Pendant deux mois entiers, le prince Firouz Schah s’abandonna entièrement aux volontés de la princesse de Bengale, en se présentant à tous les divertissements qu’elle put imaginer, et qu’elle voulut bien lui donner comme si jamais il n’eût dû faire autre chose que de passer la vie avec elle de la sorte. Mais dès que ce terme fut écoulé, il lui déclara sérieusement qu’il n’y avait que trop long-temps qu’il manquait à son devoir, et il la pria de lui accorder enfin la liberté de s’en acquitter, en lui répétant la promesse qu’il lui avait déjà faite de revenir incessamment, et dans un équipage digne d’elle et digne de lui, la demander en mariage dans les formes au roi de Bengale.
« Princesse, ajouta le prince, mes paroles peut-être vous seront suspectes ; et peut-être aussi sur la permission que je vous demande, vous m’avez déjà mis au rang de ces faux amans qui mettent l’objet de leur amour en oubli dès qu’ils en sont éloignés ; mais pour marque de la passion non feinte et non simulée avec laquelle je suis persuadé que la vie ne me peut être agréable qu’avec une princesse aussi aimable que vous l’êtes, et qui m’aime, comme je ne veux pas en douter, j’oserais vous demander la grâce de vous emmener avec moi, si je ne craignais que vous ne prissiez ma demande pour une offense. »
Comme le prince Firouz Schah se fut aperçu que la princesse avait rougi à ces dernières paroles, et que sans aucune marque de colère elle hésitait sur le parti qu’elle devait prendre :
« Princesse, continua-t-il, pour ce qui est du consentement du roi mon père, et de l’accueil avec lequel il vous recevra dans son alliance, je puis vous en assurer. Quant à ce qui regarde le roi de Bengale, après les marques de tendresse, d’amitié et de considération qu’il a toujours eues et qu’il conserve encore pour vous, il faudrait qu’il fût tout autre que vous ne me l’avez dépeint, c’est-à-dire, ennemi de votre repos et de votre bonheur, s’il ne recevait avec bienveillance l’ambassade que le roi mon père lui enverrait, pour obtenir de lui l’approbation de notre mariage. »
La princesse de Bengale ne répondit rien à ce discours du prince de Perse ; mais son silence et ses yeux baissés lui firent connaître mieux qu’aucune autre déclaration, qu’elle n’avait pas de répugnance à l’accompagner en Perse, et qu’elle y consentait. La seule difficulté qu’elle parut y trouver, fut que le prince de Perse ne fût pas assez expérimenté pour gouverner le cheval, et qu’elle craignait de se trouver avec lui dans le même embarras que quand il en avait fait l’essai. Mais le prince Firouz Schah la délivra si bien de cette crainte, en lui persuadant qu’elle pouvait s’en fier à lui, et qu’après ce qui lui était arrivé, il pouvait défier l’Indien même de le gouverner avec plus d’adresse que lui, qu’elle ne songea plus qu’à prendre avec lui des mesures pour partir si secrètement, que personne de son palais ne pût avoir le moindre soupçon de leur dessein.
Elle réussit ; et dès le lendemain matin, un peu avant la pointe du jour, que tout son palais était encore enseveli dans un profond sommeil, comme elle se fut rendue sur la terrasse avec le prince, le prince tourna le cheval du côté de la Perse, dans un endroit où la princesse pouvait elle-même s’asseoir en croupe aisément. Il monta le premier ; et quand la princesse se fut assise derrière lui à sa commodité, qu’elle l’eut embrassé de la main, pour une plus grande sûreté, et qu’elle lui eut marqué qu’il pouvait partir, il tourna la même cheville qu’il avait tournée dans la capitale de Perse ; et le cheval les enleva en l’air.
Le cheval fit sa diligence ordinaire ; et le prince Firouz Schah le gouverna de manière, qu’environ en deux heures et demie, il découvrit la capitale de la Perse. Il n’alla pas descendre dans la grande place d’où il était parti, ni dans le palais du sultan, mais dans un palais de plaisance, peu éloigné de la ville. Il mena la princesse dans le plus bel appartement, où il lui dit que pour lui faire rendre les honneurs qui lui étaient dus, il allait avertir le sultan son père de leur arrivée, et qu’elle le reverrait incessamment ; que cependant il donnait ordre au concierge du palais, qui était présent, de ne lui laisser manquer de rien de toutes les choses dont elle pouvait avoir besoin.
