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Le conte précédent : Suite de l’histoire de la princesse de la Chine


Histoire des amours de Camaralzaman, prince de l’isle des Enfans de Khaledan, et de Badoure, princesse de la Chine

 La deux cents quatorzième nuit

SIRE, après que le grand visir se fut retiré, le sultan Schahzaman alla à l’appartement de la mère du prince Camaralzaman, à qui il y avait longtemps qu’il avait témoigné l’ardent désir qu’il avait de le marier. Quand il lui eut raconté avec douleur de quelle manière il venait de le refuser une seconde fois, et marqué l’indulgence qu’il vouloit bien avoir encore pour lui, par le conseil de son grand visir : « Madame, lui dit-il, je sais qu’il a plus de confiance en vous qu’en moi, que vous lui parlez, et qu’il vous écoute plus familièrement ; je vous prie de prendre le temps de lui en parler sérieusement, et de lui faire bien comprendre que s’il persiste dans son opiniâtreté, il me contraindra à la fin d’en venir à des extrémités dont je serais très-fâché, et qui le feraient repentir lui-même de m’avoir désobéi. »
Fatime, c’était ainsi que s’appelait la mère de Camaralzaman, marqua au prince son fils, la première fois qu’elle le vit, qu’elle était informée du nouveau refus de se marier, qu’il avait fait au sultan son père, et combien elle était fâchée qu’il lui eût donné un si grand sujet de colère. « Madame, reprit Camaralzaman, je vous supplie de ne pas renouveler ma douleur sur cette affaire ; je craindrais trop, dans le dépit où j’en suis, qu’il ne m’échappât quelque chose contre le respect que je vous dois. » Fatime connut, par cette réponse, que la plaie était trop récente, et ne lui en parla pas davantage pour cette fois.
Longtemps après, Fatime crut avoir trouvé l’occasion de lui parler sur le même sujet, avec plus d’espérance d’être écoutée. « Mon fils, dit-elle, je vous prie, si cela ne vous fait pas de peine, de me dire quelles sont donc les raisons qui vous donnent une si grande aversion pour le mariage. Si vous n’en avez pas d’autres que celle de la malice et de la méchanceté des femmes, elle ne peut pas être plus faible ni moins raisonnable. Je ne veux pas prendre la défense des méchantes femmes : il y en a un très-grand nombre, j’en suis très-persuadée ; mais c’est une injustice des plus criantes de les taxer toutes de l’être. Hé, mon fils, vous arrêtez-vous à quelques-unes dont parlent vos livres, qui ont causé à la vérité de grands désordres, et que je ne veux pas excuser ? Mais, que ne faites-vous attention à tant de monarques, à tant de sultans et à tant d’autres princes particuliers, dont les tyrannies, les barbaries et les cruautés font horreur à lire dans les histoires que j’ai lues comme vous ? Pour une femme, vous trouverez mille de ces tyrans et de ces barbares. Et les femmes honnêtes et sages, mon fils, qui ont le malheur d’être mariées à ces furieux, croyez-vous qu’elles soient fort heureuses ? »
« Madame, reprit Camaralzaman, je ne doute pas qu’il n’y ait un grand nombre de femmes sages, vertueuses, bonnes, douces et de bonnes mœurs. Plût à Dieu qu’elles vous ressemblassent toutes ! Ce qui me révolte, c’est le choix douteux qu’un homme est obligé de faire pour se marier, ou plutôt qu’on ne lui laisse pas souvent la liberté de faire à sa volonté. Supposons que je me sois résolu à m’engager dans le mariage, comme le sultan mon père le souhaite avec tant d’impatience, quelle femme me donnera-t-il ? Une princesse apparemment, qu’il demandera à quelque prince de ses voisins, qui se fera un grand honneur de la lui envoyer. Belle ou laide, il faudra la prendre. Je veux qu’aucune autre princesse ne lui soit comparable en beauté. Qui peut assurer qu’elle aura l’esprit bien fait ; qu’elle sera traitable, complaisante, accueillante, prévenante, obligeante ; que son entretien ne sera que de choses solides, et non pas d’habillements, d’ajustements, d’ornements, et