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Suite de l’histoire d’Aladdin, ou La Lampe merveilleuse

Après qu’ils eurent mangé quelques morceaux, la princesse demanda à boire. Elle but à la santé du magicien ; et quand elle eut bu : « Vous aviez raison, dit-elle, de faire l’éloge de votre vin, jamais je n’en avois bu de si délicieux. » « Charmante princesse, répondit-il, en tenant à la main le gobelet qu’on venoit de lui présenter, mon vin acquiert une nouvelle bonté par l’approbation que vous lui donnez. » « Buvez à ma santé, reprit la princesse, vous trouverez vous-même que je m’y connois. » Il but à la santé de la princesse. Et en rendant le gobelet : « Princesse, dit-il, je me tiens heureux d’avoir réservé cette pièce pour une si bonne occasion ; j’avoue moi-même que je n’en ai bu de ma vie de si excellent en plus d’une manière. »

Quand ils eurent continué de manger et de boire trois autres coups, la princesse qui avoit achevé de charmer le magicien africain par ses honnêtetés et par ses manières tout obligeantes, donna enfin le signal à la femme qui lui donnait à boire, en disant en même temps qu’on lui apportât son gobelet plein de vin, qu’on remplît de même celui du magicien africain, et qu’on le lui présentât. Quand ils eurent chacun leur gobelet à la main : « Je ne sais, dit-elle au magicien africain, comment on en use chez vous quand on s’aime bien, et qu’on boit ensemble comme nous le faisons. Chez nous, à la Chine, l’amant et l’amante se présentent réciproquement à chacun leur gobelet, et de la sorte ils boivent à la santé l’un de l’autre. » En même temps elle lui présenta le gobelet qu’elle tenoit, en avançant l’autre main pour recevoir le sien. Le magicien africain se hâta de faire cet échange avec d’autant plus de plaisir, qu’il regarda cette faveur comme la marque la plus certaine de la conquête entière du cœur de la princesse, ce qui le mit au comble de son bonheur. Avant qu’il bût : « Princesse, dit-il le gobelet à la main, il s’en faut beaucoup que nos Africains soient aussi raffinés dans l’art d’assaisonner l’amour de tous ses agrémens que les Chinois ; et en m’instruisant d’une leçon que j’ignorois, j’apprends aussi à quel point je dois être sensible à la grâce que je reçois. Jamais je ne l’oublierai, aimable princesse : j’ai retrouvé en buvant dans votre gobelet, une vie dont votre cruauté m’eût fait perdre l’espérance, si elle eût continué. »

La princesse Badroulboudour qui s’ennuyoit du discours à perte de vue du magicien africain : « Buvons, dit-elle, en l’interrompant, vous reprendrez après ce que vous voulez me dire. » En même temps elle porta à la bouche le gobelet quelle ne toucha que du bout des lèvres, pendant que le magicien africain se pressa si fort de la prévenir, qu’il vuida le sien sans en laisser une goutte. En achevant de le vuider, comme il avoit un peu penché la tête en arrière pour montrer sa diligence, il demeura quelque temps en cet état, jusqu’à ce que la princesse, qui avoit toujours le bord du gobelet sur ses lèvres, vit que les yeux lui tournoient, et qu’il tomba sur le dos sans sentiment.

La princesse n’eut pas besoin de commander qu’on allât ouvrir la porte secrète à Aladdin. Ses femmes qui avoient le mot, s’étoient disposées d’espace en espace depuis le salon jusqu’au bas de l’escalier, de manière que le magicien africain ne fut pas plutôt tombé à la renverse, que la porte lui fut ouverte presque dans le moment.

Aladdin monta, et il entra dans le salon. Dès qu’il eut vu le magicien africain étendu sur le sofa, il arrêta la princesse Badroulboudour qui s’étoit levée, et qui s’avançoit pour lui témoigner sa joie en l’embrassant : « Princesse, dit-il, il n’est pas encore temps, obligez-moi de vous retirer à votre appartement, et faites qu’on me laisse seul, pendant que je vais travailler à vous faire retourner à la Chine avec la même diligence que vous en avez été éloignée. »

En effet, quand la princesse fut hors du salon avec ses femmes et ses eunuques, Aladdin ferma la porte ; et après qu’il se fut approché du cadavre du magicien afriquain, qui étoit demeuré sans vie, il ouvrit sa veste, et il en tira la lampe enveloppée de la manière que la princesse lui avoit marqué. Il la développa, et il la frotta. Aussitôt le génie se présenta avec son compliment ordinaire. « Génie lui dit Aladdin, je t’ai appelé, pour t’ordonner de la part de la lampe ta bonne maîtresse, que tu vois, de faire que ce palais soit reporté incessamment à la Chine, au même lieu et à la même place d’où il a été apporté ici. » Le génie, après avoir marqué par une inclination de tête, qu’il alloit obéir, disparut. En effet, le transport se fit, et on ne le sentit que par deux agitations fort légères : l’une, quand il fut enlevé du lieu où il étoit en Afrique, et l’autre, quand il fut posé à la Chine vis-à-vis le palais du sultan ; ce qui se fit dans un intervalle de très-peu de durée.

