Elle s’orna la tête des diamants les plus gros et les plus brillants, avec un collier, des bracelets, et une ceinture de pierreries semblables, le tout d’un prix inestimable ; et l’habit qu’elle prit était d’une étoffe la plus riche de toutes les Indes, qu’on ne travaillait que pour les rois, les princes et les princesses, et d’une couleur qui achevait de la parer avec tous ses avantages. Après qu’elle eut encore consulté son miroir plusieurs fois, et qu’elle eut demandé à ses femmes l’une après l’autre, s’il manquait quelque chose à son ajustement, elle envoya savoir si le prince de Perse était éveillé, et au cas qu’il le fût, et habillé, comme elle ne doutoit pas qu’il ne demandât de venir se présenter devant elle, de lui marquer qu’elle alloit venir elle-même, et qu’elle avait ses raisons pour en user de la sorte.
Le prince de Perse qui avait gagné sur le jour ce qu’il avait perdu de la nuit, et qui s’était remis parfaitement de son voyage pénible, venait d’achever de s’habiller, quand il reçut le bon jour de la princesse de Bengale par une de ses femmes.
Le prince, sans donner à la femme de la princesse le temps de lui faire part de ce qu’elle avait à lui dire, lui demanda si la princesse était en état qu’il pût lui rendre son devoir et ses respects. Mais quand la femme se fut acquittée auprès de lui de l’ordre qu’elle avait :
« La princesse, dit-il, est la maîtresse, et je ne suis chez elle que pour exécuter ses commandements. »
La princesse de Bengale n’eut pas plutôt appris que le prince de Perse l’attendait, qu’elle vint le trouver. Après les compliments réciproques de la part du prince, sur ce qu’il avait éveillé la princesse au plus fort de son sommeil, dont il lui demanda mille pardons ; et de la part de la princesse, qui lui demanda comment il avat passé la nuit, et en quel état il se trouvait, la princesse s’assit sur le sofa, et le prince fît la même chose, en se plaçant à quelque distance par respect.
Alors la princesse, en prenant la parole :
« Prince, dit-elle, j’eusse pu vous recevoir dans la chambre où vous m’avez trouvée couchée cette nuit. Mais comme le chef de mes eunuques a la liberté d’y entrer, et que jamais il ne pénètre ici sans ma permission, dans l’impatience où je suis d’apprendre de vous l’aventure surprenante qui me procure le bonheur de vous voir, j’ai mieux aimé venir vous en sommer ici, comme dans un lieu où ni vous ni moi ne serons pas interrompus. Obligez-moi donc, je vous en conjure, de me donner la satisfaction que je vous demande. »
Pour satisfaire à la princesse de Bengale, le prince Firouz Schah commença son discours par la fête solennelle et annuelle du Nevroux, dans tout le royaume de Perse, avec le récit de tous les spectacles dignes de sa curiosité, qui avoient fait le divertissement de la cour de Perse, et presque généralement de la ville de Schiraz. Il vint ensuite au cheval enchanté, dont il fit la description. Le récit des merveilles que l’Indien monté dessus avait fait voir devant une assemblée si célèbre, convainquit la princesse qu’on ne pouvait rien imaginer au monde de plus surprenant en ce genre.
« Princesse, continua le prince de Perse, vous jugez bien que le roi mon père qui n’épargne aucune dépense pour augmenter ses trésors des choses les plus rares et les plus curieuses dont il peut avoir connaissance, doit avoir été enflammé d’un grand désir d’y ajouter un cheval de cette nature. Il le fut en effet, et il n’hésita pas à demander à l’Indien ce qu’il l’estimait.
» La réponse de l’Indien fut des plus extravagantes. Il dit qu’il n’avait pas acheté le cheval, mais qu’il l’avait acquis en échange d’une fille unique qu’il avait, et que comme il ne pouvait s’engager à s’en priver que sous une condition semblable, il ne pouvait le lui céder qu’en épousant, avec son consentement, la princesse ma sœur.