de mille autres badineries qui doivent faire pitié à tout homme de bon sens ; en un mot, qu’elle ne sera pas fière, hautaine, fâcheuse, méprisante, et qu’elle n’épuisera pas tout un état par ses dépenses frivoles en habits, en pierreries, en bijoux, en magnificence folle et mal entendue ? Comme vous le voyez, madame, voilà, sur un seul article, une infinité d’endroits par où je dois me dégoûter entièrement du mariage. Que cette princesse enfin soit si parfaite et si accomplie, qu’elle soit irréprochable sur chacun de tous ces points, j’ai un grand nombre de raisons encore plus fortes, pour ne me pas désister de mon sentiment, non plus que de ma résolution. »
« Quoi, mon fils, repartit Fatime, vous avez d’autres raisons après celles que vous venez de me dire ? Je prétendais cependant vous répondre, et vous fermer la bouche en un mot. » « Cela ne doit pas vous en empêcher, madame, répliqua le prince ; j’aurai peut-être de quoi répliquer à votre réponse. »
« Je voulais dire, mon fils, dit alors Fatime, qu’il est aisé à un prince, quand il a eu le malheur d’avoir épousé une princesse telle que vous venez de la dépeindre, de la laisser et de donner de bons ordres pour empêcher qu’elle ne ruine l’état. »
« Eh, madame, reprit le prince Camaralzaman, ne voyez-vous pas quelle mortification terrible c’est à un prince, d’être contraint d’en venir à cette extrémité ? Ne vaut-il pas beaucoup mieux, pour sa gloire et pour son repos, qu’il ne s’y expose pas ? »
« Mais, mon fils, dit encore Fatime, de la manière que vous l’entendez, je comprends que vous voulez être le dernier des rois de votre race, qui ont régné si glorieusement dans les isles des Enfans de Khaledan. »
« Madame, répondit le prince Camaralzaman, je ne souhaite pas de survivre au roi mon père. Quand je mourrais avant lui, il n’y aurait pas lieu de s’en étonner, après tant d’exemples d’enfants qui meurent avant leurs pères. Mais il est toujours glorieux à une race de rois de finir par un prince aussi digne de l’être, comme je tâcherais de me rendre tel que ses prédécesseurs, et que celui par où elle a commencé. »
Depuis ce temps-là, Fatime eut très-souvent de semblables entretiens avec le prince Camaralzaman, et il n’y a pas de biais par où elle n’ait tâché de déraciner son aversion. Mais il éluda toutes les raisons qu’elle put lui apporter, par d’autres raisons auxquelles elle ne savoit que répondre, et il demeura inébranlable.
L’année s’écoula, et au grand regret du sultan Schahzaman, le prince Camaralzaman ne donna pas la moindre marque d’avoir changé de sentiment. Un jour de conseil solennel enfin, que le premier visir, les autres visirs, les principaux officiers de la couronne, et les généraux d’armée étaient assemblés, le sultan prit la parole, et dit au prince : « Mon fils, il y a longtemps que je vous ai marqué la passion avec laquelle je désirais de vous voir marié, et j’attendais de vous plus de complaisance pour un père qui ne vous demandait rien que de raisonnable. Après une si longue résistance de votre part, qui a poussé ma patience à bout, je vous marque la même chose en présence de mon conseil. Ce n’est plus simplement pour obliger un père que vous ne devriez pas avoir refusé ; c’est que le bien de mes états l’exige, et que tous ces seigneurs le demandent avec moi. Déclarez-vous donc, afin que selon votre réponse, je prenne les mesures que je dois. »
Le prince Camaralzaman répondit avec si peu de retenue, ou plutôt avec tant d’emportement, que le sultan, justement irrité de la confusion qu’un fils lui donnait en plein conseil, s’écria : « Quoi, fils dénaturé, vous avez l’insolence de parler ainsi à votre père et à votre sultan ! » Il le fit arrêter par les huissiers, et conduire à une tour ancienne, mais abandonnée depuis longtemps, où il fut enfermé, avec un lit, peu d’autres meubles, quelques livres et un seul esclave pour le servir.
