d’Aladdin. Pendant ce temps-là le sultan s’entretint avec Aladdin de plusieurs choses indifférentes, en présence du grand visir et des seigneurs de sa cour, qui admirèrent la solidité de son esprit, et la grande facilité qu’il avoit de parler et de s’énoncer, et les pensées fines et délicates dont il assaisonnoit son discours.

Quand le juge eut achevé le contrat dans toutes les formes requises, le sultan demanda à Aladdin s’il vouloit rester dans le palais pour terminer les cérémonies du mariage le même jour : « Sire, répondit Aladdin, quelqu’impatience que j’aie de jouir pleinement des bontés de votre Majesté, je la supplie de vouloir bien permettre que je les diffère jusqu’à ce que j’aie fait bâtir un palais, pour y recevoir la princesse selon son mérite et sa dignité. Je le prie pour cet effet de m’accorder une place convenable dans le sien, afin que je sois plus à portée de lui faire ma cour. Je n’oublierai rien pour faire en sorte qu’il soit achevé avec toute la diligence possible. » « Mon fils, lui dit le sultan, prenez tout le terrain que vous jugerez à propos ; le vuide est trop grand devant mon palais, et j’avois déjà songé moi-même à le remplir mais souvenez-vous que je ne puis assez tôt vous voir uni avec ma fille, pour mettre le comble à ma joie. » En achevant ces paroles il embrassa encore Aladdin, qui prit congé du sultan avec la même politesse que s’il eût été élevé et qu’il eût toujours vécu à la cour.

Aladdin remonta à cheval, et il retourna chez lui dans le même ordre qu’il étoit venu, au travers de la même foule, et aux acclamations du peuple qui lui souhaitoit toutes sortes de bonheur et de prospérité. Dès qu’il fut rentré et qu’il eut mis pied à terre, il se retira dans sa chambre en particulier ; il prit la lampe, et il appela le génie comme il avoit accoutumé. Le génie ne se fit pas attendre ; il parut, et il lui fit offre de ses services. « Génie, lui dit Aladdin, j’ai tout sujet de me louer de ton exactitude à exécuter ponctuellement tout ce que j’ai exigé de toi jusqu’à présent, par la puissance de cette lampe ta maîtresse. Il s’agit aujourd’hui, que pour l’amour d’elle, tu fasses paroître, s’il est possible, plus de zèle et plus de diligence que tu n’as encore fait. Je te demande donc qu’en aussi peu de temps que tu le pourras, tu me fasses bâtir vis-à-vis du palais du sultan, à une juste distance, un palais digne d’y recevoir la princesse Badroulboudour mon épouse. Je laisse à ta liberté le choix des matériaux, c’est-à-dire du porphire, du jaspe, de l’agate, du lapis et du marbre le plus fin, le plus varié en couleurs, et du reste de l’édifice ; mais j’entends qu’au plus haut de ce palais tu fasses élever un grand salon en dôme, à quatre faces égales, dont les assises ne soient d’autres matières que d’or et d’argent massif, posés alternativement, avec douze croisées, six à chaque face, et que les jalousies de chaque croisée, à la réserve d’une seule que je veux qu’on laisse imparfaite, soient enrichies, avec art et symétrie, de diamans, de rubis et d’émeraudes, de manière que rien de pareil en ce genre n’ait été vu dans le monde. Je veux aussi que ce palais soit accompagné d’une avant-cour, d’une cour, d’un jardin ; mais sur toute chose, qu’il y ait dans un endroit que tu me diras, un trésor bien rempli d’or et d’argent monnoyé. Je veux aussi qu’il y ait dans ce palais des cuisines, des offices, des magasins, des garde-meubles garnis de meubles précieux pour toutes les saisons, et proportionnés à la magnificence du palais ; des écuries remplies des plus beaux chevaux, avec leurs écuyers et leurs palefreniers, sans oublier un équipage de chasse. Il faut qu’il y ait aussi des officiers de cuisine et d’office, et des femmes esclaves, nécessaires pour le service de la princesse. Tu dois comprendre quelle est mon intention : va, et reviens quand cela sera fait. »

Le soleil venoit de se coucher quand Aladdin acheva de charger le génie de la construction du palais qu’il avoit imaginé. Le lendemain, à la petite pointe du jour, Aladdin, à qui l’amour de la princesse ne permettoit pas de dormir tranquillement, étoit à peine levé que le génie se présenta à lui : « Seigneur, dit-il, votre palais est achevé, venez voir si vous en êtes content. » Aladdin n’eut pas plutôt témoigné qu’il le vouloit bien, que le génie l’y transporta en un instant. Aladdin le trouva si fort au-dessus de son attente, qu’il ne pouvoit assez l’admirer. Le génie le conduisit en tous les endroits ; et partout il ne trouva que richesses, que propreté et que magnificence, avec des officiers et des esclaves, tous habillés selon leur rang et selon les services auxquels ils étoient destinés. Il ne manqua pas, comme une des choses principales, de lui faire voir le trésor, dont la porte fut ouverte par le trésorier, et Aladdin y vit des tas de bourses de différentes grandeurs, selon les sommes qu’elles contenoient, élevés jusqu’à la voûte, et disposés dans un arrangement qui faisoit plaisir à voir. En sortant, le génie l’assura de la fidélité du trésorier. Il le mena ensuite aux écuries ; et là il lui fit remarquer les plus beaux chevaux qu’il y eût au monde, et les palefreniers dans un grand mouvement, occupés à les panser. Il le fit passer ensuite par des magasins remplis de toutes les provisions nécessaires, tant pour les ornemens des chevaux que pour leur nourriture.

Quand Aladdin eut examiné tout le palais, d’appartement en appartement et de pièce en pièce, depuis le haut jusqu’au bas, et particulièrement le salon à vingt-quatre croisées, et qu’il y eut trouvé des richesses et de la magnificence, avec toutes sortes de commodités au-delà de ce qu’il s’en étoit promis, il dit au génie : « Génie, on ne peut être plus content que je le suis ; et j’aurois tort de me plaindre. Il reste une seule chose dont je ne t’ai rien dit, parce que je ne m’en étois pas avisé : c’est d’étendre depuis la porte du palais du sultan jusqu’à la porte de l’appartement destiné pour la princesse dans ce palais-ci, un tapis du plus beau velours, afin qu’elle marche dessus en venant du palais du sultan. » « Je reviens dans un moment, dit le génie. » Et comme il eut disparu, peu de temps après Aladdin fut étonné de voir ce qu’il avoit souhaité, exécuté, sans savoir comment cela s’étoit fait. Le génie reparut, et il reporta Aladdin chez lui dans le temps qu’on ouvroit la porte du palais du sultan.

