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Histoire racontée par le médecin juif

 La cent cinquante une nuit

LE lendemain, Scheherazade reprit la suite de son discours de la nuit précédente. Le médecin juif, dit-elle, continuant de parler au sultan de Gasgar :
« Le jeune homme de Moussoul, ajouta-t-il, poursuivit ainsi son histoire :
« J’étais déjà grand, et je commençais à fréquenter le monde, lorsqu’un vendredi je me trouvai à la prière de midi avec mon père et mes oncles, dans la grande mosquée de Moussoul. Après la prière, tout le monde se retira, hors mon père et mes oncles, qui s’assirent sur le tapis qui régnait par toute la mosquée. Je m’assis aussi avec eux ; et s’entretenant de plusieurs choses, la conversation tomba insensiblement sur les voyages. Ils vantèrent les beautés et les singularités de quelques royaumes et de leurs villes principales ; mais un de mes oncles dit, que si l’on en voulait croire le rapport uniforme d’une infinité de voyageurs, il n’y avait pas au monde un plus beau pays que l’Égypte, et un plus beau fleuve que le Nil ; et ce qu’il en raconta, m’en donna une si grande idée, que dès ce moment je conçus le désir d’y voyager. Ce que mes autres oncles purent dire pour donner la préférence à Bagdad et au Tigre, en appelant Bagdad le véritable séjour de la religion musulmane et la métropole de toutes les villes de la terre, ne fit pas la même impression sur moi. Mon père appuya le sentiment de celui de ses frères qui avait parlé en faveur de l’Égypte, ce qui me causa beaucoup de joie. « Quoi qu’on en veuille dire, s’écria-t-il, qui n’a pas vu l’Égypte, n’a pas vu ce qu’il y a de plus singulier au monde. La terre y est toute d’or, c’est-à-dire, si fertile, qu’elle enrichit ses habitants. Toutes les femmes y charment, ou par leur beauté, ou par leurs manières agréables. Si vous me parlez du Nil, y a-t-il un fleuve plus admirable ? Quelle eau fut jamais plus légère et plus délicieuse ? Le limon même qu’il entraîne avec lui dans son débordement, n’engraisse-t-il pas les campagnes, qui produisent sans travail mille fois plus que les autres terres avec toute la peine que l’on prend à les cultiver ? Écoutez ce qu’un poète, obligé d’abandonner l’Égypte, disait aux Égyptiens :

« Votre Nil vous comble tous les jours de biens ; c’est pour vous uniquement qu’il vient de si loin. Hélas, en m’éloignant de vous, mes larmes vont couler aussi abondamment que ses eaux ! Vous allez continuer de jouir de ses douceurs, tandis que je suis condamné à m’en priver malgré moi. »

« Si vous regardez, ajouta mon père, du côté de l’isle que forment les deux branches du Nil les plus grandes, quelle variété de verdure, quel émail de toutes sortes de fleurs, quelle quantité prodigieuse de villes, de bourgades, de canaux et de mille autres objets agréables ! Si vous tournez les yeux de l’autre côté en remontant vers l’Éthiopie, combien d’autres sujets d’admiration ! Je ne puis mieux comparer la verdure de tant de campagnes arrosées par les différents canaux du Nil, qu’à des émeraudes brillantes enchâssées dans de l’argent. N’est-ce pas la ville de l’univers la plus vaste, la plus peuplée et la plus riche, que le grand Caire ? Que d’édifices magnifiques, tant publics que particuliers ! Si vous allez jusqu’aux Pyramides, vous serez saisis d’étonnement ; vous demeurerez immobiles à l’aspect de ces masses de pierres d’une grosseur énorme qui s’élèvent jusqu’aux cieux ! Vous serez obligés d’avouer qu’il faut que les Pharaons qui ont employé à les construire tant de richesses et tant d’hommes, aient surpassé tous les monarques qui sont venus après eux, non-seulement en Égypte, mais sur la terre même, en magnificence et en invention, pour avoir laisse des monuments si dignes de leur mémoire. Ces monuments si anciens, que les savants ne sauraient convenir entr’eux du temps qu’on les a élevés, subsistent encore aujourd’hui et dureront autant que les siècles. Je passe sous silence les villes maritimes du royaume d’Égypte, comme Damiette, Rosette, Alexandrie, où je ne sais combien de nations vont chercher mille sortes de grains et de toiles, et mille autres choses pour la commodité et les délices des hommes. Je vous en parle avec connaissance : j’y ai passé quelques années de ma jeunesse, que je compterai tant que je vivrai pour les plus agréables de toute ma vie. »
Scheherazade parlait ainsi lorsque la lumière du jour qui commençait à naître, vint frapper ses yeux : elle demeura aussitôt dans le silence ; mais sur la fin de la nuit suivante, elle reprit le fil de son discours de cette sorte :

Le conte suivant : Histoire que raconta le tailleur