Camaralzaman, content d’avoir la liberté de s’entretenir avec ses livres, regarda sa prison avec assez d’indifférence. Sur le soir, il se leva, il fit sa prière ; et après avoir lu quelques chapitres de l’Alcoran avec la même tranquillité que s’il eut été dans son appartement au palais du sultan son père, il se coucha sans éteindre la lampe qu’il laissa près de son lit, et s’endormit.
Dans cette tour, il y avait un puits qui servait de retraite pendant le jour à une fée nommée Maimoune, fille de Damerait, roi ou chef d’une légion de génies. Il était environ minuit, lorsque Maimoune s’élança légèrement au haut du puits pour aller par le monde, selon sa coutume, où la curiosité la porterait. Elle fut fort étonnée de voir de la lumière dans la chambre du prince Camaralzaman. Elle y entra, et sans s’arrêter à l’esclave qui était couché à la porte, elle s’approcha du lit, dont la magnificence l’attira ; et elle fut plus surprise qu’auparavant de voir que quelqu’un y était couché.
Le prince Camaralzaman avait le visage à demi caché sous la couverture. Maimoune la leva un peu, et elle vit le plus beau jeune homme qu’elle eût jamais vu en aucun endroit de la terre habitable qu’elle avait souvent parcourue. « Quel éclat, dit-elle en elle-même, ou plutôt quel prodige de beauté ne doit-ce pas être, lorsque les yeux que cachent des paupières si bien formées, sont ouverts ! Quel sujet peut-il avoir donné pour être traité d’une manière si indigne du haut rang dont il est ! » Car elle avait déjà appris de ses nouvelles, et elle se douta de l’affaire.
Maimoune ne pouvait se lasser d’admirer le prince Camaralzaman ; mais enfin, après l’avoir baisé sur chaque joue et au milieu du front sans l’éveiller, elle remit la couverture comme elle était auparavant, et prit son vol dans l’air. Comme elle se fut élevée bien haut vers la moyenne région, elle fut frappée d’un bruit d’ailes qui l’obligea de voler du même côté. En approchant, elle connut que c’était un génie qui faisait ce bruit, mais un génie de ceux qui sont rebelles à Dieu ; car pour Maimoune, elle était de ceux que le grand Salomon contraignit de reconnaître depuis ce temps-là.
Le génie, qui se nommait Danhasch, et qui était fils de Schamhourasch, reconnut aussi Maimoune, mais avec une grande frayeur. En effet, il connaissait qu’elle avait une grande supériorité sur lui par sa soumission à Dieu. Il aurait bien voulu éviter sa rencontre ; mais il se trouva si près d’elle, qu’il fallait se battre ou céder.
Danhasch prévint Maimoune : « Brave Maimoune, lui dit-il d’un ton de suppliant, jurez-moi par le grand nom de Dieu que vous ne me ferez pas de mal, et je vous promets de mon côté de ne vous en pas faire. »
« Maudit génie, reprit Maimoune, quel mal peux-tu me faire ? Je ne te crains pas. Je veux bien t’accorder cette grâce, et je te fais le serment que tu me demandes. Dis-moi présentement d’où tu viens, ce que tu as vu, ce que tu as fait cette nuit ? » « Belle dame, répondit Danhasch, vous me rencontrez à propos pour entendre quelque chose de merveilleux…
La sultane Scheherazade fut obligée de ne pas poursuivre son discours plus avant, à cause de la clarté du jour qui se faisait voir. Elle cessa de parler ; et la nuit suivante, elle continua en ces termes :

Le conte suivant : Histoire de Marzavan, avec la suite de celle de Camaralzaman