« Sire, dit-il, votre Majesté elle-même a vu que le prince ne m’a pas permis par sa promptitude de lui donner l’instruction nécessaire pour gouverner mon cheval. Sur ce qu’il m’a vu faire, il a voulu marquer qu’il n’avoit pas besoin de mon avis pour partir et s’élever en l’air ; mais il ignore l’avis que j’avois à lui donner pour faire détourner le cheval en arrière, et pour le faire revenir au lieu d’où il est parti. Ainsi, Sire, la grâce que je demande à votre Majesté, c’est de ne me pas rendre garant de ce qui pourra arriver de sa personne. Elle est trop équitable pour m’imputer le malheur qui peut en arriver. »
Le discours de l’Indien affligea fort le roi de Perse, qui comprit que le danger où étoit le prince son fils étoit inévitable, s’il étoit vrai, comme l’Indien le disoit, qu’il y eût un secret pour faire revenir le cheval, différent de celui qui le faisoit partir et élever en l’air. Il lui demanda pourquoi il ne l’avoit pas rappelé dans le moment qu’il l’avoit vu partir.
« Sire, répondit l’Indien, votre Majesté elle-même a été témoin de la rapidité avec lacquelle le cheval et le prince ont été enlevés : la surprise où j’en ai été, et où j’en suis encore, m’a d’abord ôté la parole ; et quand j’ai été en état de m’en servir, il étoit déjà si éloigné qu’il n’eût pas entendu ma voix ; et quand il l’eût entendue, il n’eût pu gouverner le cheval pour le faire revenir, puisqu’il n’en savoit pas le secret, et qu’il ne s’est pas donné la patience de l’apprendre de moi. Mais, Sire, ajouta-t-il, il y a lieu d’espérer néanmoins que le prince, dans l’embarras où il se trouvera, s’apercevra d’une autre cheville, et qu’en la tournant le cheval aussitôt cessera de s’élever, et descendra du côté de la terre, où il pourra se poser en tel lieu convenable qu’il jugera à propos, en le gouvernant avec la bride. »
Nonobstant le raisonnement de l’Indien, qui avoit toute l’apparence possible, le roi de Perse alarmé du péril évident où étoit le prince son fils : « Je suppose, reprit-il, chose néanmoins très-incertaine, que le prince mon fils s’aperçoive de l’autre cheville, et qu’il en fasse l’usage que tu dis, le cheval au lieu de descendre jusqu’en terre ne peut-il pas tomber sur des rochers, ou se précipiter avec lui jusqu’au plus profond de la mer ? »
« Sire, repartit l’Indien, je puis délivrer votre Majesté de cette crainte, en l’assurant que le cheval passe les mers sans jamais y tomber, et qu’il porte toujours le cavalier où il a intention de se rendre ; et votre Majesté peut s’assurer que pour peu que le prince s’aperçoive de l’autre cheville que j’ai dit, le cheval ne le portera qu’où il voudra se rendre ; et il n’est pas croyable qu’il se rende ailleurs que dans un lieu où il pourra trouver du secours, et se faire connoître. »
À ces paroles de l’Indien :
« Quoi qu’il en soit, répliqua le roi de Perse, comme je ne puis me fier à l’assurance que tu me donnes, ta tête me répondra de la vie de mon fils, si dans trois mois je ne le vois revenir sain et sauf, ou que je n’apprenne certainement qu’il soit vivant. »
Il commanda qu’on s’assurât de sa personne, et qu’on le resserrât dans une prison étroite ; après quoi il se retira dans son palais extrêmement affligé de ce que la fête du Nevroux, si solennelle dans la Perse, s’était terminée d’une manière si triste pour lui et pour sa cour.
Le prince Firouz Schah cependant fut enlevé dans l’air avec la rapidité que nous avons dit ; et en moins d’une heure il se vit si haut, qu’il ne distinguait plus rien sur la terre, où les montagnes et les vallées lui paraissaient confondues avec les plaines. Ce fut alors qu’il songea à revenir au lieu d’où il était parti. Pour y réussir, il s’imagina qu’en tournant la même cheville à contre-sens, et en tournant la bride en même temps, il réussirait ; mais son étonnement fut extrême, quand il vit que le cheval l’enlevait toujours avec la même rapidité. Il la tourna et retourna plusieurs fois, mais inutilement. Ce fut alors qu’il reconnut la grande faute qu’il avait commise, de ne pas prendre de l’Indien tous les enseignements nécessaires pour bien gouverner le cheval avant d’entreprendre de le monter. Il comprit dans le moment la grandeur du péril où il était, mais cette connaissance ne lui fit pas perdre le jugement : il se recueillit en lui-même, avec tout le bon sens dont il était capable ; et en examinant la tête et le cou du cheval avec attention, il aperçut une autre cheville plus petite et moins apparente que la première , à côté de l’oreille droite du cheval. Il tourna la cheville, et dans le moment il remarqua qu’il descendait vers la terre, par une ligne semblable à celle par laquelle il avait monté, mais moins rapidement.
