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Histoire du cheval enchanté

L’Indien ravi en lui-même de la facilité qu’il trouvait à faire réussir sa méchanceté, monta le cheval, prit la princesse en croupe, avec l’aide du concierge : il tourna la cheville, et aussitôt le cheval les enleva lui et la princesse au plus haut de l’air.
Dans le même moment le sultan de Perse, suivi de sa cour, sortait de son palais pour se rendre au palais de plaisance, et le prince de Perse venait de prendre le devant pour préparer la princesse de Bengale à le recevoir, comme l’Indien affectait dé passer au-dessus de la ville avec sa proie, pour braver le sultan et le prince, et pour se venger du traitement injuste qui lui avait été fait, comme il le prétendait.
Quand le sultan de Perse eut aperçu le ravisseur qu’il ne méconnut pas, il s’arrêta avec un étonnement d’autant plus sensible et plus affligeant, qu’il n’était pas possible de le faire repentir de l’affront insigne qu’il lui faisait avec un si grand éclat. Il le chargea de mille imprécations avec ses courtisans, et avec tous ceux qui furent témoins d’une insolence si signalée, et de cette méchanceté sans égale.
L’Indien peu touché de ces malédictions, dont le bruit arriva jusqu’à lui, continua sa route pendant que le sultan de Perse rentra dans le palais, extrêmement mortifié de recevoir une injure aussi atroce, et de se voir dans l’impuissance d’en punir l’auteur.
Mais quelle fut la douleur du prince Firouz Schah, quand il vit qu’à ses propres yeux, sans pouvoir y apporter empêchement, l’Indien lui enlevait la princesse de Bengale, qu’il aimait si passionnément, qu’il ne pouvait plus vivre sans elle. À cet objet auquel il ne s’était pas attendu, il demeura comme immobile. Et avant qu’il eût délibéré s’il se déchainerait en injures contre l’Indien, ou s’il plaindrait le sort déplorable de la princesse, et s’il lui demanderait pardon du peu de précaution qu’il avait pris pour se la conserver, elle qui s’était livrée à lui d’une manière qui marquait si bien combien il en était aimé, le cheval qui emportait l’un et l’autre avec une rapidité incroyable, les avait dérobés à sa vue. Quel parti prendre ? Retournera-t-il au palais du sultan son père, se renfermer dans son appartement, pour se plonger dans l’affliction, sans se donner aucun mouvement à la poursuite du ravisseur, pour délivrer sa princesse de ses mains et le punir comme il le méritait ? Sa générosité, son amour, son courage ne le permettent pas. Il continue son chemin jusqu’au palais de plaisance.
À son arrivée, le concierge qui s’était aperçu de sa crédulité, et qu’il s’était laissé tromper par l’Indien, se présente devant le prince les larmes aux yeux, se jette à ses pieds, s’accuse lui-même du crime qu’il croit avoir commis, et se condamne à la mort qu’il attend de sa main.
« Lève-toi, lui dit le prince, ce n’est pas à toi que j’impute l’enlèvement de ma princesse, je ne l’impute qu’à moi-même et qu’à ma simplicité. Sans perdre de temps, va-moi chercher un habillement de derviche, et prends garde de dire que c’est pour moi. »
Peu loin du palais de plaisance, il y avait un couvent de derviches, dont le Scheilkh ou supérieur était ami du concierge. Le concierge alla le trouver ; et en lui faisant une fausse confidence de la disgrâce d’un officier de considération de la cour, auquel il avait de grandes obligations, et qu’il était bien aise de favoriser pour lui donner lieu de se soustraire à la colère du sultan, il n’eut pas de peine à obtenir ce qu’il demandait ; il apporta l’habillement complet de derviche au prince Firouz Schah. Le prince s’en revêtit, après s’être dépouillé du sien. Déguisé de la sorte ; et pour la dépense et pour le besoin du voyage qu’il allait entreprendre muni d’une boîte de perles et de diamants qu’il avait apportée pour en faire présent à la princesse de Bengale, il sortit du palais de plaisance à l’entrée de la nuit, et incertain de la route qu’il devait prendre ; mais résolu à ne pas revenir qu’il n’eût retrouvé sa princesse, et qu’il ne la ramenât, il se mit en chemin.
Revenons à l’Indien, il gouverna le cheval enchanté de manière que le même jour il arriva de bonne heure dans un bois près de la capitale du royaume de Cachemire [1]. Comme il avait besoin de manger, et qu’il jugea que la princesse de Bengale pouvait être dans le même besoin, il mit pied à terre dans ce bois, en un endroit où il laissa la princesse sur un gazon, près d’un ruisseau d’une eau très-fraîche et très-claire.