» La foule des courtisans qui environnaient le trône du roi mon père, qui entendirent l’extravagance de cette proposition, s’en moquèrent hautement ; et en mon particulier j’en conçus une indignation si grande, qu’il ne me fut pas possible de la dissimuler, d’autant plus que je m’aperçus que le roi mon père balançait sur ce qu’il devait répondre. En effet, je crus voir le moment ou il allait lui accorder ce qu’il demandait, si je ne lui eusse représenté vivement le tort qu’il allait faire à sa gloire. Ma remontrance néanmoins ne fut pas capable de lui faire abandonner entièrement le dessein de sacrifier la princesse ma sœur à un homme si méprisable. Il crut que je pourrais entrer dans son sentiment, si une fois je pouvais comprendre comme lui, à ce qu’il s’imaginait, combien ce cheval était estimable par sa singularité. Dans cette vue, il voulut que je l’examinasse, que je le montasse, et que j’en fisse l’essai moi-même.
« Pour complaire au roi mon père, je montai le cheval ; et dès que je fus dessus, comme j’avois vu l’Indien mettre la main à une cheville et la tourner, pour se faire enlever avec le cheval, sans prendre d’autre renseignement de lui, je fis la même chose, et dans l’instant je fus enlevé en l’air d’une vitesse beaucoup plus grande, que d’une flèche décochée par l’archer le plus robuste et le plus expérimenté.
» En peu de temps je fus si fort éloigné de la terre, que je ne distinguais plus aucun objet, et il me semblait que j’approchais si fort de la voûte du ciel, que je craignais d’aller m’y briser la tête. Dans le mouvement rapide dont j’étais emporté, je fus long-temps comme hors de moi-même, et hors d’état de faire attention au danger présent auquel j’étais exposé en plusieurs manières. Je voulus tourner à contre-sens la cheville que j’avois tournée d’abord, mais je n’en expérimentai pas l’effet que je m’étais attendu. Le cheval continua de m’emporter vers le ciel, et ainsi de m’éloigner de la terre de plus en plus. Je m’aperçus enfin d’une autre cheville : je la tournai ; et le cheval au lieu de s’élever davantage, commença à décliner vers la terre ; et comme je me trouvai bientôt dans les ténèbres de la nuit, et qu’il n’était pas possible de gouverner le cheval pour me faire poser dans un lieu où je ne courusse pas de danger, je tins la bride en un même état, et je me remis à la volonté de Dieu sur ce qui pourrait arriver de mon sort.
» Le cheval enfin se posa, je mis pied à terre ; et en examinant le lieu, je me trouvai sur la terrasse de ce palais. Je trouvai la porte de l’escalier qui était entr’ouverte, je descendis sans bruit, et une porte ouverte, avec un peu de lumière, se présenta devant moi. J’avançai la tête ; et comme j’eus vu des eunuques endormis, et une grande lumière au travers d’une portière, la nécessité pressante où j’étais, nonobstant le danger inévitable dont j’étais menacé si les eunuques se fussent éveillés, m’inspira. la hardiesse, pour ne pas dire la témérité, d’avancer légèrement et d’ouvrir la portière.
» Il n’est pas besoin, princesse, ajouta le prince, de vous dire le reste ; vous le savez. Il ne me reste qu’à vous remercier de votre bonté et de votre générosité, et vous supplier de me marquer par quel endroit je puis vous témoigner ma reconnaissance d’un si grand bienfait, tel que vous en soyez satisfaite. Comme selon le droit des gens, je suis déjà votre esclave, et que je ne puis plus vous offrir ma personne, il ne me reste plus que mon cœur. Que dis-je, princesse, il n’est plus à moi ce cœur, vous me l’avez ravi par vos charmes, et d’une manière que bien loin de vous le redemander, je vous l’abandonne ? Ainsi, permettez-moi de vous déclarer que je ne vous connais pas moins pour maîtresse de mon cœur que de mes volontés. »