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Suite de l’histoire d’Aladdin, ou La Lampe merveilleuse

Le sultan qui ne pouvoit disconvenir de ce que le grand visir lui représentoit, entra dans une colère d’autant plus grande, qu’il ne pouvoit désavouer son incrédulité. « Ou est, dit-il, cet imposteur, ce scélérat, que je lui fasse couper la tête ? » « Sire, reprit le grand visir , il y a quelques jours qu’il est venu prendre congé de votre Majesté ; il faut lui envoyer demander où est son palais ; il ne doit pas l’ignorer » « Ce seroit le traiter avec trop d’indulgence, repartit le sultan ; va donner ordre à trente de mes cavaliers de me l’amener chargé de chaînes. » Le grand visir alla donner l’ordre du sultan aux cavaliers, et il instruisit leur officier de quelle manière ils devoient s’y prendre, afin qu’il ne leur échappât point. Ils partirent, et ils rencontrèrent Aladdin à cinq ou six lieues de la ville, qui revenoit en chassant. L’officier lui dit en l’abordant, que le sultan impatient de le revoir, les avoit envoyés pour le lui témoigner, et revenir avec lui en l’accompagnant.

Aladdin n’eut pas le moindre soupçon du véritable sujet qui avoit amené ce détachement de la garde du sultan ; il continua de revenir en chassant ; mais quand il fut à une demi-lieue de la ville, ce détachement l’environna, et l’officier, en prenant la parole, lui dit : « Prince Aladdin, c’est avec grand regret que nous vous déclarons l’ordre que nous avons du sultan de vous arrêter, et de vous mener à lui en criminel d’état ; nous vous supplions de ne pas trouver mauvais que nous nous acquittions de notre devoir, et de nous le pardonner. »

Cette déclaration fut un sujet de grande surprise à Aladdin, qui se sentoit innocent ; il demanda à l’officier s’il savoit de quel crime il étoit accusé ? À quoi il répondit que ni lui ni ses gens n’en savoient rien.

Comme Aladdin vit que ses gens étoient de beaucoup inférieurs au détachement, et même qu’ils s’éloignoient, il mit pied à terre. « Me voilà, dit-il, exécutez l’ordre que vous avez. Je puis dire néanmoins que je ne me sens coupable d’aucun crime, ni envers la personne du sultan, ni envers l’état. » On lui passa aussitôt au cou une chaîne fort grosse et fort longue, dont on le lia aussi par le milieu du corps, de manière qu’il n’avoit pas les bras libres. Quand l’officier se fut mis à la tête de sa troupe, un cavalier prit le bout de la chaîne ; et en marchant après l’officier il mena Aladdin, qui fut obligé de le suivre à pied ; et dans cet état il fut conduit vers la ville.

Quand les cavaliers furent entrés dans le faubourg, les premiers qui virent qu’on menoit Aladdin en criminel d’état, ne doutèrent pas que ce ne fût pour lui couper la tête. Comme il étoit aimé généralement, les uns prirent le sabre et d’autres armes, et ceux qui n’en avoient pas, s’armèrent de pierres, et ils suivirent les cavaliers. Quelques-uns qui étoient à la queue, firent volte-face, en faisant mine de vouloir les dissiper ; mais bientôt ils grossirent en si grand nombre, que les cavaliers prirent le parti de dissimuler, trop heureux s’il pouvoient arriver jusqu’au palais du sultan sans qu’on leur enlevât Aladdin. Pour y réussir, selon que les rues étoient plus ou moins larges ils eurent grand soin d’occuper toute la largeur du terrain, tantôt en s’étendant, tantôt en se resserrant ; de la sorte ils arrivèrent à la place du palais, où ils se mirent tous sur une ligne, en faisant face à la populace armée, jusqu’à ce que leur officier et le cavalier qui menoit Aladdin, fussent entrés dans le palais, et que les portiers eussent fermé la porte, pour empêcher qu’elle n’entrât.

Aladdin fut conduit devant le sultan, qui l’attendoit sur le balcon, accompagné du grand visir ; et sitôt qu’il le vit, il commanda au bourreau, qui avoit eu ordre de se trouver là, de lui couper la tête, sans vouloir l’entendre, ni tirer de lui aucun éclaircissement.

Quand le bourreau se fut saisi d’Aladdin, il lui ôta la chaîne qu’il avoit au cou et autour du corps ; et après avoir étendu sur la terre un cuir teint du sang d’une infinité de criminels qu’il avoit exécutés, il l’y fit mettre à genoux, et lui banda les yeux. Alors il tira son sabre, il prit sa mesure pour donner le coup, en s’essayant et en faisant flamboyer le sabre en l’air par trois fois, et il attendit que le sultan lui donnât le signal pour trancher la tête d’Aladdin.