Les portiers ou palais qui venoient d’ouvrir la porte, et qui avoient toujours eu la vue libre du côté où était alors le palais d’Aladdin, furent fort étonnés de la voir bornée, et de voir un tapis de velours qui venoit de ce côté-là jusqu’à là porte de celui du sultan. Ils ne distinguèrent pas bien d’abord ce que c’étoit ; mais leur surprise augmenta quand ils eurent aperçu distinctement le superbe palais d’Aladdin. La nouvelle d’une merveille si surprenante fut répandue dans tout le palais en très—peu de temps. Le grand visir qui étoit arrivé presqu’à l’ouverture de la porte du palais, n’avoit pas été moins surpris de cette nouveauté que les autres ; il en fit part au sultan le premier, mais il voulut lui faire passer la chose pour un enchantement. « Visir, reprit le sultan, pourquoi voulez-vous que ce soit un enchantement ? Vous savez aussi bien que moi que c’est le palais qu’Aladdin a fait bâtir parla permission que je lui en ai donnée en votre présence, pour loger la princesse ma fille. Après l’échantillon de ses richesses que nous avons vu, pouvons-nous trouver étrange qu’il ait fait bâtir ce palais en si peu de temps ? Il a voulu nous surprendre, et nous faire voir qu’avec de l’argent comptant on peut faire de ces miracles d’un jour à l’autre. Avouez avec moi que l’enchantement dont vous avez voulu parler, vient d’un peu de jalousie. » L’heure d’entrer au conseil l’empêcha de continuer ce discours plus long-temps.

Quand Aladdin eut été reporté chez lui, et qu’il eut congédié le génie, il trouva que sa mère étoit levée, et qu’elle commençoit à se parer d’un des habits qu’il lui avoit fait apporter. À peu près vers le temps que le sultan venoit de sortir du conseil, Aladdin disposa sa mère à aller au palais avec les mêmes femmes esclaves qui lui étoient venues par le ministère du génie. Il la pria, si elle voyoit le sultan, de lui marquer qu’elle venoit pour avoir l’honneur d’accompagner la princesse vers le soir, quand elle seroit en état de passer à son palais. Elle partit ; mais quoiqu’elle et ses femmes esclaves qui la suivoient fussent habillées en sultanes, la foule néanmoins fut d’autant moins grande à les voir passer, qu’elles étoient voilées, et qu’un surtout convenable couvroit la richesse et la magnificence de leurs habillemens. Pour ce qui est d’Aladdin, il monta à cheval ; et après être sorti de sa maison paternelle, pour n’y plus revenir, sans avoir oublié la lampe merveilleuse, dont le secours lui avoit été si avantageux pour parvenir au comble de son bonheur, il se rendit publiquement à son palais avec la même pompe qu’il étoit allé se présenter au sultan le jour de devant.

Dès que les portiers du palais du sultan eurent aperçu la mère d’Aladdin qui venoit, ils en avertirent le sultan. Aussitôt l’ordre fut donné aux troupes de trompettes, de timbales, de tambours, de fifres et de hautbois qui étoient déjà postées en différens endroits des terrasses du palais ; et en un moment l’air retentit de fanfares et de concerts qui annoncèrent la joie à toute la ville. Les marchands commencèrent à parer leurs boutiques de beaux tapis, de coussins et de feuillages, et à préparer des illuminations pour la nuit. Les artisans quittèrent leur travail, et le peuple se rendit avec empressement à la grande place, qui se trouva alors entre le palais du sultan et celui d’Aladdin. Ce dernier attira d’abord leur admiration, non tant à cause qu’ils étoient accoutumés à voir celui du sultan, que parce que celui du sultan ne pouvoit entrer en comparaison avec celui d’Aladdin ; mais le sujet de leur plus grand étonnement fut de ne pouvoir comprendre par quelle merveille inouie ils voyoient un palais si magnifique dans un lieu où le jour d’auparavant il n’y avoit ni matériaux ni fondemens préparés.

La mère d’Aladdin fut reçue dans le palais avec honneur, et introduite dans l’appartement de la princesse Badroulboudour par le chef des eunuques. Aussitôt que la princesse l’aperçut, elle alla l’embrasser, et lui fit prendre place sur son sofa ; et pendant que ses femmes achevoient de l’habiller et de la parer des joyaux les plus précieux dont Aladdin lui avoit fait présent, elle la fît régaler d’une collation magnifique. Le sultan qui venoit pour être auprès de la princesse sa fille le plus de temps qu’il pourroit, avant qu’elle se séparât d’avec lui pour passer au palais d’Aladdin, lui fit aussi de grands honneurs. La mère d’Aladdin avoit parlé plusieurs fois au sultan en public ; mais il ne l’avoit point encore vue sans voile, comme elle étoit alors. Quoiqu’elle fût dans un âge un peu avancé, on y observoit encore des traits qui faisoient assez connoître qu’elle avoit été du nombre des belles dans sa jeunesse. Le sultan qui l’avoit toujours vue habillée fort simplement, pour ne pas dire pauvrement, étoit dans l’admiration de la voir aussi richement et aussi magnifiquement vêtue que la princesse sa fille. Cela lui fit faire cette réflexion, qu’Aladdin étoit également prudent, sage et entendu en toutes choses.

Quand la nuit fut venue, la princesse prit congé du sultan son père. Leurs adieux furent tendres et mêlés de larmes ; ils s’embrassèrent plusieurs fois sans se rien dire, et enfin la princesse sortit de son appartement, et se mit en marche avec la mère d’Aladdin à sa gauche, et suivie de cent femmes esclaves, habillées d’une magnificence surprenante. Toutes les troupes d’instrumens qui n’avoient cessé de se faire entendre depuis l’arrivée de la mère d’Aladdin, s’étoient réunies et commençoient cette marche ; elles étoient suivies par cent chiaoux [1] et par un pareil nombre d’eunuques noirs en deux files, avec leurs officiers à leur tête. Quatre cents jeunes pages du sultan en deux bandes, qui marchoient sur les côtés, en tenant chacun un flambeau à la main, faisoient une lumière, qui, jointe aux illuminations, tant du palais du sultan que de celui d’Aladdin, suppléoit merveilleusement au défaut du jour.

Dans cet ordre, la princesse marcha sur le tapis étendu depuis le palais du sultan jusqu’au palais d’Aladdin ; et à mesure qu’elle avançoit, les instrumens qui étoient à la tête de la marche, en s’approchant et se mêlant avec ceux qui se faisoient entendre du haut des terrasses du palais d’Aladdin, formèrent un concert, qui, tout extraordinaire et confus qu’il paroissoit, ne laissoit pas d’augmenter la joie, non-seulement dans la place remplie d’un grand peuple, mais même dans les deux palais, dans toute la ville, et bien loin au dehors.