Aladdin descendit à l’appartement de la princesse ; et alors en l’embrassant : « Princesse, dit-il, je puis vous assurer que votre joie et la mienne seront complètes demain matin. » Comme la princesse n’avoit pas achevé de souper, et qu’Aladdin avoit besoin de manger, la princesse fit apporter du salon aux vingt-quatre croisées les mets qu’on y avoit servis, et auxquels ou n’avoit presque pas touché. La princesse et Aladdin mangèrent ensemble, et burent du bon vin vieux du magicien africain. Après quoi, sans parler de leur entretien, qui ne pouvoit être que très-satisfaisant, ils se retirèrent dans leur appartement.

Depuis l’enlèvement du palais d’Aladdin et de la princesse Badroulboudour, le sultan, père de cette princesse, étoit inconsolable de l’avoir perdue, comme il se l’étoit imaginé. Il ne dormoit presque ni nuit ni jour ; et au lieu d’éviter tout ce qui pouvoit l’entretenir dans son affliction, c’étoit au contraire ce qu’il cherchoint avec plus de soin. Ainsi, au lieu qu’auparavant il n’alloit que le matin au cabinet ouvert de son palais, pour se satisfaire par l’agrément de cette vue dont il ne pouvoit se rassasier, il y alloit plusieurs fois le jour renouveler ses larmes, et se plonger de plus en plus dans les profondes douleurs, par l’idée de ne voir plus ce qui lui avoit tant plu, et d’avoir perdu ce qu’il avoit de plus cher au monde. L’aurore ne faisoit encore que de paroître, lorsque le sultan vint à ce cabinet, le même matin que le palais d’Aladdin venoit d’être rapporté à sa place. En y entrant, il étoit si recueilli en lui-même et si pénétré de sa douleur, qu’il jeta les yeux d’une manière triste du côté de la place où il ne croyoit voir que l’air vuide, sans apercevoir le palais. Mais comme il vit que ce vuide étoit rempli, il s’imagina d’abord que c’étoit l’effet d’un brouillard. Il regarde avec plus d’attention, et il connoît à n’en pas douter, que c’étoit le palais d’Aladdin. Alors la joie et l’épanouissement du cœur succédèrent aux chagrins et à la tristesse. Il retourne à son appartement en pressant le pas, et il commande qu’on lui selle et qu’on lui amène un cheval. On le lui amène, il le monte, il part, et il lui semble qu’il n’arrivera pas assez tôt au palais d’Aladdin.

Aladdin qui avoit prévu ce qui pouvoit arriver, s’étoit levé dès la petite pointe du jour ; et dès qu’il eut pris un des habits les plus magnifiques de sa garde-robe, il étoit monté au salon aux vingt-quatre croisées, d’où il aperçut que le sultan venoit. Il descendit, et il fut assez à temps pour le recevoir au bas du grand escalier, et l’aider à mettre pied à terre. « Aladdin, lui dit le sultan, je ne puis vous parler que je n’aie vu et embrassé ma fille. »

Aladdin conduisit le sultan à l’appartement de la princesse Badroulboudour. Et la princesse qu’Aladdin en se levant a voit avertie de se souvenir qu’elle n’étoit plus en Afrique, mais dans la Chine et dans la ville capitale du sultan son père, voisine de son palais, venoit d’achever de s’habiller. Le sultan l’embrassa à plusieurs fois, le visage baigné de larmes de joie, et la princesse de son côté lui donna toutes les marques du plaisir extrême qu’elle avoit de le revoir.

Le sultan fut quelque temps sans pouvoir ouvrir la bouche pour parler : tant il étoit attendri d’avoir retrouvé sa chère fille, après l’avoir pleurée sincèrement comme perdue ; et la princesse de son côté étoit tout en larmes de la joie qu’elle avoit de revoir le sultan son père.

Le sultan prit enfin la parole : « Ma fille, dit-il, je veux croire que c’est la joie que vous avez de me revoir qui fait que vous me paraissez aussi peu changée que s’il ne vous étoit rien arrivé de fâcheux. Je suis persuadé néanmoins que vous avez beaucoup souffert. On n’est pas transporté dans un palais tout entier, aussi subitement que vous l’avez été, sans de grandes alarmes et de terribles angoisses. Je veux que vous me racontiez ce qui en est, et que vous ne me cachiez rien. »

La princesse se fit un plaisir de donner au sultan son père la satisfaction qu’il demandoit. « Sire, dit la princesse, si je parois si peu changée, je supplie votre Majesté de considérer que je commençai à respirer des hier de grand matin par la présence d’Aladdin mon cher époux et mon libérateur, que j’avois regardé et pleuré comme perdu pour moi, et que le bonheur que je viens d’avoir de l’embrasser, me remet à peu près dans la même assiette qu’auparavant. Toute ma peine néanmoins, à proprement parler, n’a été que de me voir arrachée à votre Majesté et à mon cher époux, non-seulement par rapport à mon inclination à l’égard de mon époux, mais même par l’inquiétude où j’étois sur les tristes effets du courroux de votre Majesté, auquel je ne doutois pas qu’il ne dût être exposé, tout innocent qu’il étoit. J’ai moins souffert de l’insolence de mon ravisseur qui m’a tenu des discours qui ne me plaisoient pas. Je les ai arrêtés par l’ascendant que j’ai su prendre sur lui. D’ailleurs j’étois aussi peu contrainte que je le suis présentement. Pour ce qui regarde le fait de mon enlèvement, Aladdin n’y a aucune part : j’en suis la cause moi seule, mais très-innocente. »

