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Histoire racontée par le médecin juif

 La cent cinquante quatrième nuit

SIRE, le jeune homme de Moussoul continuant de raconter son histoire au médecin juif :
« J’attendis, dit-il, les deux dames avec impatience, et elles arrivèrent enfin à l’entrée de la nuit. Elles se dévoilèrent l’une et l’autre ; et si j’avais été surpris de la beauté de la première, j’eus sujet de l’être bien davantage lorsque je vis son amie. Elle avait des traits réguliers, un visage parfait, un teint vif, et des yeux si brillants, que j’en pouvais à peine soutenir l’éclat. Je la remerciai de l’honneur qu’elle me faisait, et la suppliai de m’excuser si je ne la recevais pas comme elle le méritait. « Laissons-là les compliments, me dit-elle, ce serait à moi à vous en faire sur ce que vous avez permis que mon amie m’amenât ici ; mais puisque vous voulez bien me souffrir, quittons les cérémonies, et ne songeons qu’à nous réjouir. »
« Comme j’avais donné ordre qu’on nous servît la collation d’abord que les dames serraient arrivées, nous nous mîmes bientôt à table. J’étais vis-à-vis de la nouvelle venue, qui ne cessait de me regarder en souriant. Je ne pus résister à ses regards vainqueurs, et elle se rendit maîtresse de mon cœur sans que je pusse m’en défendre. Mais elle prit aussi de l’amour en m’en inspirant ; et loin de se contraindre, elle me dit des choses assez vives.
« L’autre dame, qui nous observait, n’en fit d’abord que rire. « Je vous l’avais bien dit, s’écria-t-elle en m’adressant la parole, que vous trouveriez mon amie charmante, et je m’aperçois que vous avez déjà violé Je serment que vous m’avez fait de m’être fidèle. » « Madame, lui répondis-je en riant aussi comme elle, vous auriez sujet de vous plaindre de moi si je manquais de civilité pour une dame que vous m’avez amenée et que vous chérissez ; vous pourriez me reprocher l’une et l’autre que je ne saurais pas faire les honneurs de ma maison. »
« Nous continuâmes de boire ; mais à mesure que le vin nous échauffait, la nouvelle dame et moi nous nous agacions avec si peu de retenue, que son amie en conçut une jalousie violente dont elle nous donna bientôt une marque bien funeste. Elle se leva, et sortit en nous disant qu’elle allait revenir ; mais peu de moments après, la dame qui était restée avec moi, changea de visage ; il lui prit de grandes convulsions ; et enfin elle rendit l’âme entre mes bras, tandis que j’appelais du monde pour m’aider à la secourir. Je sors aussitôt, je demande l’autre dame ; mes gens me dirent qu’elle avait ouvert la porte de la rue, et qu’elle s’en était allée. Je soupçonnai alors, et rien n’était plus véritable, que c’était elle qui avait causé la mort de son amie. Effectivement, elle avait eu l’adresse et la malice de mettre d’un poison très-violent dans la dernière tasse qu’elle lui avait présentée elle-même.
« Je fus vivement affligé de cet accident. « Que ferai-je, dis-je alors en moi-même ? Que vais-je devenir ? » Comme je crus qu’il n’y avait pas de temps à perdre, je fis lever par mes gens, à la clarté de la lune et sans bruit, une des grandes pièces de marbre dont la cour de ma maison était pavée, et fis creuser en diligence une fosse où ils enterrèrent le corps de la jeune dame. Après qu’on eut remis la pièce de marbre, je pris un habit de voyage avec tout ce que j’avois d’argent, et je fermai tout, jusqu’à la porte de ma maison, que je scellai et cachetai de mon sceau. J’allai trouver le marchand joaillier qui en était le propriétaire ; je lui payai ce que je lui devais de loyer, avec une année d’avance ; et lui donnant la clef, je le priai de me la garder : « Une affaire pressante, lui dis-je, m’oblige à m’absenter pour quelque temps ; il faut que j’aille trouver mes oncles au Caire. » Enfin je pris congé de lui ; et dans le moment, je montai à cheval, et partis avec mes gens qui m’attendaient…
Le jour qui commençait à paraître, imposa silence à Scheherazade en cet endroit. La nuit suivante, elle reprit son discours de cette sorte :

Le conte suivant : Histoire que raconta le tailleur