La princesse arriva enfin au nouveau palais, et Aladdin courut avec toute la joie imaginable à l’entrée de l’appartement qui lui étoit destiné, pour la recevoir. La mère d’Aladdin avoit eu soin de faire distinguer son fils à la princesse, au milieu des officiers qui l’environnoient ; et la princesse, en l’apercevant, le trouva si bien fait qu’elle en fut charmée. « Adorable princesse, lui dit Aladdin en l’abordant et en la saluant très-respectueusement, si j’avois le malheur de vous avoir déplu par la témérité que j’ai eue d’aspirer à la possession d’une si aimable princesse, fille de mon sultan, j’ose vous dire que ce seroit à vos beaux yeux et à vos charmes que vous devriez vous en prendre, et non pas à moi. » « Prince, que je suis en droit de traiter ainsi à présent, lui répondit la princesse, j’obéis à la volonté du sultan mon père ; et il me suffit de vous avoir vu, pour vous dire que je lui obéis sans répugnance. »

Aladdin, charmé d’une réponse si agréable et si satisfaisante pour lui, ne laissa pas plus long-temps la princesse debout après le chemin qu’elle venoit de faire, à quoi elle n’étoit point accoutumée ; il lui prit la main, qu’il baisa avec une grande démonstration de joie, et il la conduisit dans un grand salon éclairé d’une infinité de bougies, où, par les soins du génie, la table se trouva servie d’un superbe festin. Les plats étoient d’or massif, et remplis de viandes les plus délicieuses. Les vases, les bassins, les gobelets, dont le buffet étoit très-bien garni, étoient aussi d’or et d’un travail exquis. Les autres ornemens et tous les embellissemens du salon répondoient parfaitement à cette grande richesse. La princesse, enchantée de voir tant de richesses rassemblées dans un même lieu, dit à Aladdin : « Prince, je croyois que rien au monde n’étoit plus beau que le palais du sultan mon père ; mais à voir ce seul salon, je m’aperçois que je m’étois trompée. » « Princesse, répondit Aladdin en la faisant mettre à table à la place qui lui étoit destinée, je reçois une si grande honnêteté, comme je le dois ; mais je sais ce que je dois croire. »

La princesse Badroulboudour, Aladdin et la mère d’Aladdin se mirent à table ; et aussitôt un chœur d’instrumens les plus harmonieux, touchés et accompagnés de très-belles voix de femmes toutes d’une grande beauté, commença un concert qui dura sans interruption jusqu’à la fin du repas. La princesse en fut si charmée, qu’elle dit qu’elle n’avoit rien entendu de pareil dans le palais du sultan son père. Mais elle ne savoit pas que ces musiciennes étoient des fées choisies par le génie, esclave de la lampe.

Quand le soupé fut achevé, et que l’on eut desservi en diligence, une troupe de danseurs et de danseuses succédèrent aux musiciennes. Ils dansèrent plusieurs sortes de danses figurées, selon la coutume du pays, et ils finirent par un danseur et une danseuse, qui dansèrent seuls avec une légèreté surprenante, et firent paroître chacun à leur tour toute la bonne grâce et l’adresse dont ils étoient capables. Il étoit près de minuit quand, selon la coutume de la Chine dans ce temps-là, Aladdin se leva et présenta la main à la princesse Badroulboudour pour danser ensemble, et terminer ainsi les cérémonies de leurs noces. Ils dansèrent d’un si bon air, qu’ils firent l’admiration de toute la compagnie. En achevant, Aladdin ne quitta pas la main de la princesse, et ils passèrent ensemble dans l’appartement où le lit nuptial étoit préparé. Les femmes de la princesse servirent à la déshabiller, et la mirent au lit, et les officiers d’Aladdin en firent autant, et chacun se retira. Ainsi furent terminées les cérémonies et les réjouissances des noces d’Aladdin et de la princesse Badroulboudour.

Le lendemain, quand Aladdin fut éveillé, ses valets-de-chambre se présentèrent pour l’habiller. Ils lui mirent un habit différent de celui du jour des noces, mais aussi riche et aussi magnifique. Ensuite il se fit amener un des chevaux destinés pour sa personne. Il le monta, et se rendit au palais du sultan, au milieu d’une grosse troupe d’esclaves qui marchoient devant lui, à ses côtés et à sa suite. Le sultan le reçut avec les mêmes honneurs que la première fois, il l’embrassa ; et après l’avoir fait asseoir près de lui sur son trône, il commanda qu’on servît le déjeûner. « Sire, lui dit Aladdin, je supplie votre Majesté de me dispenser aujourd’hui de cet honneur : je viens la prier de me faire celui de venir prendre un repas dans le palais de la princesse, avec son grand visir et les seigneurs de sa cour. » Le sultan lui accorda cette grâce avec plaisir. Il se leva à l’heure même ; et comme le chemin n’étoit pas long, il voulut y aller à pied. Ainsi il sortit avec Aladdin à sa droite, le grand visir à sa gauche, et les seigneurs à sa suite, précédé par les chiaoux et par les principaux officiers de sa maison.

Plus le sultan approchoit du palais d’Aladdin, plus il étoit frappé de sa beauté. Ce fut toute autre chose quand il fut entré : ses acclamations ne cessoient pas à chaque pièce qu’il voyoit. Mais quand ils furent arrivés au salon à vingt-quatre croisées où Aladdin l’avoit invité à monter, qu’il en eut vu les ornemens, et sur-tout qu’il eut jeté les yeux sur les jalousies enrichies de diamans, de rubis et d’émeraudes, toutes pierres parfaites dans leur grosseur proportionnée, et qu’Aladdin lui eut fait remarquer que la richesse étoit pareille au-dehors, il en fut tellement surpris qu’il demeura comme immobile. Après avoir resté quelque temps en cet état : « Visir, dit-il à ce ministre qui étoit près de lui, est-il possible qu’il y ait en mon royaume, et si près de mon palais, un palais si superbe et que je l’aie ignoré jusqu’à présent ? » « Votre Majesté, reprit le grand visir, peut se souvenir qu’avant-hier elle accorda à Aladdin, qu’elle venoit de reconnoître pour son gendre, la permission de bâtir un palais vis-à-vis du sien ; le même jour au coucher du soleil il n’y avoit pas encore de palais en cette place ; et hier j’eus l’honneur de lui annoncer le premier que le palais étoit fait et achevé. » « Je m’en souviens, repartit le sultan ; mais jamais je ne me fusse imaginé que ce palais fût une des merveilles du monde. Où en trouve-t-on dans tout l’univers de bâtis d’assises d’or et d’argent massif, au lieu d’assises ou de pierre ou de marbre, dont les croisées aient des jalousies jonchées de diamans, de rubis et d’émeraudes ? Jamais au monde il n’a été fait mention de chose semblable ! »

