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Histoire des amours de Camaralzaman, prince de l’isle des Enfans de Khaledan, et de Badoure, princesse de la Chine

 La deux cents dix septième nuit

SUITE DE L’HISTOIRE DE CAMARALZAMAN

SIRE, dit-elle, le prince Camaralzaman, en s’éveillant le lendemain matin, regarda à côté de lui, si la dame qu’il avait vue la même nuit, y était encore. Quand il vit qu’elle n’y était plus : « Je l’avois bien pensé, dit-il en lui-même, que c’était une surprise que le roi mon père voulait me faire : je me sais bon gré de m’en être gardé. « Il éveilla l’esclave qui dormait encore, et le pressa de venir l’habiller sans lui parler de rien. L’esclave lui apporta le bassin et l’eau ; il se leva, et, après avoir fait sa prière, il prit un livre, et lut quelque temps.
Après ses exercices ordinaires, Camaralzaman appela l’esclave : « Viens ça, lui dit-il, et ne mens pas. Dis-moi comment est venue la dame qui a couché cette nuit avec moi, et qui l’a amenée ? »
« Prince, répondit l’esclave avec un grand étonnement, de quelle dame entendez-vous parler ? » « De celle, te dis-je, reprit le prince, qui est venue, ou qu’on a amenée ici cette nuit, et qui a couché avec moi. » « Prince, repartit l’esclave, je vous jure que je n’en sais rien. Par où cette dame serait-elle venue, puisque je couche à la porte ? »
« Tu es un menteur, maraut, répliqua le prince ; et tu es d’intelligence pour m’affliger davantage et me faire enrager. » En disant ces mots, il lui appliqua un soufflet, dont il le jeta par terre ; et après l’avoir foulé longtemps sous les pieds, il le lia au-dessous des épaules avec la corde du puits, le descendit dedans, et le plongea plusieurs fois dans l’eau par-dessus la tête : « Je te noyerai, s’écria-t-il, si tu ne me dis promptement qui est la dame, et qui l’a amenée. »
L’esclave furieusement embarrassé, moitié dans l’eau, moitié dehors, dit en lui-même : « Sans doute que le prince a perdu l’esprit de douleur, et je ne puis échapper que par un mensonge. Prince, dit-il d’un ton de suppliant, donnez-moi la vie, je vous en conjure : je promets de vous dire la chose comme elle est. »
Le prince retira l’esclave, et le pressa de parler. Dès qu’il fut hors du puits : « Prince, lui dit l’esclave en tremblant, vous voyez bien que je ne puis vous satisfaire dans l’état où je suis ; donnez-moi le temps d’aller changer d’habit auparavant. » « Je te l’accorde, reprit le prince ; mais fais vite, et prends bien garde de ne me pas cacher la vérité. »
L’esclave sortit ; et après avoir fermé la porte sur le prince, il courut au palais dans l’état ou il était. Le roi s’y entretenait avec son premier visir, et se plaignait à lui de la mauvaise nuit qu’il avait passée au sujet de la désobéissance et de l’emportement si criminel du prince son fils, en s’opposant à sa volonté.
Ce ministre tâchait de le consoler, et de lui faire comprendre que le prince lui-même lui avait donné lieu de le réduire. « Sire, lui disait-il, votre Majesté ne doit pas se repentir de l’avoir fait arrêter. Pourvu qu’elle ait la patience de le laisser quelque temps dans sa prison, elle doit se persuader qu’il abandonnera cette fougue de jeunesse , et qu’enfin il se soumettra à tout ce qu’elle exigera de lui. »
Le grand visir achevait ces derniers mots, lorsque l’esclave se présenta au roi Schahzaman. « Sire, lui dit-il, je suis bien fâché de venir annoncer à votre Majesté une nouvelle qu’elle ne peut écouter qu’avec un grand déplaisir. Ce qu’il dit d’une dame qui a couché cette nuit avec lui, et l’état où il m’a mis, comme votre Majesté le peut voir, ne font que trop connaître qu’il n’est plus dans son bon sens. » Il fit ensuite le détail de tout ce que le prince Camaralzaman avait dit, et de la manière dont il l’avait traité, en des termes qui donnèrent créance à son discours.
Le roi qui ne s’attendait pas à ce nouveau sujet d’affliction : « Voici, dit-il à son premier ministre, un incident des plus fâcheux, bien différent de l’espérance que vous me donniez tout-à-l’heure. Allez, ne perdez pas de temps : voyez vous-même ce que c’est, et venez m’en informer. »
Le grand visir obéit sur-le-champ, et en entrant dans la chambre du prince, il le trouva assis et fort tranquille, avec un livre à la main, qu’il lisait. Il le salua, et après qu’il se fut assis près de lui : « Je veux un grand mal à votre esclave, lui dit-il, d’être venu effrayer le roi votre père, par la nouvelle qu’il vient de lui apporter. »
« Quelle est cette nouvelle, reprit le prince, qui peut lui avoir donné tant de frayeur ? J’ai un sujet bien plus grand de me plaindre de mon esclave. »