Pour persuader au sultan qu’elle disoit la vérité, elle lui fit le détail du déguisement du magicien africain en marchand de lampes neuves à changer contre des vieilles, et du divertissement qu’elle s’étoit donné en faisant l’échange de la lampe d’Aladdin dont elle ignoroit le secret et l’importance ; de l’enlévement du palais et de sa personne après cet échange, et du transport de l’un et de l’autre en Afrique avec le magicien africain qui avoit été reconnu par deux de ses femmes et par l’eunuque qui avoit fait l’échange de la lampe, quand il avoit pris la hardiesse de venir se présenter à elle la première fois après le succès de son audacieuse entreprise, et de lui faire la proposition de l’épouser ; enfin de la persécution qu’elle avoit soufferte jusqu’à l’arrivée d’Aladdin ; des mesures qu’ils avoient prises conjointement pour lui enlever la lampe qu’il portoit sur lui ; comment ils y avoient réussi, elle particulièrement en prenant le parti de dissimuler avec lui, et enfin de l’inviter à souper avec elle ; jusqu’au gobelet mixtionné qu’elle lui avoit présenté. « Quant au reste, ajouta-t-elle, je laisse à Aladdin à vous en rendre compte. »

Aladdin eut peu de chose à dire au sultan : « Quand, dit-il, on m’eut ouvert la porte secrète, que j’eus monté au salon aux vingt-quatre croisées, et que j’eus vu le traitre étendu mort sur le sofa par la violence de la poudre ; comme il ne convenoit pas que la princesse restât davantage, je la priai de descendre à son appartement avec ses femmes et ses eunuques. Je restai seul ; et après avoir tiré la lampe du sein du magicien, je me servis du même secret dont il s’étoit servi pour enlever ce palais en ravissant la princesse. J’ai fait en sorte que le palais se trouve en sa place, et j’ai eu le bonheur de ramener la princesse à votre Majesté, comme elle me l’avoit commandé. Je n’en impose pas à votre Majesté ; et si elle veut se donner la peine de monter au salon, elle verra le magicien puni comme il le méritoit. »

Pour s’assurer entièrement de la vérité, le sultan se leva et monta, et quand il eut vu le magicien africain mort, le visage déjà livide par la violence du poison, il embrassa Aladdin avec beaucoup de tendresse, en lui disant : « Mon fils, ne me sachez pas mauvais gré du procédé dont j’ai usé contre vous ; l’amour paternel m’y a forcé, et je mérite que vous me pardonniez l’excès où je me suis porté. » « Sire, reprit Aladdin, je n’ai pas le moindre sujet de plainte contre la conduite de votre Majesté, elle n’a fait que ce qu’elle devoit faire. Ce magicien, cet infâme, ce dernier des hommes, est la cause unique de ma disgrâce. Quand votre Majesté en aura le loisir, je lui ferai le récit d’une autre malice qu’il m’a faite, non moins noire que celle-ci, dont j’ai été préservé par une grâce de Dieu toute particulière. » « Je prendrai ce loisir exprès, repartit le sultan, et bientôt. Mais songeons à nous rejouir, et faites ôter cet objet odieux. »

Aladdin fit enlever le cadavre du magicien africain, avec ordre de le jeter à la voirie pour servir de pâture aux animaux et aux oiseaux. Le sultan cependant, après avoir commandé que les tambours, les timbales, les trompettes et les autres instrumens annonçassent la joie publique, fit proclamer une fête de dix jours en réjouissance du retour de la princesse Badroulboudonr et d’Aladdin avec son palais.

C’est ainsi qu’Aladdin échappa pour la seconde fois au danger presqu’inévitable de perdre la vie ; mais ce ne fut pas le dernier, il en courut un troisième dont nous allons rapporter les circonstances :

Le magicien africain avoit un frère cadet qui n’étoit pas moins habile que lui dans l’art magique ; on peut même dire qu’il le surpassoit en méchanceté et en artifices pernicieux. Comme ils ne demeuroient pas toujours ensemble ou dans la même ville, et que souvent l’un se trouvoit au levant, pendant que l’autre étoit au couchant, chacun de son côté, ils ne manquoient pas chaque année de s’instruire par la géomance, en quelle partie du monde ils étoient, en quel état ils se trouvoient, et s’ils n’avoient pas besoin du secours l’un de l’autre.

Quelque temps après que le magicien africain eut succombé dans son entreprise contre le bonheur d’Aladdin, son cadet qui n’avoit pas eu de ses nouvelles depuis un an, et qui n’étoit pas en Afrique, mais dans un pays très-éloigné, voulut savoir en quel endroit de la terre il étoit, comment il se portoit, et ce qu’il y faisoit. En quelque lieu qu’il allât, il portoit toujours avec lui son quarré géomantique aussi bien que son frère. Il prend ce quarré, il accommode le sable, il jette les points, il en tire les figures, et enfin il forme l’horoscope. En parcourant chaque figure il trouve que son frère n’étoit plus au monde ; qu’il avoit été empoisonné, et qu’il étoit mort subitement ; que cela étoit arrivé à la Chine, et que c’étoit dans une capitale de la Chine située en tel endroit ; et enfin, que celui par qui il avoit été empoisonné étoit un homme de basse naissance, qui avoit épousé une princesse fille d’un sultan.

