Accueil du site > Les mille et une nuits > Tome VII > Histoire du cheval enchanté

Le conte précédent : Histoire d’Ali Cogia, marchand de Bagdad


Histoire du cheval enchanté

Ces dernières paroles du prince Firouz Schah furent prononcées d’un ton et d’un air qui ne laissèrent pas douter la princesse de Bengale un seul moment de l’effet qu’elle avait attendu de ses attraits. Elle ne fut pas scandalisée de la déclaration du prince de Perse, comme trop précipitée. Le rouge qui lui en monta au visage, ne servit qu’à la rendre plus belle et plus aimable aux yeux du prince.
Quand le prince Firouz Schah eut achevé de parier ;
« Prince, reprit la princesse de Bengale, si vous m’avez fait un plaisir des plus sensibles en me racontant les choses surprenantes et merveilleuses que je viens d’entendre, d’un autre côté, je n’ai pu vous regarder sans frayeur dans la plus haute région de l’air ; et quoique j’eusse le bien de vous voir devant moi sain et sauf, je n’ai cessé néanmoins de craindre, que dans le moment où vous m’avez appris que le cheval de l’Indien était venu se poser si heureusement sur la terrasse de mon palais. La même chose pouvait arriver en mille autres endroits ; mais je suis ravie de ce que le hasard m’a donné la préférence et l’occasion de vous faire connaître que le même hasard pouvait vous adresser ailleurs, mais non pas où vous puissiez être reçu plus agréablement, et avec plus de plaisir.
 » Ainsi, prince, je me tiendrais offensée très-sensiblement, si je voulais croire que la pensée que vous m’avez témoignée d’être mon esclave, fût sérieuse, et que je ne l’attribuasse pas à votre honnêteté plutôt qu’à un sentiment sincère ; et la réception que je vous fis hier, doit vous faire connaître suffisamment que vous n’êtes pas moins libre qu’au milieu de la cour de Perse.
 » Quant à votre cœur, ajouta la princesse de Bengale d’un ton qui ne marquait rien moins qu’un refus, comme je suis bien persuadée que vous n’avez pas attendu jusqu’à présent à en disposer, et que vous ne devez avoir fait choix que d’une princesse qui le mérite, je serais fort fâchée de vous donner lieu de lui faire une infidélité. »
Le prince Firouz Schah voulut protester à la princesse de Bengale qu’il était venu de Perse maître de son cœur ; mais dans le moment qu’il allait prendre la parole, une des femmes de la princesse, qui en avait l’ordre, vint avertir que le dîné était servi.
Cette interruption délivra le prince et la princesse d’une explication qui les eût embarrassés également, et dont ils n’avoient pas besoin. La princesse de Bengale demeura pleinement convaincue de la sincérité du prince de Perse ; et quant au prince, quoique la princesse ne se fût pas expliquée, il jugea néanmoins par ses paroles, et à la manière favorable dont il avoit été écouté, qu’il avait lieu d’être content de son bonheur.
Comme la femme de la princesse tenait la portière ouverte, la princesse de Bengale, en se levant, dit au prince de Perse, qui fit la même chose, qu’elle n’avait pas coutume de dîner de si bonne heure ; mais que, comme elle ne doutait pas qu’on ne lui eût fait faire un méchant soupé, elle avait donné ordre qu’on servît le dîné plutôt qu’à l’ordinaire ; et en disant ces paroles elle le conduisit dans un salon magnifique, où la table était préparée et chargée d’une grande abondance d’excellents mets. Ils se mirent à table ; et dès qu’ils eurent pris place, des femmes esclaves de la princesse, en grand nombre, belles et richement habillées, commencèrent un concert agréable d’instruments et de voix, qui dura pendant tout le repas.