Après avoir laissé la princesse dans l’appartement, le prince Firouz Schah commanda au concierge de lui faire seller un cheval. Le cheval lui fut amené, il le monta ; et après avoir renvoyé le concierge auprès de la princesse, avec ordre sur toute chose, de la faire déjeûner avec ce qui pouvait lui être servi le plus promptement, il partit ; et dans le chemin et dans les rues de la ville par où il passa pour se rendre au palais, il fut reçu aux acclamations du peuple, qui changea sa tristesse en joie, après avoir désespéré de le revoir jamais, depuis qu’il avait disparu. Le sultan son père donnait audience quand il se présenta devant lui au milieu de son conseil, qui était tout en habit de deuil, comme le sultan, depuis le jour que le cheval l’avait emporté. Il le reçut en l’embrassant avec des larmes de joie et de tendresse ; il lui demanda avec empressement ce que le cheval de l’Indien était devenu.
Cette demande donna lieu au prince de prendre l’occasion de raconter au sultan son père, l’embarras et le danger où il s’était trouvé, après que le cheval l’eut enlevé dans l’air ; de quelle manière il s’en était tiré, et comment il était arrivé ensuite au palais de la princesse de Bengale ; la bonne réception qu’elle lui avait faite ; le motif qui l’avait obligé de faire avec elle un plus long séjour qu’il ne devait, et la complaisance qu’elle avait eue de ne le pas désobliger, jusqu’à obtenir d’elle enfin de venir en Perse avec lui, après lui avoir promis de l’épouser.
« Et, Sire, ajouta le prince en achevant, après lui avoir promis en même temps sue vous ne me refuseriez pas votre consentement, je viens de l’amener avec moi sur le cheval de l’Indien. Elle attend dans un des palais de plaisance de votre Majesté, où je l’ai laissée, que j’aille lui annoncer que je ne lui en ai pas fait la promesse en vain. »
À ces paroles, le prince se prosterna devant le sultan son père, pour le fléchir ; mais le sultan l’en empêcha, le retint, et en l’embrassant une seconde fois :
« Mon fils, dit-il, non-seulement je consens à votre mariage avec la princesse de Bengale, je veux même aller au-devant d’elle en personne, la remercier de l’obligation que je lui ai en mon particulier, l’amener dans mon palais, et célébrer ses noces dès aujourd’hui. »
Ainsi le sultan, après avoir donné les ordres pour l’entrée qu’il vouloit faire à la princesse de Bengale, ordonna que l’on quittât l’habit de deuil, et que les réjouissances commençassent par le concert des timbales, des trompettes et des tambours, avec les autres instrumens guerriers, il commanda qu’on allât faire sortir l’Indien de prison, et qu’on le lui amenât.
L’Indien lui fut amené ; et quand on le lui eut présenté :
« Je m’étais assuré de ta personne, lui dit le sultan, afin que ta vie, qui cependant n’eût pas été une victime suffisante, ni à ma colère, ni à ma douleur, me repondît de celle du prince mon fils. Rends grâces à Dieu de ce que je l’ai retrouvé. Va, reprends ton cheval, et ne parois plus devant moi. »
Quand l’Indien fut hors de la présence du sultan de Perse, comme il avait appris de ceux qui étaient venus le délivrer de prison, que le prince Firouz Schah était de retour avec la princesse qu’il avait amenée avec lui sur le cheval enchanté, le lieu où il avait mis pied à terre, et où il l’avait laissée, et que le sultan se disposait à aller la prendre et l’amener à son palais, il n’hésita pas à le devancer lui et le prince de Perse, et sans perdre de temps il se rendit en diligence au palais de plaisance ; et en s’adressant au concierge, il dit qu’il venait de la part du sultan et du prince de Perse, pour prendre la princesse de Bengale en croupe sur le cheval, et la mener en l’air au sultan qui l’attendait, disait-il, dans la place de son palais pour la recevoir, et donner ce spectacle à sa cour et à la ville de Schiraz.
L’Indien était connu du concierge, qui savait que le sultan l’avait fait arrêter ; et le concierge fit d’autant moins de difficulté d’ajouter foi à sa parole, qu’il le voyait en liberté. Il se présenta à la princesse de Bengale, et la princesse n’eut pas plutôt appris qu’il venait particulièrement de la part du prince de Perse, qu’elle consentit à ce que le prince souhaitait, comme elle se le persuadait.