Quand le magicien eut appris de la sorte quelle avoit été la triste destinée de son frère, il ne perdit pas de temps en des regrets qui ne lui eussent pas redonné la vie. La résolution prise sur le champ de venger sa mort, il monte à cheval, et il se met en chemin en prenant sa route vers la Chine. Il traverse plaines, rivières, montagnes, déserts ; et après une longue traite, sans s’arrêter en aucun endroit, avec des fatigues incroyables, il arriva enfin à la Chine, et peu de temps après à la capitale que la géomance lui avoit enseignée. Certain qu’il ne s’étoit pas trompé, et qu’il n’avoit pas pris un royaume pour un autre, il s’arrête dans cette capitale et il y prend logement.

Le lendemain de son arrivée, le magicien sort ; et en se promenant par la ville, non pas tant pour en remarquer les beautés qui lui étoient fort indifférentes, que dans l’intention de commencer à prendre des mesures pour l’éxecution de son dessein pernicieux, il s’introduisit dans les lieux les plus fréquentés, et il prêta l’oreille à ce que l’on disoit. Dans un lieu où l’on passoit le temps à jouer à plusieurs sortes de jeux, et où pendant que les uns jouoient, d’autres s’entretenoient, les uns des nouvelles et des affaires du temps, d’autres de leurs propres affaires, il entendit qu’on s’entretenoit et qu’on racontoit des merveilles de la vertu et de la piété d’une femme retirée du monde, nommée Fatime, et même de ses miracles. Comme il crut que cette femme pouvoit lui être utile à quelque chose dans ce qu’il méditoit, il prit à part un de ceux de la compagnie, et il le pria de vouloir bien lui dire plus particulièrement quelle étoit cette sainte femme, et quelle sorte de miracles elle faisoit ?

« Quoi, lui dit cet homme, vous n’avez pas encore vu cette femme ni entendu parler d’elle ? Elle fait l’admiration de toute la ville par ses jeûnes, par ses austérités et par le bon exemple qu’elle donne. À la réserve du lundi et du vendredi, elle ne sort pas de son petit hermitage ; et les jours qu’elle se fait voir par la ville, elle fait des biens infinis, et il n’y a personne affligé du mal de tête, qui ne reçoive la guérison par l’imposition de ses mains. »

Le magicien ne voulut pas en savoir davantage sur cet article ; il demanda seulement au même homme en quel quartier de la ville étoit l’hermitage de cette sainte femme. Cet homme le lui enseigna ; sur quoi, après avoir conçu et arrêté le dessein détestable dont nous allons parler bientôt, afin de le savoir plus sûrement, il observa toutes ses démarches le premier jour qu’elle sortit, après avoir fait cette enquête, sans la perdre de vue jusqu’au soir, qu’il la vit rentrer dans son hermitage. Quand il eut bien remarqué l’endroit, il se retira dans un des lieux que nous avons dit, où l’on buvoit d’une certaine boisson chaude, et où l’on pouvoit passer la nuit si l’on vouloit, particulièrement dans les grandes chaleurs, que l’on aime mieux en ces pays-là coucher sur la natte que dans un lit.

Le magicien après avoir contenté le maître du lieu, en lui payant le peu de dépense qu’il avoit faite, sortit vers le minuit, et il alla droit à l’hermitage de Fatime, la sainte femme : nom sous lequel elle étoit connue dans toute la ville. Il n’eut pas de peine à ouvrir la porte : elle n’étoit fermée qu’avec un loquet ; il le referma sans faire de bruit quand il fut entré, et il aperçut Fatime à la clarté de la lune, couchée à l’air, et qui dormoit sur un sofa garni d’une méchante natte, et appuyée contre sa cellule. Il s’approcha d’elle, et après avoir tiré un poignard qu’il portoit au côté, il l’éveilla.

En ouvrant les yeux, la pauvre Fatime fut fort étonnée de voir un homme prêt à la poignarder. En lui appuyant le poignard contre le cœur, prêt à l’y enfoncer : « Si tu cries, dit-il, ou si tu fais le moindre bruit, je te tue ; mais lève-toi, et fais ce que je te dirai. »