En ce moment, le grand visir aperçut que la populace qui avoit forcé les cavaliers, et qui avoit rempli la place, venoit d’escalader les murs du palais en plusieurs endroits, et commencent à les démolir pour faire brèche. Avant que le sultan donnât le signal, il lui dit : « Sire, je supplie votre Majesté de penser mûrement à ce qu’elle va faire. Elle va courir risque de voir son palais forcé ; et si ce malheur arrivoit, l’événement pourroit en être funeste. » « Mon palais forcé, reprit le sultan ! Qui peut avoir cette audace ? » « Sire, repartit le grand visir, que votre Majesté jette les yeux sur les murs de son palais et sur la place, elle connoîtra la vérité de ce que je lui dis. »

L’épouvante du sultan fut si grande quand il eut vu une émeute si vive et si animée, que dans le moment même il commanda au bourreau de remettre son sabre dans le fourreau, doter le bandeau des yeux d’Aladdin, et de le laisser libre. Il donna ordre aussi aux chiaoux de crier que le sultan lui faisoit grâce, et que chacun eût à se retirer.

Alors tous ceux qui étoient déjà montés au haut des murs du palais, témoins de ce qui venoit de se passer, abandonnèrent leur dessein. Ils descendirent en peu d’instans, et pleins de joie d’avoir sauvé la vie à un homme qu’ils aimoient véritablement, ils publièrent cette nouvelle à tous ceux qui étoient autour d’eux ; elle passa bientôt à toute la populace qui étoit dans la place du palais ; et les cris des chiaoux, qui annonçoient la même chose du haut des terrasses où ils étoient montés, achevèrent de la rendre publique. La justice que le sultan venoit de rendre à Aladdin en lui faisant grâce, désarma la populace, fit cesser le tumulte, et insensiblement chacun se retira chez lui.

Quand Aladdin se vit libre, il leva la tête du côté du balcon ; et comme il eut aperçu le sultan : « Sire, dit-il en élevant sa voix d’une manière touchante, je supplie votre Majesté d’ajouter une nouvelle grâce à celle qu’elle vient de me faire, c’est de vouloir bien me faire connoître quel est mon crime. » « Quel est ton crime, perfide, répondit le sultan, ne le sais-tu pas ? Monte jusqu’ici, continua-t—il, je te le ferai connoître. »

Aladdin monta, et quand il se fut présenté : « Suis-moi, lui dit le sultan, en marchant devant lui sans le regarder. Il le mena jusqu’au cabinet ouvert ; et quand il fut arrivé à la porte : « Entre, lui dit le sultan ; tu dois savoir où étoit ton palais, regarde de tous côtés, et dis-moi ce qu’il est devenu. »

Aladdin regarde, et ne voit rien ; il s’aperçoit bien de tout le terrain que son palais occupoit ; mais comme il ne pouvoit deviner comment il avoit pu disparoître, cet événement extraordinaire et surprenant le mit dans une confusion et dans un étonnement qui l’empêchèrent de pouvoir répondre un seul mot au sultan.

Le sultan impatient : « Dis-moi donc, répéta-t-il à Aladdin, où est ton palais, et où est ma fille ? » Alors Aladdin rompit le silence. « Sire, dit-il, je vois bien, et je l’avoue, que le palais que j’ai fait bâtir n’est plus à la place où il étoit, je vois qu’il a disparu, et je ne puis dire à votre Majesté où il peut être ; mais je puis l’assurer que je n’ai aucune part à cet événement. »

« Je ne me mets pas en peine de ce que ton palais est devenu, reprit le sultan, j’estime ma fille un million de fois davantage. Je veux que tu me la retrouves, autrement je te ferai couper la tête, et nulle considération ne m’en empêchera. »

« Sire, repartit Aladdin, je supplie votre Majesté de m’accorder quarante jours pour faire mes diligences ; et si dans cet intervalle je n’y réussis pas, je lui donne ma parole que j’apporterai ma tête au pied de son trône, afin qu’elle en dispose à sa volonté. » « Je t’accorde les quarante jours que tu me demandes, lui dit le sultan ; mais ne crois pas abuser de la grâce que je te fais, en pensant échapper à mon ressentiment : en quelqu’endroit de la terre que tu puisses être, je saurai bien te retrouver. »

Aladdin s’éloigna de la présence du sultan dans une grande humiliation et dans un état à faire pitié ; il passa au travers des cours du palais la tête baissée, sans oser lever les yeux, dans la confusion où il étoit ; et les principaux officiers de la cour, dont il n’avoit pas désobligé un seul, quoiqu’amis, au lieu de s’approcher de lui pour le consoler ou pour lui offrir une retraite chez eux, lui tournèrent le dos, autant pour ne le pas voir, qu’afin qu’il ne pût pas les reconnoître. Mais quand ils se fussent approchés de lui pour lui dire quelque chose de consolant, ou pour lui faire offre de service, il n’eussent plus reconnu Aladdin ; il ne se reconnoissoit pas lui-même, et il n’avoit plus la liberté de son esprit. Il le fit bien connoître quand il fut hors du palais : car sans penser à ce qu’il faisoit, il demandoit de porte en porte, et à tous ceux qu’il rencontrait, si l’on n’avoit pas vu son palais, ou si on ne pouvoit pas lui en donner des nouvelles ?