Le sultan voulut voir et admirer la beauté des vingt-quatre jalousies. En les comptant, il n’en trouva que vingt-trois qui fussent de la même richesse, et il fut dans un grand étonnement de ce que la vingt-quatrième était demeurée imparfaite. « Visir, dit-il (car le grand visir se faisoit un devoir de ne pas l’abandonner), je suis surpris qu’un salon de cette magnificence soit demeuré imparfait par cet endroit. » « Sire, reprit le grand visir, Aladdin apparemment a été pressé, et le temps lui a manqué pour rendre cette croisée semblable aux autres ; mais on peut croire qu’il a les pierreries nécessaires, et qu’au premier jour il y fera travailler. »

Aladdin qui avoit quitté le sultan pour donner quelques ordres, vint le rejoindre en ces entrefaites : « Mon fils, lui dit le sultan, voici le salon le plus digne d’être admiré de tous ceux qui sont au monde. Une seule chose me surprend : c’est de voir que cette jalousie soit demeurée imparfaite. Est-ce par oubli, ajouta-t-il, par négligence, ou parce que les ouvriers n’ont pas eu le temps de mettre la dernière main à un si beau morceau d’architecture ? » « Sire, répondit Aladdin, ce n’est par aucune de ces raisons que la jalousie est restée dans l’état que votre Majesté la voit. La chose a été faite à dessein, et c’est par mon ordre que les ouvriers n’y ont pas touché : je voulois que votre Majesté eût la gloire de faire achever ce salon et le palais en même temps. Je la supplie de vouloir bien agréer ma bonne intention, afin que je puisse me souvenir de la faveur et de la grâce que j’aurai reçue d’elle. » « Si vous l’avez fait dans cette intention, reprit le sultan, je vous en sais bon gré ; je vais dès l’heure même donner les ordres pour cela. » En effet, il ordonna qu’on fît venir les joailliers les mieux fournis de pierreries, et les orfèvres les plus habiles de sa capitale.

Le sultan cependant descendit du salon, et Aladdin le conduisit dans celui où il avoit régalé la princesse Badroulboudour le jour des noces. La princesse arriva un moment après ; elle reçut le sultan son père d’un air qui lui fît connoître combien elle étoit contente de son mariage. Deux tables se trouvèrent fournies des mets les plus délicieux, et servies tout en vaisselle d’or. Le sultan se mit à la première, et mangea avec la princesse sa fille, Aladdin et le grand visir. Tous les seigneurs de la cour furent régalés à la seconde, qui étoit fort longue. Le sultan trouva les mets de bon goût, et il avoua que jamais il n’avoit rien mangé de plus excellent. Il dit la même chose du vin, qui étoit en effet très-délicieux. Ce qu’il admira davantage, furent quatre grands buffets garnis et chargés à profusion de flacons, de bassins et de coupes d’or massif, le tout enrichi de pierreries. Il fut charmé aussi des chœurs de musique qui étoient disposés dans le salon, pendant que les fanfares de trompettes accompagnées de timbales et de tambours, retentissoient au-dehors à une distance proportionnée, pour en avoir tout l’agrément.

Dans le temps que le sultan venoit de sortir de table, on l’avertit que les joailliers et les orfèvres qui avoient été appelés par son ordre, étoient arrivés. Il remonta au salon à vingt-quatre croisées ; et quand il y fut, il montra aux joailliers et aux orfévres qui l’avoient suivi, la croisée qui etoit imparfaite : « Je vous ai fait venir, leur dit-il, afin que vous m’accommodiez cette croisée, et que vous la mettiez dans la même perfection que les autres ; examinez-les, et ne perdez pas de temps à me rendre celle-ci toute semblable. »

Les joailliers et les orfévres examinèrent les vingt-trois autres jalousies avec une grande attention ; et après qu’ils eurent consulté ensemble, et qu’ils furent convenus de ce dont ils pouvoient contribuer chacun de leur côté, ils revinrent se présenter devant le sultan ; et le joaillier ordinaire du palais qui prit la parole, lui dit : « Sire, nous sommes prêts à employer nos soins et notre industrie pour obéir à voire Majesté ; mais entre tous tant que nous sommes de notre profession, nous n’avons pas de pierreries aussi précieuses ni en assez grand nombre pour fournir à un si grand travail. » « J’en ai, dit le sultan, et au-delà de ce qu’il en faudra ; venez à mon palais, je vous mettrai à même, et vous choisirez. »

Quand le sultan fut de retour à son palais, il fit apporter toutes ses pierreries, et les joailliers en prirent une très-grande quantité, particulièrement de celles qui venoient du présent d’Aladdin. Ils les employèrent sans qu’il parût qu’ils eussent beaucoup avancé. Ils revinrent en prendre d’autres à plusieurs reprises, et en un mois ils n’avoient pas achevé la moitié de l’ouvrage. Ils employèrent toutes celles du sultan, avec ce que le grand visir lui prêta des siennes ; et tout ce qu’ils purent faire avec tout cela, fut au plus d’achever la moitié de la croisée.

Aladdin qui connut que le sultan s’efforcoit inutilement de rendre la jalousie semblable aux autres, et que jamais il n’en viendroit à son honneur, fit venir les orfévres, et leur dit non-seulement de cesser leur travail, mais même de défaire tout ce qu’ils avoient fait, et de reporter au sultan toutes ses pierreries avec celles qu’il avoit empruntées du grand visir.

L’ouvrage que les joailliers et les orfévres avoient mis plus de six semaines à faire, fut détruit en peu d’heures. Ils se retirèrent, et laissèrent Aladdin seul dans le salon. Il tira la lampe qu’il avoit sur lui, et il la frotta. Aussitôt le génie se présenta : « Génie, lui dit Aladdin, je t’avois ordonné de laisser une des vingt-quatre jalousies de ce salon imparfaite, et tu avois exécuté mon ordre ; présentement je t’ai fait venir pour te dire que je souhaite que tu la rendes pareille aux autres. » Le génie disparut, et Aladdin descendit du salon. Peu de momens après comme il y fut remonté, il trouva la jalousie dans l’état où il l’avoit souhaité, et pareille aux autres.