Fatime qui étoit couchée dans son habit, se leva en tremblant de frayeur. « Ne crains pas, lui dit le magicien, je ne demande que ton habit, donne-le-moi et prends le mien. Ils firent l’échange d’habit ; et quand le magicien se fut habillé de celui de Fatime, il lui dit : « Colore-moi le visage comme le tien, de manière que je te ressemble, et que la couleur ne s’efface pas. » Comme il vit qu’elle trembloit encore, pour la rassurer, et afin qu’elle fît ce qu’il souhaitoit avec plus d’assurance, il lui dit : « Ne crains pas, te dis-je encore une fois, je te jure parle nom de Dieu que je te donne la vie. » Fatime le fit entrer dans sa cellule, elle alluma sa lampe ; et en prenant d’une certaine liqueur dans un vase avec un pinceau, elle lui en frotta le visage, et lui assura que la couleur ne changeront pas et qu’il avoit le visage de la même couleur qu’elle, sans différence. Elle lui mit ensuite sa propre coiffure sur la tête, avec un voile, dont elle lui enseigna comment il falloit qu’il se cachât le visage en allant par la ville. Enfin, après qu’elle lui eut mis autour du cou un gros chapelet qui lui pendoit par-devant jusqu’au milieu du corps, elle lui mit a la main le même bâton qu’elle avoit coutume de porter ; et en lui présentant un miroir : « Regardez, dit-elle, vous verrez que vous me ressemblez on ne peut pas mieux. » Le magicien se trouva comme il l’avoit souhaité ; mais il ne tint pas à la bonne Fatime le serment qu’il lui avoit fait si solennellement. Afin qu’on ne vît pas de sang en la perçant de son poignard, il l’étrangla ; et quand il vit qu’elle avoit rendu l’ame, il traîna son cadavre par les pieds jusqu’à la citerne de l’hermitage, et il la jeta dedans.

Le magicien déguisé ainsi en Fatime la sainte femme, passa le reste de la nuit dans l’hermitage, après s’être souillé d’un meurtre si détestable. Le lendemain à une heure ou deux du matin, quoique dans un jour que la sainte femme n’avoit pas coutume de sortir, il ne laissa pas de le faire, bien persuadé qu’on ne l’interrogeroit pas là-dessus, et au cas qu’on l’interrogeât, prêt à répondre. Comme une des premières choses qu’il avoit faite en arrivant, avoit été d’aller reconnoître le palais d’Aladdin, et que c’étoit là qu’il avoit projeté de jouer son rôle, il prit son chemin de ce côté-là.

Dès qu’on eut aperçu la sainte femme, comme tout le peuple se l’imagina, le magicien fut bientôt environné d’une grande affluence de monde. Les uns se recommandoient à ses prières, d’autres lui baisoient la main, d’autres plus réservés ne lui baisoient que le bas de sa robe ; et d’autres, soit qu’ils eussent mal à la tête, ou que leur intention fût seulement d’en être préservés, s’inclinoient devant lui, afin qu’il leur imposât les mains ; ce qu’il faisoit en marmottant quelques paroles en guise de prières ; et il imitoit si bien la sainte femme, que tout le monde le prenoit pour elle. Après s’être arrêté souvent pour satisfaire ces sortes de gens qui ne recevoient ni bien ni mal de cette sorte d’imposition de mains, il arriva enfin dans la place du palais d’Aladdin, où, comme l’affluence fut plus grande, l’empressement fut aussi plus grand à qui s’approcheroit de lui. Les plus forts et les plus zélés fendoient la foule pour se faire place ; et de là s’élevèrent des querelles dont le bruit se fit entendre du salon aux vingt-quatre croisées où étoit la princesse Badroulboudour.

La princesse demanda ce que c’étoit que ce bruit ; et comme personne ne put lui en rien dire, elle commanda qu’on allât voir, et qu’on vînt lui en rendre compte. Sans sortir du salon, une de ses femmes regarda par une jalousie, et elle revint lui dire que le bruit venoit de la foule du monde qui environnoit la sainte femme pour se faire guérir du mal de tête par l’imposition de ses mains.

La princesse qui depuis long-temps avoit entendu dire beaucoup de bien de la sainte femme, mais qui ne l’avoit pas encore vue, eut la curiosité de la voir et de s’entretenir avec elle. Comme elle en eut témoigné quelque chose, le chef de ses eunuques qui étoit présent, lui dit que si elle le souhaitait, il étoit aisé de la faire venir, et qu’elle n’avoit qu’à commander. La princesse y consentit ; et aussitôt il détacha quatre eunuques, avec ordre d’amener la prétendue sainte femme.

Dès que les eunuques furent sortis de la porte du palais d’Aladdin, qu’on eut vu qu’ils venoient du côté où étoit le magicien déguisé, la foule se dissipa ; et quand il fut libre, et qu’il eut vu qu’ils venoient à lui, il fit une partie du chemin avec d’autant plus de joie qu’il voyoit que sa fourberie prenoit un bon chemin. Celui des eunuques qui prit la parole, lui dit : « Sainte femme, la princesse veut vous voir ; venez, suivez-nous. » « La princesse me fait bien de l’honneur, reprit la feinte Fatime, je suis prête à lui obéir. » Et en même temps elle suivit les eunuques, qui avoient déjà repris le chemin du palais.

Quand le magicien, qui sous un habit de sainteté, cachoit un cœur diabolique, eut été introduit dans le salon aux vingt-quatre croisées, et qu’il eut aperçu la princesse, il débuta par une prière qui contenoit une longue énumération de vœux et de souhaits pour sa santé, pour sa prospérité, et pour l’accomplissement de tout ce qu’elle pouvoit désirer. Il déploya ensuite toute sa rhétorique d’imposteur et d’hypocrite pour s’insinuer dans l’esprit de la princesse, sous le manteau d’une grande piété ; et il lui fut d’autant plus aisé de réussir, que la princesse qui étoit bonne naturellement, étoit persuadée que tout le monde étoit bon comme elle, ceux et celles particulièrement qui faisoient profession de servir Dieu dans la retraite.

