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Le conte précédent : Suite de l’histoire de la princesse de la Chine


Histoire des amours de Camaralzaman, prince de l’isle des Enfans de Khaledan, et de Badoure, princesse de la Chine

SIRE, environ à vingt journées de navigation des côtes de Perse, il y a dans la vaste mer une isle que l’on appelle l’isle des Enfans de Khaledan. Cette isle est divisée en plusieurs grandes provinces, toutes considérables par des villes florissantes et bien peuplées, qui forment un royaume très-puissant. Autrefois elle était gouvernée par un roi nommé Schahzaman [1], qui avait quatre femmes en mariage légitime, toutes quatre filles de rois, et soixante concubines.
Schahzaman s’estimait le monarque le plus heureux de la terre, par la tranquillité et la prospérité de son règne. Une seule chose troublait son bonheur : c’est qu’il était déjà avancé en âge et qu’il n’avait point d’enfants, quoiqu’il eût un si grand nombre de femmes. Il ne savoit à quoi attribuer celte stérilité ; et, dans son affliction, il regardait comme le plus grand malheur qui pût lui arriver, de mourir sans laisser après lui un successeur de son sang. Il dissimula longtemps le chagrin cuisant qui le tourmentait, et il souffrait d’autant plus, qu’il se faisait violence pour ne pas paraître qu’il en eût. Il rompit enfin le silence ; et un jour, après qu’il se fût plaint amèrement de sa disgrâce à son grand visir, à qui il en parla en particulier, il lui demanda s’il ne savait pas quelque moyen d’y remédier.
« Si ce que votre Majesté me demande, répondit ce sage ministre, dépendait des règles ordinaires de la sagesse humaine, elle aurait bientôt la satisfaction qu’elle souhaite si ardemment ; mais j’avoue que mon expérience et mes connaissances sont lui-dessous de ce qu’elle me propose : il n’y a que Dieu seul à qui l’on puisse recourir dans ces sortes de besoins ; au milieu de nos prospérités, qui l’ont souvent que nous l’oublions, il se plaît à nous mortifier par quelque endroit, afin que nous songions à lui, que nous reconnaissions sa toute-puissance, et que nous lui demandions ce que nous ne devons attendre que de lui. Vous avez des sujets qui font une profession particulière de l’honorer, de le servir et de vivre durement pour l’amour de lui : mon avis serait que votre Majesté leur fit des aumônes, et les exhortât à joindre leurs prières aux vôtres. Peut-être que dans le grand nombre il s’en trouvera quelqu’un assez pur et assez agréable à Dieu, pour obtenir qu’il exauce vos vœux. »
Le roi Schahzaman approuva fort ce conseil, dont il remercia le grand visir. Il fit porter de riches aumônes dans chaque communauté de ces gens consacrés à Dieu ; il fit même venir les supérieurs ; et, après qu’il les eut régalés d’un festin frugal, il leur déclara son intention, et les pria d’en avertir les dévots qui étaient sous leur obéissance.
Schahzaman obtint du ciel ce qu’il désirait ; et cela parut bientôt par la grossesse d’une de ses femmes, qui lui donna un fils au bout de neuf mois. En action de grâces, il envoya aux communautés des Musulmans dévots, de nouvelles aumônes dignes de sa grandeur et de sa puissance ; et l’on célébra la naissance du prince, non-seulement dans sa capitale, mais même dans toute l’étendue de ses états, par des réjouissances publiques d’une semaine entière. On lui porta le prince dès qu’il fut né, et il lui trouva tant de beauté, qu’il lui donna le nom de Camaralzaman, LUNE DU SIECLE.
Le prince Camaralzaman fut élevé avec tous les soins imaginables ; et dès qu’il fut en âge, le sultan Schahzaman son père, lui donna un sage gouverneur et d’habiles précepteurs. Ces personnages distingués par leur capacité, trouvèrent en lui un esprit aisé, docile et capable de recevoir toutes les instructions qu’ils voulurent lui donner, tant pour le règlement de ses mœurs que pour les connaissances qu’un prince, comme lui, devait avoir. Dans un âge plus avancé, il apprit de même tous ses exercices, et il s’en acquittait avec grâce et avec une adresse merveilleuse dont il charmait tout le monde, et particulièrement le sultan son père.