Les joailliers et les orfévres cependant arrivèrent au palais, et furent introduits et présentés au sultan dans son appartement. Le premier joaillier, en lui présentant les pierreries qu’ils lui rapportoient, dit au sultan au nom de tous : « Sire, votre Majesté sait combien il y a de temps que nous travaillons de toute notre industrie à finir l’ouvrage dont elle nous a chargés. Il étoit déjà fort avancé, lorsqu’Aladdin nous a obligés non-seulement de cesser, mais même de défaire tout ce que nous avions fait, et de lui rapporter ces pierreries et celles du grand visir. » Le sultan leur demanda si Aladdin ne leur en avoit pas dit la raison ; et comme ils lui eurent marqué qu’il ne leur en avoit rien témoigné, il donna ordre sur-le-champ qu’on lui amenât un cheval. On le lui amène,il le monte, et part sans autre suite que quelques-uns de ses gens, qui l’accompagnèrent à pied. Il arrive au palais d’Aladdin, et il va mettre pied à terre au bas de l’escalier qui conduisoit au salon à vingt-quatre croisées. Il y monte sans faire avertir Aladdin ; mais Aladdin s’y trouva fort a propos, et il n’eut que le temps de recevoir le sultan à la porte.

Le sultan, sans donner à Aladdin le temps de se plaindre obligeamment de ce que sa Majesté ne l’avoit pas fait avertir, et qu’elle l’avoit mis dans la nécessité de manquer à son devoir, lui dit : « Mon fils, je viens moi-même vous demander quelle raison vous avez de vouloir laisser imparfait un salon aussi magnifique et aussi singulier que celui de votre palais. »

Aladdin dissimula la véritable raison, qui étoit que le sultan n’étoit pas assez riche en pierreries pour faire une dépense si grande. Mais afin de lui faire connoître combien le palais, tel qu’il étoit, surpassoit non-seulement le sien, mais même tout autre palais qui fût au monde, puisqu’il n’avoit pu le parachever dans la moindre de ses parties , il lui répondit : « Sire, il est vrai que votre Majesté a vu ce salon imparfait ; mais je la supplie de voir présentement si quelque chose y manque. »

Le sultan alla droit à la fenêtre dont il avoit vu la jalousie imparfaite ; et quand il eut remarqué qu’elle étoit semblable aux autres, il crut s’être trompé. Il examina non-seulement les deux croisées qui étoient aux deux côtés, il les regarda même toutes l’une après l’autre, et quand il fut convaincu que la jalousie à laquelle il avoit fait employer tant de temps, et qui avoit coûté tant de journées d’ouvriers, venoit d’être achevée dans le peu de temps qui lui étoit connu, il embrassa Aladdin, et le baisa au front entre les deux yeux. « Mon fils, lui dit-il, rempli d’étonnement, quel homme êtes-vous, qui faites des choses si surprenantes, et presque en un clin d’œil ? Vous n’avez pas votre semblable au monde ; et plus je vous connois, plus je vous trouve admirable ! »

Aladdin reçut les louanges du sultan avec beaucoup de modestie, et il lui répondit en ces termes : « Sire, c’est une grande gloire pour moi de mériter la bienveillance et l’approbation de votre Majesté ! Ce que je puis lui assurer, c’est que je n’oublierai rien pour mériter l’une et l’autre de plus en plus. »

Le sultan retourna à son palais de la manière qu’il y étoit venu, sans permettre à Aladdin de l’y accompagner. En arrivant, il trouva le grand visir qui l’attendoit. Le sultan encore tout rempli d’admiration de la merveille dont il venoit d’être témoin, lui en fit le récit en des termes qui ne firent pas douter à ce ministre que la chose ne fût comme le sultan la racontoit ; mais qui confirmèrent le visir dans la croyance où il étoit déjà, que le palais d’Aladdin était l’effet d’un enchantement : croyance dont il avoit fait part au sultan presque dans le moment que ce palais venoit de paroître. Il voulut lui répéter la même chose. « Visir, lui dit le sultan en l’interrompant, vous m’avez déjà dit la même chose, mais je vois bien que vous n’avez pas encore mis en oubli le mariage de ma fille avec votre fils. »

Le grand visir vit bien que le sultan étoit prévenu : il ne voulut pas entrer en contestation avec lui, et il le laissa dans son opinion. Tous les jours réglément, dès que le sultan étoit levé, il ne manquoit pas de se rendre dans un cabinet d’où l’on découvroit tout le palais d’Aladdin, et il y alloit encore plusieurs fois, pendant la journée, pour le contempler et l’admirer.

Aladdin cependant ne demeuroit pas renfermé dans son palais : il avoit soin de se faire voir par la ville plus d’une fois chaque semaine ; soit qu’il allât faire sa prière tantôt dans une mosquée, tantôt dans une autre, ou que de temps en temps il allât rendre visite au grand visir, qui affectoit d’aller lui faire sa cour à certains jours réglés, ou qu’il fît l’honneur aux principaux seigneurs, qu’il régaloit souvent dans son palais, d’aller les voir chez eux. Chaque fois qu’il sortoit, il faisoit jeter par deux de ses esclaves qui marchoient en troupe autour de son cheval, des pièces d’or à poignées dans les rues et dans les places par où il passoit, et où le peuple se rendoit toujours en grande foule.

D’ailleurs , pas un pauvre ne se présentoit à la porte de son palais, qu’il ne s’en retournât content de la libéralité qu’on y faisoit par ses ordres.