Quand la fausse Fatime eut achevé sa longue harangue : « Ma bonne mère, lui dit la princesse, je vous remercie de vos bonnes prières, j’y ai grande confiance, et j’espère que Dieu les exaucera ; approchez- vous, asseyez-vous près de moi. » La fausse Fatime s’assit avec une modestie affectée ; et alors, en reprenant la parole : « Ma bonne mère, dit la princesse, je vous demande une chose qu’il faut que vous m’accordiez, ne me refusez pas, je vous en prie : c’est que vous demeuriez avec moi, afin que vous m’entreteniez de votre vie, et que j’apprenne de vous et par vos bons exemples, comment je dois servir Dieu. »

« Princesse, dit alors la feinte Fatime, je vous supplie de ne pas exiger de moi une chose à laquelle je ne puis consentir sans me détourner et me distraire de mes prières et de mes exercices de dévotion. » « Que cela ne vous fasse pas de peine, reprit la princesse, j’ai plusieurs appartemens qui ne sont pas occupés, vous choisirez celui qui vous conviendra le mieux, et vous y ferez tous vos exercices avec la même liberté que dans votre hermitage. »

Le magicien qui n’avoit d’autre but que de s’introduire dans le palais d’Aladdin, où il lui seroit plus aisé d’exécuter la méchanceté qu’il méditoit, en y demeurant sous les auspices et la protection de la princesse, que s’il eût été obligé d’aller et de venir de l’hermitage au palais, et du palais à l’hermitage, ne fit pas de plus grandes instances pour s’excuser d’accepter l’offre obligeante de la princesse. « Princesse, dit-il, quelque résolution qu’une femme pauvre et misérable comme je le suis, ait faite de renoncer au monde, à ses pompes et à ses grandeurs, je n’ose prendre la hardiesse de résister à la volonté et au commandement d’une princesse si pieuse et si charitable. »

Sur cette réponse du magicien, la princesse en se levant elle-même, lui dit : « Levez-vous, et venez avec moi, que je vous fasse voir les appartemens vuides que j’ai, afin que vous choisissiez. » Il suivit la princesse Badroulboudour ; et de tous les appartemens qu’elle lui fit voir, qui étoient très-propres et très-bien meublés, il choisit celui qui lui parut l’être moins que les autres, en disant par hypocrisie qu’il étoit trop bon pour lui, et qu’il ne le choisissoit que pour complaire à la princesse.

La princesse voulut remener le fourbe au salon aux vingt-quatre croisées, pour le faire dîner avec elle ; mais comme pour manger il eût fallu qu’il se fût découvert le visage qu’il avoit toujours eu voilé jusqu’alors, et qu’il craignit que la princesse ne reconnût qu’il n’étoit pas Fatime la sainte femme, comme elle le croyoit, il la pria avec tant d’instance de l’en dispenser, en lui représentant qu’il ne mangeoit que du pain et quelques fruits secs, et de lui permettre de prendre son petit repas dans son appartement, qu’elle le lui accorda. « Ma bonne mère, lui dit-elle, vous êtes libre, faites comme si vous étiez dans votre hermitage ; je vais vous faire apporter à manger ; mais souvenez-vous que je vous attends, dès que vous aurez pris votre repas. »

La princesse dîna, et la fausse Fatime ne manqua pas de venir la retrouver dès qu’elle eut appris par un eunuque qu’elle avoit prié de l’en avertir, qu’elle étoit sortie de table. « Ma bonne mère, lui dit la princesse, je suis ravie de posséder une sainte femme comme vous, qui va faire la bénédiction de ce palais. À propos de ce palais, comment le trouvez-vous ? Mais avant que je vous le fasse voir pièce par pièce, dites-moi premièrement ce que vous pensez de ce salon ? »

Sur cette demande la fausse Fatime, qui pour mieux jouer son rôle, avoit affecté jusqu’alors d’avoir la tête baissée, sans même la détourner pour regarder d’un côté ou de l’autre, la leva enfin, et parcourut le salon des yeux d’un bout jusqu’à l’autre ; et quand elle l’eut bien considéré : « Princesse, dit-elle, ce salon est véritablement admirable et d’une grande beauté. Autant néanmoins qu’en peut juger une solitaire, qui ne s’entend pas à ce qu’on trouve beau dans le monde, il me semble qu’il y manque une chose. » « Quelle chose, ma bonne mère, reprit la princesse Badroulboudour ? Apprenez-le-moi, je vous en conjure. Pour moi j’ai cru, et l’avois entendu dire ainsi, qu’il n’y manquoit rien. S’il y manque quelque chose, j’y ferai remédier. »

« Princesse, repartit la fausse Fatime avec une grande dissimulation, pardonnez-moi la liberté que je prends ; mon avis, s’il peut être de quelqu’importance, seroit, que si au haut et au milieu de ce dôme, il y avoit un œuf de roc suspendu, ce salon n’auroit point de pareil dans les quatre parties du monde, et votre palais seroit la merveille de l’univers. »

