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Le conte précédent : Suite de l’histoire de la princesse de la Chine


Histoire des amours de Camaralzaman, prince de l’isle des Enfans de Khaledan, et de Badoure, princesse de la Chine

 La deux cents quinzième nuit

SIRE, dit-elle, Danhasch, le génie rebelle à Dieu, poursuivit, et dit à Maimoune :
« Puisque vous le souhaitez, je vous dirai que je viens des extrémités de la Chine, où elles regardent les dernières isles de cet hémisphère… Mais, charmante Maimoune, dit ici Danhasch, qui tremblait de peur à la présence de cette fée, et qui avait de la peine à parler, vous me promettez au moins de me pardonner et de me laisser aller librement quand j’aurai satisfait à vos demandes. »
« Poursuis, poursuis, maudit, reprit Maimoune, et ne crains rien. Crois-tu que je sois une perfide comme toi, et que je sois capable de manquer au grand serment que je t’ai fait ? Prends bien garde seulement de ne me rien dire qui ne soit vrai : autrement je te couperai les ailes, et te traiterai comme tu le mérites. »
Danhasch un peu rassuré par ces paroles de Maimoune : « Ma chère dame, reprit-il, je ne vous dirai rien que de très-vrai : ayez seulement la bonté de m’écouter. Le pays de la Chine d’où je viens, est un des plus grands et des plus puissants royaumes de la terre, d’où dépendent les dernières isles de cet hémisphère dont je vous ai déjà parlé. Le roi d’aujourd’hui s’appelle Gaïour, et ce roi a une fille unique, la plus belle qu’on ait jamais vue dans l’univers, depuis que le monde est monde. Ni vous, ni moi, ni les génies de votre parti ni du mien, ni tous les hommes ensemble, nous n’avons pas de termes propres, d’expressions assez vives, ou d’éloquence suffisante pour en faire un portrait qui approche de ce qu’elle est en effet. Elle a les cheveux d’un brun et d’une si grande longueur, qu’ils lui descendent beaucoup plus bas que les pieds, et ils sont en si grande abondance, qu’ils ne ressemblent pas mal à une de ces belles grappes de raisin dont les grains sont d’une grosseur extraordinaire, lorsqu’elle les a accommodés en boucles sur sa tête. Au-dessous de ses cheveux, elle a le front aussi uni que le miroir le mieux poli, et d’une forme admirable ; les jeux noirs à fleur de tête, brillants et pleins de feu ; le nez, ni trop long ni trop court ; la bouche petite et vermeille ; les dents sont comme deux files de perles, qui surpassent les plus belles en blancheur ; et quand elle remue la langue pour parler, elle rend une voix douce et agréable, et elle s’exprime par des paroles qui marquent la vivacité de son esprit ; le plus bel albâtre n’est pas plus blanc que sa gorge. De cette foible ébauche enfin, vous jugerez aisément qu’il n’y a pas de beauté au monde plus parfaite.
« Qui ne connaîtrait pas bien le roi, père de cette princesse, jugerait aux marques de tendresse paternelle qu’il lui a données, qu’il en est amoureux. Jamais amant n’a fait pour la maitresse la plus chérie, ce qu’on lui a vu faire pour elle. En effet, la jalousie la plus violente n’a jamais fait imaginer ce que le soin de la rendre inaccessible à tout autre qu’à celui qui doit l’épouser, lui a fait inventer et exécuter. Afin qu’elle n’eût pas à s’ennuyer dans la retraite qu’il avait résolu qu’elle gardât, il lui a fait bâtir sept palais, à quoi on n’a jamais rien vu ni entendu de pareil.
« Le premier palais est de cristal de roche, le second de bronze, le troisième de fin acier, le quatrième d’une autre sorte de bronze plus précieux que le premier et que l’acier, le cinquième de pierre de touche, le sixième d’argent, et le septième d’or massif. Il les a meublés d’une somptuosité inouïe, chacun d’une manière proportionnée à la manière dont ils sont bâtis. Il n’a pas oublié dans les jardins qui les accompagnent, les parterres de gazon ou émaillés de fleurs, les pièces d’eau, les jets d’eau, les canaux, les cascades, les bosquets plantés d’arbres à perte de vue, où le soleil ne pénètre jamais, le tout d’une ordonnance différente en chaque jardin. Le roi Gaïour enfin a fait voir que l’amour paternel seul lui a fait faire une dépense presque immense.
« Sur la renommée de la beauté incomparable de la princesse, les rois voisins les plus puissans envoyèrent d’abord la demander en mariage par des ambassades solennelles. Le roi de la Chine les reçut toutes avec le même accueil ; mais comme il ne voulait marier la princesse que de son consentement, et que la princesse n’agréait aucun des partis qu’on lui proposait, si les ambassadeurs se retiraient peu satisfaits, quant au sujet de leur ambassade, ils partaient au moins très-contents des civilités et des honneurs qu’ils avoient reçus.
« Sire, disait la princesse au roi de la Chine, vous voulez me marier, et vous croyez par-là me faire un grand plaisir. J’en suis persuadée, et je vous en suis très-obligée. Mais où pourrais-je trouver ailleurs que près de votre Majesté, des palais si superbes et des jardins si délicieux ? J’ajoute que sous votre bon plaisir je ne suis contrainte en rien, et qu’on me rend les mêmes honneurs qu’à votre propre personne. Ce sont des avantages que je ne trouverais en aucun autre endroit du monde, à quelqu’époux que je voulusse me donner. Les maris veulent toujours être les maitres, et je ne suis pas d’humeur à me laisser commander.