Il y avait une demi-heure que les ténèbres de la nuit couvraient la terre à l’endroit où le prince Firouz Schah se trouvait perpendiculairement, quand il tourna la cheville. Mais comme le cheval continua de descendre, le soleil se coucha aussi pour lui en peu de temps, jusqu’à ce qu’il se trouva entièrement dans les ténèbres de la nuit. De la sorte, loin de choisir un lieu où aller mettre pied à terre à sa commodité, il fut contraint de lâcher la bride sur le col du cheval, en attendant avec patience qu’il achevât de descendre, non sans inquiétude du lieu où il s’arrêterait, savoir si ce serait un lieu habité, un désert, un fleuve ou la mer.
Le cheval enfin s’arrêta et se posa ; il était plus de minuit ; et le prince Firouz Schah mit pied à terre, mais avec une grande faiblesse, qui venait de ce qu’il n’avait rien pris depuis le matin du jour qui venait de finir, avant qu’il sortît du palais avec le roi son père, pour assister aux spectacles de la fête. La première chose qu’il fit dans l’obscurité de la nuit, fut de reconnaître le lieu où il était, et il se trouva sur le toit en terrasse d’un palais magnifique, couronné d’une balustrade de marbre à hauteur d’appui. En examinant la terrasse, il rencontra l’escalier par où on y montait du palais, dont la porte n’était pas fermée, mais entr’ouverte.
Tout autre que le prince Firouz Schah n’eût peut-être pas hasardé de descendre dans la grande obscurité qui régnait alors dans l’escalier, outre la difficulté qui se présentait, s’il trouverait amis ou ennemis : considération qui ne fut pas capable de l’arrêter .
« Je ne viens pas pour faire mal à personne, se dit-il à lui-même ; et apparemment ceux qui me verront les premiers, et qui ne me verront pas les armes à la main, auront l’humanité de m’écouter avant qu’ils attentent à ma vie. »
Il ouvrit la porte davantage sans faire de bruit, et il descendit de même avec grande précaution, pour s’empêcher de faire quelque faux pas, dont le bruit eût pu éveiller quelqu’un. Il réussit ; et dans un entrepôt de l’escalier il trouva la porte ouverte d’une grande salle, où il y avait de la lumière.
Le prince Firouz Schah s’arrêta à la porte ; et en prêtant l’oreille, il n’entendit d’autre bruit que des gens qui dormaient profondément, et qui ronflaient en différentes manières. Il avança un peu dans la salle ; et à la lumière d’une lanterne, il vit que ceux qui dormaient étaient des eunuques noirs, chacun avec le sabre nu près de soi ; et cela lui fît connaître que c’était la garde de l’appartement d’une reine ou d’une princesse, et il se trouva que c’était celui d’une princesse.
La chambre où couchait la princesse suivait après cette salle, et la porte qui était ouverte le faisait connaître à la grande lumière dont elle était éclairée, qui se laissait voir au travers d’une portière d’une étoffe de soie fort légère.
Le prince Firouz Schah s’avança jusqu’à la portière, le pied en l’air, sans éveiller les eunuques. Il l’ouvrit ; et quand il fut entré, sans s’arrêter à considérer la magnificence de la chambre, qui était toute royale, circonstance qui lui importait peu dans l’état où il était, il ne fit attention qu’à ce qui lui importait davantage. Il vit plusieurs lits, un seul sur le sofa, et les autres au bas. Des femmes de la princesse étaient couchées dans ceux-ci pour lui tenir compagnie, et l’assister dans ses besoins, et la princesse dans le premier.
À cette distinction, le prince Firouz Schah ne se trompa pas dans le choix qu’il avoit à faire pour s’adresser à la princesse elle-même. Il s’approcha de son lit sans l’éveiller, ni pas une de ses femmes. Quand il fut assez près, il vit une beauté si extraordinaire et si surprenante, qu’il en fut charmé et enflammé d’amour dès la première vue.
« Ciel, s’écria-t-il en lui-même, ma destinée m’a-t-elle amené en ce lieu pour me faire perdre ma liberté que j’ai conservée entière jusqu’à présent ? Ne dois-je pas m’attendre à un esclavage certain, dès qu’elle aura ouvert les yeux, si ces yeux, comme je dois m’y attendre, achèvent de donner le lustre et la perfection à un assemblage d’attraits et de charmes si merveilleux ? Il faut bien m’y résoudre, puisque je ne puis reculer sans me rendre homicide de moi-même, et que la nécesssité l’ordonne ainsi. »