« Prince, repartit le visir, à Dieu ne plaise que ce qu’il a rapporté de vous soit véritable ! Le bon état où je vous vois, et où je prie Dieu qu’il vous conserve, me fait connaître qu’il n’en est rien. » « Peut-être, répliqua le prince, qu’il ne s’est pas bien fait entendre. Puisque vous êtes venu, je suis bien aise de demander à une personne comme vous qui devez en savoir quelque chose, où est la dame qui a couché cette nuit avec moi. »
Le grand visir demeura comme hors de lui-même, à cette demande, « Prince, répondit-il, ne soyez pas surpris de l’étonnement que je fais paraître sur ce que vous me demandez, Serait-il possible, je ne dis pas qu’une dame, mais qu’aucun homme au monde eût pénétré de nuit jusqu’en ce lieu, où l’on ne peut entrer que par la porte, et qu’en marchant sur le ventre de votre esclave ? De grâce rappelez votre mémoire, et vous trouverez que vous avez eu un songe qui vous a laissé cette forte impression. »
« Je ne m’arrête pas à votre discours, reprit le prince d’un ton plus haut : je veux savoir absolument qu’est devenue cette dame ; et je suis ici dans un lieu où je saurai me faire obéir. »
À ces paroles fermes, le grand visir fut dans un embarras qu’on ne peut exprimer, et il songea au moyen de s’en tirer le mieux qu’il lui serait possible. Il prit le prince par la douceur, et il lui demanda dans les termes les plus humbles et les plus ménagés, si lui-même il avait vu cette dame ?
« Oui, oui, repartit le prince, je l’ai vue, et je me suis fort bien aperçu q ue vous l’avez apostée pour me tenter. Elle a fort bien joué le rôle que vous lui avez prescrit, de ne pas dire un mot, de faire la dormeuse, et de se retirer dès que je serais rendormi. Vous le savez sans doute, et elle n’aura pas manqué de vous en faire le récit. »
« Prince, répliqua le grand visir, je vous jure qu’il n’est rien de tout ce que je viens d’entendre de votre bouche, et que le roi votre père et moi nous ne vous avons pas envoyé la dame dont vous parlez : nous n’en avons pas même eu la pensée. Permettez-moi de vous dire encore une fois, que vous n’avez vu cette dame qu’en songe. »
« Vous venez donc pour vous moquer aussi de moi, répliqua encore le prince en colère, et pour me dire en face que ce que je vous dis est un songe. « Il le prit aussitôt par la barbe, et il le chargea de coups aussi longtemps que ses forces le lui permirent.
Le pauvre grand visir essuya patiemment toute la colère du prince Camaralzaman par respect. « Me voilà, dit-il en lui-même, dans le même cas que l’esclave : trop heureux si je puis échapper comme lui d’un si grand danger ! » Au milieu des coups dont le prince le chargeait encore : « Prince, s’écria-t-il, je vous supplie de me donner un moment d’audience. » Le prince, las de frapper, le laissa parler.
« Je vous avoue, prince, dit alors le grand visir en dissimulant, qu’il est quelque chose de ce que vous croyez. Mais vous n’ignorez pas la nécessité où est un ministre d’exécuter les ordres du roi son maître. Si vous avez la bonté de me le permettre, je suis prêt à aller lui dire de votre part ce que vous m’ordonnerez. » « Je vous le permets, lui dit le prince : allez, et dites-lui que je veux épouser la dame qu’il m’a envoyée ou amenée, et qui a couché cette nuit avec moi. Faites promptement, et apportez-moi la réponse. « Le grand visir fit une profonde révérence en le quittant, et il ne se crut délivré que quand il fut hors de la tour, et qu’il eut refermé la porte sur le prince.
Le grand visir se présenta devant le roi Schahzaman avec une tristesse qui l’affligea d’abord. « Eh bien, lui demanda ce monarque, en quel état avez-vous trouvé mon fils ? « « Sire, répondit ce ministre, ce que l’esclave a rapporté à votre Majesté, n’est que trop vrai. « Il lui fit le récit de l’entretien qu’il avait eu avec Camaralzaman, de l’emportement de ce prince, dès qu’il eut entrepris de lui présenter qu’il n’était pas possible que la dame dont il parlait eût couché avec lui ; du mauvais traitement qu’il avait reçu de lui, et de l’adresse dont il s’était servi pour échapper de ses mains.
Schahzaman d’autant plus mortifié qu’il aimait toujours le prince avec tendresse, voulut s’éclaircir de la vérité par lui-même ; il alla le voir à la tour, et mena le grand visir avec lui…
« Mais, Sire, dit ici la sultane Scheherazade en s’interrompant, je m’aperçois que le jour commence à paraître. » Elle garda le silence ; et la nuit suivante, en reprenant son discours, elle dit au sultan des Indes :

Le conte suivant : Histoire de Marzavan, avec la suite de celle de Camaralzaman