« La bonne mère, demanda la princesse, quel oiseau est-ce que le roc, et où pourroit-on en trouver un œuf ? » « Princesse, répondit la fausse Fatime, c’est un oiseau d’une grandeur prodigieuse, qui habite au plus haut du mont Caucase : l’architecte de votre palais peut vous en trouver un. »

Après avoir remercié la fausse Fatime de son bon avis, à ce qu’elle croyoit, la princesse Badroulboudour continua de s’entretenir avec elle sur d’autres sujets ; mais elle n’oublia pas l’œuf de roc, qui fit qu’elle compta bien d’en parler à Aladdin dès qu’il seroit revenu de la chasse. Il y avoit six jours qu’il y étoit allé ; et le magicien qui ne l’avoit pas ignoré, avoit voulu profiter de son absence. Il revint le même jour sur le soir, dans le temps que la fausse Fatime venoit de prendre congé de la princesse, et de se retirer à son appartement. En arrivant, il monta à l’appartement de la princesse, qui venoit d’y rentrer. Il la salua, et il l’embrassa ; mais il lui parut qu’elle le recevoit avec un peu de froideur. « Ma princesse, dit-il, je ne retrouve pas en vous la même gaieté que j’ai coutume d’y trouver. Est-il arrivé quelque chose pendant mon absence qui vous ait déplu et causé du chagrin ou du mécontentement ? Au nom de Dieu, ne me le cachez pas, il n’y a rien que je ne fasse pour vous le faire dissiper, s’il est en mon pouvoir ! » « C’est peu de chose, reprit la princesse, et cela me donne si peu d’inquiétude, que je n’ai pas cru qu’il eût rejailli sur mon visage pour vous en faire apercevoir. Mais puisque contre mon attente vous y apercevez quelqu’altération, je ne vous en dissimulerai pas la cause, qui est de très-peu de conséquence. J’avois cru avec vous, continua la princesse Badroulboudour, que notre palais étoit le plus superbe, le plus magnifique et le plus accompli qu’il y eût au monde. Je vous dirai néanmoins ce qui m’est venu dans la pensée après avoir bien examiné le salon aux vingt-quatre croisées. Ne trouvez-vous pas comme moi, qu’il n’y auroit plus rien à désirer, si un œuf de roc étoit suspendu au milieu de l’enfoncement du dôme ? » « Princesse, repartit Aladdin, il suffit que vous trouviez qu’il y manque un œuf de roc, pour que j’y trouve le même défaut. Vous verrez par la diligence que je vais apporter à le réparer, qu’il n’y a rien que je ne fasse pour l’amour de vous. »

Dans le moment, Aladdin quitta la princesse Badroulboudour, il monta au salon aux vingt-quatre croisées ; et là, après avoir tiré de son sein la lampe qu’il portoit toujours sur lui, en quelque lieu qu’il allât, depuis le danger qu’il avoit couru pour avoir négligé de prendre cette précaution, il la frotta. Aussitôt le génie se présenta devant lui. « Génie, lui dit Aladdin, il manque à ce dôme un œuf de roc suspendu au milieu de l’enfoncement ; je te demande au nom de lampe, que je tiens, que tu fasses en sorte que ce défaut soit réparé. »

Aladdin n’eut pas achevé de prononcer ces paroles, que le génie fit un cri si bruyant et si épouvantable, que le salon en fut ébranlé, et qu’Aladdin en chancela prêt à tomber de son haut. « Quoi, misérable, lui dit le génie d’une voix à faire trembler l’homme le plus assuré, ne te suffit-il pas que mes compagnons et moi nous ayons fait toute chose en ta considération, pour me demander, par une ingratitude qui n’a pas de pareille, que je t’apporte mon maître et que je le pende au milieu de la voûte de ce dôme ? Cet attentat mériteroit que vous fussiez réduits en cendre sur-le-champ, toi, ta femme et ton palais. Mais tu es heureux de n’en être pas l’auteur, et que la demande ne vienne pas directement de ta part. Apprends quel en est le véritable auteur : c’est le frère du magicien africain, ton ennemi, que tu as exterminé comme il le méritoit. Il est dans ton palais, déguisé sous l’habit de Fatime, la sainte femme, qu’il a assassinée ; et c’est lui qui a suggéré à ta femme de faire la demande pernicieuse que tu m’as faite. Son dessein est de te tuer ; c’est à toi d’y prendre garde. » Et en achevant ces mots il disparut.

Aladdin ne perdit pas une des dernières paroles du génie ; il avoit entendu parler de Fatime la sainte femme, et il n’ignoroit pas de quelle manière elle guérissoit le mal de tête, à ce que l’on prétendoit. Il revint à l’appartement de la princesse, et sans parler de ce qui venoit de lui arriver, il s’assit en disant qu’un grand mal de tête venoit de le prendre tout-à-coup, et en s’appuyant la main contre le front. La princesse commanda aussitôt qu’on fît venir la sainte femme ; et pendant qu’on alla l’appeler, elle raconta à Aladdin à quelle occasion elle se trouvoit dans le palais, où elle lui avoit donné un appartement.