Comme le concert était des plus doux et ménagé de manière qu’il n’empêchait pas le prince et la princesse de s’entretenir, ils passèrent une grande partie du repas, la princesse à servir le prince et à l’inviter de manger, et le prince de son côté à servir la princesse de ce qui lui paroissoit le meilleur, afin de la prévenir avec des manières et des paroles qui lui attiraient de nouvelles honnêtetés et de nouveaux compliments de la part de la princesse ; et dans ce commerce réciproque de civilités et d’attentions, l’amour fit plus de progrès, de part et d’autre, que dans un tête-à-tête qui eût été prémédité.
Le prince et la princesse se levèrent enfin de table. La princesse mena le prince de Perse dans un cabinet grand et magnifique par sa structure et par l’or et l’azur qui l’embellissaient avec symétrie, et richement meublé. Ils s’assirent sur le sofa, qui avait une vue très-agréable sur le jardin du palais, qui fut admiré par le prince Firouz Schah, par la variété des fleurs, des arbustes et des arbres, tous différents de ceux de Perse, auxquels ils ne cédaient pas en beauté. En prenant occasion de lier la conversation avec la princesse par cet endroit :
« Princesse, dit le prince, j’avois cru qu’il n’y avait au monde que la Perse où il y eûtdes palais superbes et des jardins admirables, dignes de la majesté des rois ; mais je vois que partout où il y a de grands rois, les rois savent se faire bâtir des demeures convenables à leur grandeur et à leur puissance ; et s’il y a de la différence dans la manière de bâtir et dans les accessoires, elles se ressemblent dans la grandeur et dans la magnificence. »
« Prince, reprit la princesse de Bengale, comme je n’ai aucune idée des palais de Perse, je ne puis porter mon jugement sur la comparaison que vous en faites avec le mien, pour vous en dire mon sentiment ; mais quelque sincère que vous puissiez être, j’ai de la peine à me persuader qu’elle soit juste : vous voudrez bien que je croie que la complaisance y a beaucoup de part. Je ne veux pourtant pas mépriser mon palais devant vous : vous avez de trop bons yeux, et vous êtes d’un trop bon goût pour n’en pas juger sainement ; mais je vous assure que je le trouve très-médiocre, quand je le mets en parallèle avec celui du roi mon père, qui le surpasse infiniment en grandeur, en beauté et en richesses. Vous m’en direz vous-même ce que vous en penserez quand vous l’aurez vu. Puisque le hasard vous a amené jusqu’à la capitale de ce royaume, je ne doute pas que vous ne vouliez bien le voir, et y saluer le roi mon père, afin qu’il vous rende les honneurs dus à un prince de votre rang et de votre mérite. »
En faisant naître au prince de Perse la curiosité de voir le palais de Bengale et d’y saluer le roi son père, la princesse se flattait que si elle pouvait y réussir, son père, en voyant un prince si bien fait, si sage et si accompli en toutes sortes de belles qualités, pourrait peut-être se résoudre à lui proposer une alliance, en offrant de la lui donner pour épouse ; et par-là, comme elle était bien persuadée qu’elle n’était pas indifférente au prince, et que le prince ne refuserait pas d’entrer dans cette alliance, elle espérait de parvenir à l’accomplissement de ses souhaits, en gardant la bienséance convenable à une princesse qui voulait paraître être soumise aux volontés du roi son père. Mais le prince de Perse ne lui répondit pas sur cet article conformément à ce qu’elle en avait pensé.
« Princesse, reprit le prince, je ne doute nullement, d’après votre témoignage, que le palais du roi de Bengale ne mérite la préférence que vous lui donnez sur le vôtre. Quant à la proposition que vous me faites de rendre mes respects au roi votre père, je me ferais non-seulement un plaisir, mais même un grand honneur de m’en acquitter. Mais, princesse, ajouta-t-il, je vous en fais juge vous-même : me conseillerez-vous de me présenter devant la majesté d’un si grand monarque comme un aventurier, sans suite et sans un train convenable à mon rang ? »

Le conte suivant : Histoire du prince Ahmed, et de la fée Pari-Banou