La cent cinquante septième nuit
SIRE, dit-elle , voici le discours que le gouverneur de Damas tint au jeune homme de Moussoul : « Mon fils, dit-il, sachez donc que la première dame qui a eu l’effronterie de vous aller chercher jusque chez vous, était l’aînée de toutes mes filles. Je l’avais mariée au Caire à un de ses cousins, au fils de mon frère. Son mari mourut ; elle revint chez moi corrompue par mille méchancetés qu’elle avait apprises en Égypte. Avant son arrivée, sa cadette, qui est morte d’une manière si déplorable entre vos bras, était fort sage, et ne m’avait jamais donné aucun sujet de me plaindre de ses mœurs. Son aînée fit avec elle une liaison étroite, et la rendit insensiblement aussi méchante qu’elle. Le jour qui suivit la mort de sa cadette, comme je ne la vis pas en me mettant à table, j’en demandai des nouvelles à son aînée qui était revenue au logis ; mais au lieu de me répondre, elle se mit à pleurer si amèrement, que j’en conçus un présage funeste. Je la pressai de m’instruire de ce que je voulais savoir. « Mon père, me répondit-elle en sanglotant, je ne puis vous dire autre chose, sinon que ma sœur prit hier son plus bel habit, son beau collier de perles, sortit, et n’a point paru depuis. » Je fis chercher ma fille par toute la ville, mais je ne pus rien apprendre de son malheureux destin. Cependant l’aînée qui se repentait sans doute de sa fureur jalouse, ne cessa de s’affliger et de pleurer la mort de sa sœur : elle se priva même de toute nourriture, et mit fin par-là à ses déplorables jours. Voilà, continua le gouverneur, quelle est la condition des hommes ; tels sont les malheurs auxquels ils sont exposés ! Mais, mon fils, ajouta-t-il, comme nous sommes tous deux également infortunés, unissons nos déplaisirs, ne nous abandonnons point l’un l’autre. Je vous donne en mariage une troisième fille que j’ai : elle est plus jeune que ses sœurs, et ne leur ressemble nullement par sa conduite. Elle a même plus de beauté qu’elles n’en ont eue ; et je puis vous assurer qu’elle est d’une humeur propre à vous rendre heureux. Vous n’aurez pas d’autre maison que la mienne, et après ma mort, vous serez vous et elle mes seuls héritiers. »
« Seigneur, lui dis-je, je suis confus de toutes vos bontés, et je ne pourrai jamais vous en marquer assez de reconnaissance. » « Brisons là, interrompit-il, ne consumons pas le temps en vains discours. » En disant cela, il fit appeler des témoins ; ensuite j’épousai sa fille sans cérémonie.
« Il ne se contenta pas d’avoir fait punir le marchand joaillier qui m’avait faussement accusé, il fit confisquer à mon profit tous ses biens, qui sont très-considérables. Enfin, depuis que vous venez chez le gouverneur, vous avez pu voir en quelle considération je suis auprès de lui. Je vous dirai de plus qu’un homme envoyé par mes oncles en Égypte exprès pour m’y chercher, ayant en passant découvert que j’étais en cette ville, me rendit hier une lettre de leur part. Ils me mandent la mort de mon père, et m’invitent à aller recueillir sa succession à Moussoul ; mais comme l’alliance et l’amitié du gouverneur m’attachent à lui, et ne me permettent pas de m’en éloigner, j’ai renvoyé l’exprès avec une procuration pour me faire tenir tout ce qui m’appartient. Après ce que vous venez d’entendre, j’espère que vous me pardonnerez l’incivilité que je vous ai faite durant le cours de ma maladie, en vous présentant la main gauche au lieu de la droite. »
« Voilà, dit le médecin juif au sultan de Casgar, ce que me raconta le jeune homme de Moussoul. Je demeurai à Damas tant que le gouverneur vécut ; après sa mort, comme j’étais à la fleur de mon âge, j’eus la curiosité de voyager. Je parcourus toute la Perse, et allai dans les Indes ; et enfin je suis venu m’établir dans votre capitale, où j’exerce avec honneur la profession de médecin. »
Le sultan de Casgar trouva cette dernière histoire assez agréable. « J’avoue, dit-il au Juif, que ce que tu viens de raconter est extraordinaire ; mais franchement, l’histoire du bossu l’est encore davantage et bien plus réjouissante ; ainsi, n’espère pas que je te donne la vie non plus qu’aux autres ; je vais vous faire pendre tous quatre. » « Attendez de grâce, Sire, s’écria le tailleur en s’avançant et se prosternant aux pieds du sultan : puisque votre Majesté aime les histoires plaisantes, celle que j’ai à lui conter, ne lui déplaira pas. » « Je veux bien t’écouter aussi, lui dit le sultan ; mais ne te flatte pas que je te laisse vivre, à moins que tu ne me dises quelqu’aventure plus divertissante que celle du bossu. » Alors le tailleur, comme s’il eût été sûr de son fait, prit la parole avec confiance, et commença son récit dans ces termes :