Comme Aladdin avoit partagé son temps de manière qu’il n’y avoit pas de semaine qu’il n’allât à la chasse au moins une fois, tantôt aux environs de la ville, quelquefois plus loin, il exerçoit la même libéralité par les chemins et par les villages. Cette inclination généreuse lui fit donner par tout le peuple mille bénédictions, et il étoit ordinaire de ne jurer que par sa tête. Enfin, sans donner aucun ombrage au sultan, à qui il faisoit fort régulièrement sa cour, on peut dire qu’Aladdin s’étoit attiré par ses manières affables et libérales toute l’affection du peuple, et que généralement parlant, il étoit plus aimé que le sultan même. Il joignit à toutes ces belles qualités une valeur et un zèle pour le bien de l’état qu’on ne sauroit assez louer. Il en donna même des marques à l’occasion d’une révolte vers les confins du royaume. Il n’eut pas plutôt appris que le sultan levoit une armée pour la dissiper, qu’il le supplia de lui en donner le commandement. Il n’eut pas de peine à l’obtenir. Sitôt qu’il fut à la tête de l’armée, il la fit marcher contre les révoltés ; et il se conduisit en toute cette expédition avec tant de diligence, que le sultan apprit plus tôt que les révoltés avoient été défaits, châtiés ou dissipés, que son arrivée à l’armée. Cette action qui rendit son nom célèbre dans toute l’étendue du royaume, ne changea point son cœur. Il revint victorieux, mais aussi affable qu’il avoit toujours été. Il y avoit déjà plusieurs années qu’Aladdin se gouvernoit comme nous venons de le dire, quand le magicien qui lui avoit donné sans y penser, le moyen de s’élever à une si haute fortune, se souvint de lui en Afrique où il étoit retourné. Quoique jusqu’alors il se fût persuadé qu’Aladdin étoit mort misérablement dans le souterrain ou il l’avoit laissé, il lui vint néanmoins en pensée de savoir précisément quelle avoit été sa fin. Comme il étoit grand géomancien, il tira d’une armoire un quarré en forme de boîte couverte dont il se servoit pour faire ses observations de géomance. Il s’asseoit sur son sofa, met le quarré devant lui, le découvre ; et après avoir préparé et égalé le sable, avec l’intention de savoir si Aladdin étoit mort dans le souterrain, il jette ses points, il en tire les figures, et il en forme l’horoscope. En examinant l’horoscope pour en porter jugement, au lieu de découvrir qu’Aladdin fût mort dans le souterrain, il découvre qu’il en étoit sorti, et qu’il vivoit sur terre dans une grande splendeur, puissamment riche, mari d’une princesse, honoré et respecté.

Le magicien africain n’eut pas plutôt appris par les règles de son art diabolique, qu’Aladdin étoit dans cette grande élévation, que le feu lui en monta au visage. De rage il dit en lui-même : « Ce misérable fils de tailleur a découvert le secret et la vertu de la lampe ! J’avois cru sa mort certaine, et le voilà qu’il jouit du fruit de mes travaux et de mes veilles ! J’empêcherai qu’il n’en jouisse long-temps, ou je périrai. » Il ne fut pas long-temps à délibérer sur le parti qu’il avoit à prendre. Dès le lendemain matin il monta un barbe [2] qu’il avoit dans son écurie, et il se mit en chemin. De ville en ville et de province en province, sans s’arrêter qu’autant qu’il en étoit besoin pour ne pas trop fatiguer son cheval, il arriva à la Chine, et bientôt dans la capitale du sultan , dont Aladdin avoit épousé la fille. Il mit pied à terre dans un khan ou hôtellerie publique, où il prit une chambre à louage. Il y demeura le reste du jour et la nuit suivante, pour se remettre de la fatigue de son voyage.

Le lendemain avant toute chose, le magicien africain voulut savoir ce que l’on disoit d’Aladdin. En se promenant par la ville, il entra dans le lieu le plus fameux et le plus fréquenté par les personnes de grande distinction, où l’on s’assembloit pour boire d’une certaine boisson chaude [3] qui lui étoit connue dès son premier voyage. Il n’y eut pas plutôt pris place, qu’on lui versa de cette boisson dans une tasse, et qu’on la lui présenta. En la prenant, comme il prêtait l’oreille à droite et à gauche, il entendit qu’on s’entretenoit du palais d’Aladdin. Quand il eut achevé, il s’approcha d’un de ceux qui s’en entretenoient ; et en prenant son temps, il lui demanda en particulier ce que c’étoit que ce palais dont on parloit si avantageusement ? « D’où venez-vous, lui dit celui à qui il s’étoit adressé ? Il faut que vous soyez bien nouveau venu, si vous n’avez pas vu, ou plutôt si vous n’avez pas encore entendu parler du palais du prince Aladdin ? » On n’appeloit plus autrement Aladdin depuis qu’il avoit épousé la princesse Badroulboudour. « Je ne vous dis pas, continua cet homme, que c’est une des merveilles du monde, mais que c’est la merveille unique qu’il y ait au monde : jamais on n’y a rien vu de si grand, de si riche, de si magnifique ! Il faut que vous veniez de bien loin, puisque vous n’en avez pas encore entendu parler ! En effet, on en doit parler par toute la terre, depuis qu’il est bâti. Voyez-le, et vous jugerez si je vous en aurai parlé contre la vérité. » « Pardonnez à mon ignorance, reprit le magicien africain, je ne suis arrivé que d’hier, et je viens véritablement de si loin, je veux dire de l’extrémité de l’Afrique, que la renommée n’en étoit pas encore venue jusque-là quand je suis parti. Et comme par rapport à l’affaire pressante qui m’amène, je n’ai eu autre vue dans mon voyage que d’arriver au plus tôt sans m’arrêter et sans faire aucune connoissance, je n’en savois que ce que vous venez de m’apprendre. Mais je ne manquerai pas de l’aller voir : l’impatience que j’en ai est si grande, que je suis prêt à satisfaire ma curiosité dès-à-présent, si vous vouliez bien me faire la grâce de m’en enseigner le chemin. »

Celui à qui le magicien africain s’étoit adressé, se fit un plaisir de lui enseigner le chemin par où il falloit qu’il passât pour avoir la vue du palais d’Aladdin ; et le magicien africain se leva et partit dans le moment. Quand il fut arrivé, et qu’il eut examiné le palais de près et de tous les côtés, il ne douta pas qu’Aladdin ne se fût servi de la lampe pour le faire bâtir. Sans s’arrêter à l’impuissance d’Aladdin, fils d’un simple tailleur, il savoit bien qu’il n’appartenoit de faire de semblables merveilles qu’à des génies esclaves de la lampe, dont l’acquisition lui avoit échappé. Piqué au vif du bonheur et de la grandeur d’Aladdin, dont il ne faisoit presque pas de différence d’avec celle du sultan, il retourna au khan où il avoit pris logement.