 » Après plusieurs ambassades, il en arriva une de la part d’un roi plus riche et plus puissant que tous ceux qui s’étaient présentés. Le roi de la Chine en parla à la princesse sa fille, et lui exagéra combien il lui serait avantageux de l’accepter pour époux, La princesse le supplia de vouloir l’en dispenser, et lui apporta les mêmes raisons qu’auparavant. Il la pressa ; mais au lieu de se rendre, la princesse perdit le respect qu’elle devait au roi son père. « Sire, lui dit-elle en colère, ne me parlez plus de ce mariage, ni d’aucun autre ; sinon je m’enfoncerai le poignard dans le sein, et me délivrerai de vos importunités. »
« Le roi de la Chine, extrêmement indigné contre la princesse, lui repartit : « Ma fille, vous êtes une folle, et je vous traiterai en folle. » En effet, il la fit renfermer dans un seul appartement d’un de ses palais, et ne lui donna que dix vieilles femmes pour lui tenir compagnie et la servir, dont la principale était sa nourrice. Ensuite, afin que les rois voisins qui lui avoient envoyé des ambassades, ne songeassent plus à elle, il leur dépêcha des envoyés pour leur annoncer l’éloignement où elle était pour le mariage. Et comme il ne douta pas qu’elle ne fût véritablement folle, il chargea les mêmes envoyés de faire savoir dans chaque cour, que s’il y avait quelque médecin assez habile pour la guérir, il n’avait qu’à venir, et qu’il la lui donnerait pour femme en récompense.
« Belle Maimoune, poursuivit Danhasch, les choses sont en cet état, et je ne manque pas d’aller régulièrement chaque jour contempler cette beauté incomparable, à qui je serais bien fâché d’avoir fait le moindre mal, nonobstant ma malice naturelle. Venez la voir, je vous en conjure : elle en vaut la peine. Quand vous aurez connu par vous-même que je ne suis pas un menteur, je suis persuadé que vous m’aurez quelqu’obligation de vous avoir fait voir une princesse qui n’a pas d’égale en beauté. Je suis prêt à vous servir de guide, vous n’avez qu’à commander. »
Au lieu de répondre à Danhasch, Maimoune fit de grands éclats de rire qui durèrent longtemps ; et Danhasch, qui ne savoit à quoi en attribuer la cause, demeura dans un grand étonnement. Quand elle eut bien ri à plusieurs reprises : « Bon, bon, lui dit-elle , tu veux m’en faire accroire ! Je croyais que tu allais me parler de quelque chose de surprenant et d’extraordinaire, et tu me parles d’une chassieuse ! Eh, fi, fi : que dirais-tu donc, maudit, si tu avois vu comme moi le beau prince que je viens de voir en ce moment, et que j’aime autant qu’il le mérite ? Vraiment c’est bien autre chose ; tu en deviendrais fou. »
« Agréable Maimoune, reprit Danhasch, oserais-je vous demander qui peut être ce prince dont vous me parlez ? » « Sache, lui dit Maimoune, qu’il lui est arrivé à-peu-près la même chose qu’à la princesse dont tu viens de m’entretenir. Le roi son père voulait le marier à toute force : après de longues et de grandes importunités, il a déclaré franc et net qu’il n’en ferait rien ; c’est la cause pourquoi, à l’heure que je te parle, il est en prison dans une vieille tour où je fais ma demeure, et où je viens de l’admirer. »
« Je ne veux pas absolument vous contredire, repartit Danhasch ; mais, ma belle dame, vous me permettrez bien, jusqu’à ce que j’aie vu votre prince, de croire qu’aucun mortel ni mortelle n’approche pas de la beauté de ma princesse. » « Tais-toi, maudit, répliqua Maimoune ; je te dis encore une fois que cela ne peut pas être. » « Je ne veux pas m’opiniâtrer contre vous, ajouta Danhasch ; le moyen de vous convaincre si je dis vrai ou faux, c’est d’accepter la proposition que je vous ai faite de venir voir ma princesse, et de me montrer ensuite votre prince. »
« Il n’est pas besoin que je prenne cette peine, reprit encore Maimoune : il y a un autre moyen de nous satisfaire l’un et l’autre. C’est d’apporter ta princesse, et de la mettre à côté de mon prince sur son lit. De la sorte, il nous sera aisé, à moi et toi, de les comparer ensemble, et de vuider notre procès. »
Danhasch consentit à ce que la fée souhaitait, et il vouloir retourner à la Chine sur-le-champ. Maimoune l’arrêta : « Attends, lui dit-elle, viens que je te montre auparavant la tour où tu dois apporter ta princesse. » Ils volèrent ensemble jusqu’à la tour, et quand Maimoune l’eut montrée à Danhasch : « Va prendre ta princesse, lui dit-elle, et fais vîte, tu me trouveras ici. Mais écoute : j’entends au moins que tu me payeras une gageure, si mon prince se trouve plus beau que ta princesse ; et je veux bien aussi t’en payer une, si ta princesse est plus belle… »
Le jour qui se faisait voir assez clairement, obligea Scheherazade de cesser de parler. Elle reprit la suite la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

Le conte suivant : Histoire de Marzavan, avec la suite de celle de Camaralzaman