La fausse Fatime arriva ; et dès qu’elle fut entrée : « Venez, ma bonne mère, lui dit Aladdin, je suis bien aise de vous voir, et de ce que mon bonheur veut que vous vous trouviez ici. Je suis tourmenté d’un furieux mal de tête qui vient de me saisir. Je demande votre secours par la confiance que j’ai en vos bonnes prières, et j’espère que vous ne me refuserez pas la grâce que vous faites à tant d’affligés de ce mal. » En achevant ces paroles, il se leva en baissant la tête ; et la fausse Fatime s’avança de son côté, mais en portant la main sur un poignard qu’elle avoit à sa ceinture sous sa robe. Aladdin qui l’observoit, lui saisit la main, avant qu’elle l’eût tiré, et en lui perçant le cœur du sien, il la jeta morte sur le plancher.

« Mon cher époux, qu’avez-vous fait, s’écria la princesse dans sa surprise ? Vous avez tué la sainte femme ! » « Non, ma princesse, répondit Aladdin sans s’émouvoir, je n’ai pas tué Fatime ; mais un scélérat qui m’alloit assassiner, si je ne l’eusse prévenu. C’est ce méchant homme que vous voyez, ajouta-t-il en le dévoilant, qui a étranglé Fatime que vous avez cru regretter en m’accusant de sa mort, et qui s’étoit déguisé sous son habit pour me poignarder. Et afin que vous le connoissiez mieux il étoit frère du magicien africain votre ravisseur. » Aladdin lui raconta ensuite par quelle voie il avoit appris ces particularités, après quoi il fit enlever le cadavre.

C’est ainsi qu’Aladdin fut délivré de la persécution des deux frères magiciens. Peu d’années après le sultan mourut dans une grande vieillesse. Comme il ne laissa pas d’enfans mâles, la princesse Badroulboudour en qualité de légitime héritière, lui succéda et communiqua la puissance suprême à Aladdin. Ils régnèrent ensemble de longues années, et laissèrent une illustre postérité.

« Sire, dit la sultane Scheherazade en achevant l’histoire des aventures arrivées à l’occasion de la lampe merveilleuse, votre Majesté, sans doute, aura remarqué dans la personne du magicien africain, un homme abandonné à la passion démesurée de posséder des trésors par des voies condamnables, qui lui en découvrirent d’immenses, dont il ne jouit point parce qu’il s’en rendit indigne. Dans Aladdin, elle voit au contraire un homme qui, d’une basse naissance, s’élève jusqu’à la royauté en se servant des mêmes trésors qui lui viennent sans les chercher, seulement à mesure qu’il en a besoin pour parvenir à la fin qu’il s’est proposée. Dans le sultan, elle aura appris combien un monarque bon, juste et équitable, court de dangers et risque même d’être détrôné, lorsque par une injustice criante, et contre toutes les règles de l’équité, il ose par une promptitude déraisonnable condamner un innocent sans vouloir l’entendre dans sa justification. Enfin elle aura eu horreur des abominations de deux scélérats magiciens, dont l’un sacrifie sa vie pour posséder des trésors, et l’autre sa vie et sa religion à la vengeance d’un scélérat comme lui, et qui comme lui aussi reçoit le châtiment de sa méchanceté. »

Le sultan des Indes témoigna à la sultane Scheherazade, son épouse, qu’il étoit très-satisfait des prodiges qu’il venoit d’entendre de la lampe merveilleuse, et que les contes qu’elle lui faisoit chaque nuit, lui faisoient beaucoup de plaisir. En effet, ils étoient divertissans et presque toujours assaisonnés d’une bonne morale. Il voyoit bien que la sultane les faisoit adroitement succéder les uns aux autres, et il n’étoit pas fâché qu’elle lui donnât occasion, par ce moyen, de tenir en suspens à son égard, l’exécution du serment qu’il avoit fait si solennellement de ne garder une femme qu’une nuit, et de la faire mourir le lendemain. Il n’avoit presque plus d’autre pensée que de voir s’il ne viendroit point à bout de lui en faire tarir le fond.

Dans cette intention, après avoir entendu la fin de l’histoire d’Aladdin et de Badroulboudour, toute différente de ce qui lui avoit été raconté jusqu’alors, dès qu’il fut éveillé, il prévint Dinarzade, et il l’éveilla lui-même, en demandant à la sultane qui venoit de s’éveiller aussi, si elle étoit à la fin de ses contes ?

« À la fin de mes contes, Sire, répondit la sultane en se récriant à cette demande ! J’en suis bien éloignée : le nombre en est si grand, qu’il ne me seroit pas possible à moi-même d’en dire le compte précisément à votre Majesté. Ce que je crains, Sire, c’est qu’à la fin votre Majesté ne s’ennuie et ne se lasse de m’entendre, plutôt que je manque de quoi l’entretenir sur cette matière. »

« Ôtez-vous cette crainte de l’esprit, reprit le sultan, et voyons ce que vous avez de nouveau à me raconter. »

La sultane Scheherazade, encouragée par ces paroles du sultan des Indes, commença de lui raconter une nouvelle histoire en ces termes : « Sire, dit-elle, j’ai entretenu plusieurs fois votre Majesté de quelques aventures arrivés au fameux calife Haroun Alraschild ; il lui en est arrivé grand nombre d’autres, dont celle que voici n’est pas moins digne de votre curiosité. »

Le conte suivant : Les Aventures du calife Haroun Alraschild