Il s’agissoit de savoir où étoit la lampe, si Aladdin la portoit avec lui, ou en quel lieu il la conservoit, et c’est ce qu’il falloit que le magicien découvrît par une opération de géomance. Dès qu’il fut arrivé où il logeoit, il prit son quarré et son sable, qu’il portoit en tous ses voyages. L’opération achevée, il connut que la lampe étoit dans le palais d’Aladdin ; et il eut une joie si grande de cette découverte, qu’à peine il se sentoit lui-même. « Je l’aurai cette lampe, dit-il, et je défie Aladdin de m’empêcher de la lui enlever, et de le faire descendre jusqu’à la bassesse d’où il a pris un si haut vol. »

Le malheur pour Aladdin voulut qu’alors il étoit allé à une partie de chasse pour huit jours, et qu’il n’y en avoit que trois qu’il étoit parti ; et voici de quelle manière le magicien africain en fut informé. Quand il eut fait l’opération qui venoit de lui donner tant de joie, il alla voir le concierge du khan, sous prétexte de s’entretenir avec lui ; et il en avoit un fort naturel, qu’il n’étoit pas besoin d’amener de bien loin. Il lui dit qu’il venoit de voir le palais d’ Aladdin ; et après lui avoir exagéré tout ce qu’il y avoit remarqué de plus surprenant et tout ce qui l’avoit frappé davantage, et qui frappoit généralement tout le monde : « Ma curiosité, ajouta-t-il, va plus loin, et je ne serai pas satisfait que je n’aie vu le maître à qui appartient un édifice si merveilleux. » « Il ne vous sera pas difficile de le voir, reprit le concierge, il n’y a presque pas de jour qu’il n’en donne occasion, quand il est dans la ville ; mais il y a trois jours qu’il est dehors pour une grande chasse, qui en doit durer huit. »

Le magicien africain ne voulut pas en savoir davantage ; il prit congé du concierge ; et en se retirant : « Voilà le temps d’agir, dit-il en lui-même, je ne dois pas le laisser échapper. » Il alla à la boutique d’un faiseur et vendeur de lampes. « Maître, dit-il, j’ai besoin d’une douzaine de lampes de cuivre ; pouvez-vous me la fournir ? » Le vendeur lui dit qu’il en manquoit quelques-unes, mais que s’il vouloit se donner patience jusqu’au lendemain, il la fournirait complète à l’heure qu’il voudroit. Le magicien le voulut bien ; il lui recommanda qu’elles fussent propres et bien polies ; après lui avoir promis qu’il le payeroit bien, il se retira dans son khan.

Le lendemain la douzaine de lampes fut livrée au magicien africain, qui les paya au prix qui lui fut demandé, sans en rien diminuer. Il les mit dans un panier dont il s’étoit pourvu exprès ; et avec ce panier au bras il alla vers le palais d’Aladdin, et quand il s’en fut approché, il se mit à crier :

« Qui veut changer des vieilles lampes pour des neuves ? »

À mesure qu’il avançoit, et d’aussi loin que les petits enfans qui jouoient dans la place l’entendirent, ils accoururent, et ils s’assemblèrent autour de lui arec de grandes huées, et le regardèrent comme un fou. Les passans rioient même de sa bêtise, à ce qu’ils s’imaginoient. « Il faut, disoient-ils, qu’il ait perdu l’esprit, pour offrir de changer des lampes neuves contre des vieilles. »

Le magicien africain ne s’étonna ni des huées des enfans, ni de tout ce qu’on pouvoit dire de lui ; et pour débiter sa marchandise, il continua de crier : « Qui veut changer de vieilles lampes pour des neuves ? »

Il répéta si souvent la même chose en allant et venant dans la place, devant le palais et à l’entour, que la princesse Badroulboudour, qui étoit alors dans le salon aux vingt-quatre croisées, entendit la voix d’un homme ; mais comme elle ne pouvoit distinguer ce qu’il crioit, à cause des huées des enfans qui le suivoient, et dont le nombre augmentait de moment en moment, elle envoya une de ses femmes esclaves qui l’approchoit de plus près, pour voir ce que c’étoit que ce bruit.

La femme esclave ne fut pas long-temps à remonter ; elle entra dans le salon avec de grands éclats de rire. Elle rioit de si bonne grâce, que la princesse ne put s’empêcher de rire elle-même en la regardant. « Hé bien, folle, dit la princesse, veux-tu me dire pourquoi tu ris ? » « Princesse, répondit la femme esclave en riant toujours, qui pourroit s’empêcher de rire en voyant un fou avec un panier au bras, plein de belles lampes toutes neuves, qui ne demande pas à les vendre, mais à les changer contre des vieilles ? Ce sont les enfans dont il est si fort environné qu’à peine peut-il avancer, qui font tout le bruit qu’on entend, en se moquant de lui. »

Sur ce récit, une autre femme esclave, en prenant la parole : « À propos de vieilles lampes, dit-elle, je ne sais si la princesse a pris garde qu’en voilà une sur la corniche ; celui à qui elle appartient ne sera pas fâché d’en trouver une neuve au lieu de cette vieille. Si la princesse le veut bien, elle peut avoir le plaisir d’éprouver si ce fou est véritablement assez fou pour donner une lampe neuve en échange d’une vieille, sans en rien demander de retour ? »

La lampe dont la femme esclave parloit, étoit la lampe merveilleuse dont Aladdin s’étoit servi pour s’élever au point de grandeur où il étoit arrivé ; et il l’avoit mise lui-même sur la corniche avant d’aller à la chasse, dans la crainte de la perdre, et il avoit pris la même précaution toutes les autres fois qu’il y étoit allé. Mais ni les femmes esclaves, ni les eunuques, ni la princesse même, n’y avoient pas fait attention une seule fois jusqu’alors pendant son absence ; hors du temps de la chasse, il la portoit toujours sur lui. On dira que la précaution d’Aladdin étoit bonne, mais au moins qu’il auroit dû enfermer la lampe. Cela est vrai, mais on a fait de semblables fautes de tout temps, ou en fait encore aujourd’hui, et l’on ne cessera d’en faire.

La princesse Badroulboudour qui ignoroit que la lampe fût aussi précieuse qu’elle l’étoit, et qu’Aladdin, sans parler d’elle-même, eût un intérêt aussi grand qu’il l’avoit qu’on n’y touchât pas et qu’elle fût conservée, entra dans la plaisanterie, et elle commanda à un eunuque de la prendre et d’en aller faire l’échange. L’eunuque obéit. Il descendit du salon ; et il ne fut pas plutôt sorti de la porte du palais, qu’il aperçut le magicien africain ; il l’appela ; et quand il fut venu à lui, et en lui montrant la vieille lampe : « Donne-moi, dit-il, une lampe neuve pour celle-ci. »

Le magicien africain ne douta pas que ce ne fût la lampe qu’il cherchoit ; il ne pouvoit pas y en avoir d’autres dans le palais d’Aladdin, où toute la vaisselle n’étoit que d’or ou d’argent ; il la prit promptement de la main de l’eunuque ; et après l’avoir fourrée bien avant dans son sein, il lui présenta son panier, et lui dit de choisir celle qui lui plairoit. L’eunuque choisit ; et après avoir laissé le magicien, il porta la lampe neuve à la princesse Badroulboudour ; mais l’échange ne fut pas plutôt fait, que les enfans firent retentir la place de plus grands éclats qu’ils n’avoient encore fait en se moquant, selon eux, de la bêtise du magicien.