Pendant l’absence de l’Indien, la princesse de Bengale qui se voyait sous la puissance d’un indigne ravisseur, dont elle redoutait la violence, avait songé à se dérober et à chercher un lieu d’asile ; mais comme elle avait mangé fort légèrement le matin, à son arrivée au palais de plaisance, elle se trouva dans une faiblesse si grande, quand elle eût voulu exécuter son dessein, qu’elle fut contrainte de l’abandonner, et de demeurer sans autre ressource que dans son courage, avec une ferme résolution de souffrir plutôt la mort que de manquer de fidélité au prince de Perse. Ainsi elle n’attendit pas que l’Indien l’invitât une seconde fois à manger, elle mangea, et elle reprit assez de force pour répondre courageusement aux discours insolents qu’il commença de lui tenir à la fin du repas. Après plusieurs menaces, comme elle vit que l’Indien se préparait à lui faire violence, elle se leva pour lui résister, en poussant de grands cris. Ces cris attirèrent en un moment une troupe de cavaliers qui les environnèrent elle et l’Indien.
C’était le sultan du royaume de Cachemire, lequel en revenant de la chasse avec sa suite, passait par cet endroit-là, heureusement pour la princesse de Bengale, et qui était accouru au bruit qu’il avait entendu. Il s’adressa à l’Indien, et il lui demanda qui il était, et ce qu’il prétendait de la dame qu’il voyait. L’Indien répondit avec impudence que c’était sa femme, et qu’il n’appartenait à personne d’entrer en connaissance du démêlé qu’il avait avec elle.
La princesse qui ne connaissait ni la qualité, ni la dignité de celui qui se présentait si à propos pour la délivrer, démentit l’Indien.
« Seigneur, qui que vous soyez, reprit-elle, que le ciel envoie à mon secours, ayez compassion d’une princesse, et n’ajoutez pas foi à un imposteur : Dieu me garde d’être femme d’un Indien aussi vil et aussi méprisable. C’est un magicien abominable, qui m’a enlevée aujourd’hui au prince de Perse, auquel j’étais destinée pour épouse, et qui m’a amenée ici sur le cheval enchanté que vous voyez. »
La princesse de Bengale n’eut pas besoin d’un plus long discours pour persuader au sultan de Cachemire qu’elle disait la vérité. Sa beauté, son air de princesse et ses larmes parlaient pour elle ; elle voulut poursuivre ; mais au lieu de l’écouter, le sultan de Cachemire justement indigné de l’insolence de l’Indien, le fit environner sur-le-champ, et commanda qu’on lui coupât la tête. Cet ordre fut exécuté avec d’autant plus de facilité, que l’Indien qui avait commis ce rapt à la sortie de sa prison, n’avait aucune arme pour se défendre.
La princesse de Bengale délivrée de la persécution de l’Indien tomba dans une autre qui ne lui fut pas moins douloureuse. Le sultan, après lui avoir fait donner un cheval, l’emmena à son palais, où il la logea dans l’appartement le plus magnifique après le sien, et il lui donna un grand nombre de femmes esclaves pour être auprès d’elle, et pour la servir, avec des eunuques pour sa garde. Il la mena lui-même jusque dans cet appartement, où sans lui donner le temps de le remercier de la grande obligation qu’elle lui avait, de la manière qu’elle l’avait médité :
« Princesse, lui dit-il, je ne doute pas que vous n’ayez besoin de repos, je vous laisse en liberté de le prendre. Demain vous serez plus en état de m’entretenir des circonstances de l’étrange aventure qui vous est arrivée. » En achevant ces paroles, il se retira.
La princesse de Bengale était dans une joie inexprimable de se voir en si peu de temps délivrée de la persécution d’un homme qu’elle ne pouvait regarder qu’avec horreur ; et elle se flatta que le sultan de Cachemire voudrait bien mettre le comble à sa générosité, en la renvoyant au prince de Perse, quand elle lui aurait appris de quelle manière elle était à lui, et qu’elle l’aurait supplié de lui faire cette grâce. Mais elle était bien éloignée de voir l’accomplissement de l’espérance qu’elle avait conçue.
En effet, le roi de Cachemire avoit résolu de l’épouser le lendemain, et il en avait fait annoncer les réjouissances dès la pointe du jour par le son des timbales, des tambours, des trompettes, et d’autres instrument propres à inspirer la joie, qui retentissaient non-seulement dans le palais, mais même par toute la ville. La princesse de Bengale fut éveillée par le bruit de ces concerts tumultueux, et elle en attribua la cause à tout autre motif que celui pour lequel il se faisait entendre. Mais quand le sultan de Cachemire, qui avait donné ordre qu’on l’avertît lorsqu’elle serait en état de recevoir visite, fut venu la lui rendre, et qu’après s’être informé de sa santé, il lui eut fait connaître que les fanfares qu’elle entendait étaient pour rendre leurs noces plus solennelles, et l’eut priée en même temps d’y prendre part, elle en fut dans une consternation si grande, qu’elle tomba évanouie.

Notes

[1Province d’Asie d’environ 30 lieues de long sur 12 de large. Elle est soumise au kan des Aghwans qui habitent le Candahar. On y fabrique les beaux schalls si connus en Asie et en Europe, sous le nom de Cachemires.

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