Quand le prince eut atteint l’âge de quinze ans, le sultan, qui l’aimait avec tendresse, et qui lui en donnait tous les jours de nouvelles marques, conçut le dessein de lui en donner la plus éclatante, de descendre du trône, et de l’y établir lui-même. Il en parla à son grand visir. « Je crains, lui dit-il, que mon fils ne perde dans l’oisiveté de la jeunesse, non-seulement tous les avantages dont la nature l’a comblé, mais même ceux qu’il a acquis avec tant de succès par la bonne éducation que j’ai tâché de lui donner. Comme je suis désormais dans un âge à songer à la retraite, je suis presque résolu à lui abandonner le gouvernement, et à passer le reste de mes jours avec la satisfaction de le voir régner. Il y a longtemps que je travaille, et j’ai besoin de repos. »
Le grand visir ne voulut pas représenter au sultan toutes les raisons qui auraient pu le dissuader d’exécuter sa résolution ; il entra au contraire dans son sentiment. « Sire, répondit-il, le prince est encore bien jeune, ce me semble, pour le charger de si bonne heure d’un fardeau aussi pesant que celui de gouverner un état puissant. Votre Majesté craint qu’il ne se corrompe dans l’oisiveté, avec beaucoup de raison ; mais pour y remédier, ne jugerait-elle pas plus à propos de le marier auparavant ? Le mariage attache et empêche qu’un jeune prince ne se dissipe. Avec cela, votre Majesté lui donnerait entrée dans ses conseils, où il apprendrait peu-à-peu à soutenir dignement l’éclat et le poids de votre couronne, dont vous seriez à temps de vous dépouiller en sa faveur, lorsque vous l’en jugeriez capable par votre propre expérience. »
Schahzaman trouva le conseil de son premier ministre fort raisonnable. Aussi fit-il appeler le prince Camaralzaman dès qu’il l’eut congédié.
Le prince, qui jusqu’alors avait toujours vu le sultan son père à de certaines heures réglées, sans avoir besoin d’être appelé, fut un peu surpris de cet ordre. Au lieu de se présenter devant lui avec la liberté qui lui était ordinaire, il le salua avec un grand respect, et s’arrêta en sa présence les yeux baissés.
Le sultan s’aperçut de la contrainte du prince. « Mon fils, lui dit-il d’un air à le rassurer, savez-vous à quel sujet je vous ai fait appeler ? « « Sire, répondit le prince avec modestie, il n’y a que Dieu qui pénètre jusque dans les cœurs : je l’apprendrai de votre Majesté avec plaisir. » « Je l’ai fait pour vous dire, reprit le sultan, que je veux vous marier. Que vous en semble ? »
Le prince Camaralzaman entendit ces paroles avec un grand déplaisir. Elles le déconcertèrent ; la sueur lui en montait même au visage, et il ne savait que répondre. Après quelques moments de silence, il répondit : « Sire, je vous supplie de me pardonner si je parois interdit à la déclaration que votre Majesté me fait ; je ne m’y attendais pas dans la grande jeunesse où je suis. Je ne sais même si je pourrai jamais me résoudre au lien du mariage, non-seulement à cause de l’embarras que donnent les femmes, comme je le comprends fort bien, mais même, après ce que j’ai lu dans nos auteurs de leurs fourberies, de leurs méchancetés et de leurs perfidies. Peut-être ne serai-je pas toujours dans ce sentiment. Je sens bien néanmoins qu’il me faut du temps avant de me déterminer à ce que votre Majesté exige de moi. »
Scheherazade vouloit poursuivre ; mais elle vit que le sultan des Indes, qui s’était aperçu que le jour paraissait, sortait du lit ; et cela fit qu’elle cessa de parler. Elle reprit le même conte la nuit suivante et lui dit :

Notes

[1C’est-à-dire, en Persien, roi du temps ou roi du siècle.

Le conte suivant : Histoire de Marzavan, avec la suite de celle de Camaralzaman