Ces demandes firent croire à tout le monde qu’Aladdin avoit perdu l’esprit. Quelques-uns n’en firent que rire ; mais les gens les plus raisonnables, et particulièrement ceux qui avoient eu quelque liaison d’amitié et de commerce avec lui, en furent véritablement touchés de compassion. Il demeura trois jours dans la ville, en allant tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, et en ne mangeant que ce qu’on lui présentoit par charité, et sans prendre aucune résolution.

Enfin, comme il ne pouvoit plus, dans l’état malheureux où il se voyoit, rester dans une ville où il avoit fait une si belle figure, il en sortit, et il prit le chemin de la campagne. Il se détourna des grandes routes ; et après avoir traversé plusieurs campagnes dans une incertitude affreuse, il arriva enfin à l’entrée de la nuit au bord d’une rivière ; là il lui prit une pensée de désespoir : « Où irai-je chercher mon palais, dit-il en lui-même ? En quelle province, en quel pays, en quelle partie du monde le trouverai-je, aussi bien que ma chère princesse que le sultan me demande ? J amais je n’y réussirai ; il vaut donc mieux que je me délivre de tant de fatigues qui n’aboutiroient à rien, et de tous les chagrins cuisans qui me rongent. » Il alloit se jeter dans la rivière, selon la résolution qu’il venoit de prendre ; mais il crut en bon Musulman fidèle à sa religion, qu’il ne devoit pas le faire, sans avoir auparavant fait sa prière. En voulant s’y préparer, il s’approcha du bord de l’eau pour se laver les mains et le visage, suivant la coutume du pays ; mais comme cet endroit étoit un peu en pente, et mouillé par l’eau qui y battait, il glissa, et il seroit tombé dans la rivière s’il ne se fût retenu à un petit roc élevé hors de terre environ de deux pieds. Heureusement pour lui il portoit encore l’anneau que le magicien africain lui avoit mis au doigt avant qu’il descendît dans le souterrain pour aller enlever la précieuse lampe qui venoit de lui être enlevée. Il frotta cet anneau assez fortement contre le roc en se retenant ; dans l’instant le même génie qui lui étoit apparu dans ce souterrain où le magicien africain l’avoit enfermé, lui apparut encore :

« Que veux-tu, lui dit le génie ? Me voici prêt à t’obéir comme ton esclave et de tous ceux qui ont l’anneau au doigt, moi et les autres esclaves de l’anneau. »

Aladdin agréablement surpris par une apparition si peu attendue dans le désespoir où il étoit, répondit : « Génie, sauve-moi la vie une seconde fois, en m’enseignant où est le palais que j’ai fait bâtir, ou en faisant qu’il soit rapporté incessamment où il étoit. » « Ce que tu me demandes, reprit le génie, n’est pas de mon ressort : je ne suis esclave que de l’anneau, adresse-toi à l’esclave de la lampe. » « Si cela est, repartit Aladdin, je te commande donc par la puissance de l’anneau, de me transporter jusqu’au lieu où est mon palais, en quelqu’endroit de la terre qu’il soit, et de me poser sous les fenêtres de la princesse Badroulboudour. À peine eut-il achevé de parler, que le génie le transporta en Afrique, au milieu d’une prairie où étoit le palais, peu éloigné d’une grande ville, le posa précisément au-dessous des fenêtres de l’appartement de la princesse, où il le laissa. Tout cela se fit en un instant.

Nonobstant l’obscurité de la nuit, Aladdin reconnut fort bien son palais et l’appartement de la princesse Badroulboudour ; mais comme la nuit étoit avancée, et que tout étoit tranquille dans le palais, il se retira un peu à l’écart, et il s’assit au pied d’un arbre. Là, rempli d’espérance, en faisant réflexion à son bonheur, dont il étoit redevable à un pur hasard, il se trouva dans une situation beaucoup plus paisible que depuis qu’il avoit été arrêté, amené devant le sultan, et délivré du danger présent de perdre la vie. Il s’entretint quelque temps dans ces pensées agréables ; mais enfin, comme il y avoit cinq ou six jours qu’il ne dormoit point, il ne put s’empêcher de se laisser aller au sommeil qui l’accabloit, et il s’endormit au pied de l’arbre où il étoit.

Le conte suivant : Les Aventures du calife Haroun Alraschild