Le magicien africain les laissa criailler tant qu’ils voulurent ; mais sans s’arrêter plus long-temps aux environs du palais d’Aladdin, il s’en éloigna insensiblement et sans bruit ; c’est-à-dire sans crier, et sans parier davantage de changer des lampes neuves pour des vieilles. Il n’en vouloit pas d’autres que celle qu’il emportait ; et son silence enfin fit que les enfans s’écartèrent, et qu’ils le laissèrent aller.

Dès qu’il fut hors de la place qui étoit entre les deux palais, il s’échappa par les rues les moins fréquentées ; et comme il n’avoit plus besoin des autres lampes ni du panier, il posa le panier et les lampes au milieu d’une rue où il vit qu’il n’y avoit personne. Alors dès qu’il eut enfilé une autre rue, il pressa le pas jusqu’à ce qu’il arrivât à une des portes de la ville. En continuant son chemin par le faubourg, qui étoit fort long, il fit quelques provisions avant qu’il en sortît. Quand il fut dans la campagne, il se détourna du chemin dans un lieu à l’écart, hors de la vue du monde, où il resta jusqu’au moment qu’il jugea à propos, pour achever d’exécuter le dessein qui l’avoit amené. Il ne regretta pas le barbe qu’il laissoit dans le khan où il avoit pris logement ; il se crut bien dédommagé par le trésor qu’il venoit d’acquérir.

Le magicien africain passa le reste de la journée dans ce lieu, jusqu’à une heure de nuit, que les ténèbres furent les plus obscures. Alors il tira la lampe de son sein, et il la frotta. À cet appel, le génie lui apparut.

« Que veux-tu, lui demanda le génie ? Me voila prêt à t’obéir comme ton esclave et de tous ceux qui ont la lampe à la main, moi et ses autres esclaves. »

« Je te commande, reprit le magicien africain, qu’à l’heure même tu enlèves le palais que toi ou les autres esclaves de la lampe ont bâti dans cette ville, tel qu’il est, avec tout ce qu’il y a de vivant, et que tu le transportes avec moi en même temps dans un tel endroit de l’Afrique. » Sans lui répondre, le génie avec l’aide d’autres génies, esclaves de la lampe comme lui, le transportèrent en très-peu de temps, lui et son palais en son entier, au propre lieu de l’Afrique qui lui avoit été marqué. Nous laisserons le magicien africain et le palais avec la princesse Badroulboudour en Afrique, pour parler de la surprise du sultan.

Dès que le sultan fut levé, il ne manqua pas, selon sa coutume, de se rendre au cabinet ouvert, pour avoir le plaisir de contempler et d’admirer le palais d’Aladdin. Il jeta la vue du côté où il avoit coutume de voir ce palais, et il ne vit qu’une place vuide, telle qu’elle était avant qu’on l’y eût bâti. Il crut qu’il se trompoit, et il se frotta les yeux ; mais il ne vit rien de plus que la première fois, quoique le temps fût serein, le ciel net, et que l’aurore qui avoit commencé de paroître rendit tous les objets fort distincts. Il regarda par les deux ouvertures à droite et à gauche, et il ne vit que ce qu’il avoit coutume de voir par ces deux endroits. Son étonnement fut si grand, qu’il demeura long-temps dans la même place, les yeux tournés du côté où le palais avoit été, et où il ne le voyoit plus, en cherchant ce qu’il ne pouvoit comprendre, savoir : comment il se pouvoit faire qu’un palais aussi grand et aussi apparent que celui d’Aladdin, qu’il avoit vu presque chaque jour depuis qu’il avoit été bâti avec sa permission, et tout récemment le jour précédent, se fût évanoui de manière qu’il n’en paroissoit pas le moindre vestige. « Je ne me trompe pas, disoit-il en lui-même : il étoit dans la place que voilà ; s’il s’étoit écroulé, les matériaux paroîtroient en monceaux ; et si la terre l’avoit englouti, on en verroit quelque marque, de quelque manière que cela fût arrivé ! » Et quoique convaincu que le palais n’y étoit plus, il ne laissa pas néanmoins d’attendre encore quelque temps, pour voir si en effet il ne se trompoit pas. Il se retira enfin ; et après avoir regardé encore derrière lui avant de s’éloigner, il revint à son appartement ; il commanda qu’on lui fît venir le grand visir en toute diligence ; et cependant il s’assit, l’esprit agité de pensées si différentes, qu’il ne savoit quel parti prendre.

Le grand visir ne fit pas attendre le sultan : il vint même avec une si grande précipitation, que ni lui ni ses gens ne firent pas réflexion en passant, que le palais d’Aladdin n’étoit plus à sa place ; les portiers mêmes, en ouvrant la porte du palais, ne s’en étoient pas aperçu.

En abordant le sultan : « Sire, lui dit le grand-visir, l’empressement avec lequel votre Majesté m’a fait appeler, m’a fait juger que quelque chose de bien extraordinaire étoit arrivé, puisqu’elle n’ignore pas qu’il est aujourd’hui jour de conseil, et que je ne devois pas manquer de me rendre à mon devoir dans peu de momens. » « Ce qui est arrivé est véritablement extraordinaire, comme tu le dis, et tu vas en convenir. Dis-moi où est le palais d’Aladdin ? » « Le palais d’Aladdin, Sire, répondit le grand-visir avec étonnement ! Je viens de passer devant, il m’a semblé qu’il étoit à sa place : des bâtimens aussi solides que celui-là, ne changent pas de place si facilement. » « Va voir au cabinet, répondit le sultan, et tu viendras me dire si tu l’auras vu. »

Le grand visir alla au cabinet ouvert, et il lui arriva la même chose qu’au sultan. Quand il se fut bien assuré que le palais d’Aladdin n’étoit plus où il avoit été, et qu’il n’en paroissoit pas le moindre vestige, il revint se présenter au sultan. « Hé bien, as-tu vu le palais d’Aladdin, lui demanda le sultan ? » « Sire, répondit le grand visir, votre Majesté peut se souvenir que j’ai eu l’honneur de lui dire que ce palais, qui faisoit le sujet de son admiration avec ses richesses immenses, n’étoit qu’un ouvrage de magie et d’un magicien ; mais votre Majesté n’a pas voulu y faire attention. »

Notes

[1Espèce d’huissiers.

[2Cheval de cette partie de la côte d’Afrique, qu’on appelle la Barbarie.

[3Du thé.

Le conte suivant : Les Aventures du calife Haroun Alraschild