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Histoire des amours de Camaralzaman, prince de l’isle des Enfans de Khaledan, et de Badoure, princesse de la Chine

 La deux cents dix huitième nuit

SIRE, le prince Camaralzaman reçut le roi son père dans la tour où il était en prison, avec un grand respect. Le roi s’assit ; et après qu’il eut fait asseoir le prince près de lui, il lui fit plusieurs demandes auxquelles il répondit d’un très-bon sens. Et de temps en temps il regardait le grand visir, comme pour lui dire qu’il ne voyoit pas que le prince son fils eût perdu l’esprit, comme il l’avait assuré, et qu’il fallait qu’il l’eût perdu lui-même.
Le roi enfin parla de la dame au prince : « Mon fils, lui dit-il, je vous prie de médire ce que c’est que cette dame qui a couché cette nuit avec vous, à ce que l’on dit. »
« Sire, répondit Camaralzaman, je supplie votre Majesté de ne pas augmenter le chagrin qu’on m’a déjà donné sur ce sujet : faites-moi plutôt la grâce de me la donner en mariage. Quelqu’aversion que je vous aie témoignée jusqu’à présent pour les femmes, cette jeune beauté m’a tellement charmé, que je ne fais pas difficulté de vous avouer ma faiblesse. Je suis prêt à la recevoir de votre main avec la dernière obligation. »
Le roi Schahzaman demeura interdit à la réponse du prince, si éloignée, comme il lui semblait, du bon sens qu’il venait de faire paraître auparavant. « Mon fils, reprit-il, vous me tenez un discours qui me jette dans un étonnement dont je ne puis revenir.
« Je vous jure par la couronne qui doit passer à vous après moi, que je ne sais pas la moindre chose de la dame dont vous me pariez. Je n’y ai aucune part, s’il en est venu quelqu’une. Mais comment aurait-elle pu pénétrer dans cette tour sans mon consentement ? Car quoi que vous en ait pu dire mon grand visir, il ne l’a fait que pour tâcher de vous appaiser. Il faut que ce soit un songe ; prenez-y garde, je vous en conjure, et rappelez vos sens. »
« Sire, repartit le prince, je serais indigne à jamais des bontés de votre Majesté, si je n’ajoutois pas foi à l’assurance qu’elle me donne. Mais je la supplie de vouloir bien se donner la patience de m’écouter, et de juger si ce que j’aurai l’honneur de lui dire est un songe. »
Le prince Camaralzaman raconta alors au roi son père de quelle manière il s’était éveillé. Il lui exagéra la beauté et les charmes de la dame qu’il avait trouvée à son côté, l’amour qu’il avoit conçu pour elle en un moment, et tout ce qu’il avait fait inutilement pour la réveiller. Il ne lui cacha pas même ce qui l’avait obligé de se réveiller et de se rendormir, après qu’il eut fait l’échange de sa bague avec celle de la dame. En achevant enfin, et en lui présentant la bague qu’il tira de son doigt : « Sire, ajouta-t- il, la mienne ne vous est pas inconnue, vous l’avez vue plusieurs fois. Après cela, j’espère que vous serez convaincu que je n’ai pas perdu l’esprit, comme on vous l’a fait accroire. »
Le roi Schahzaman connut si clairement la vérité de ce que le prince son fils venoit de lui raconter, qu’il n’eut rien à répliquer. Il en fut même dans un étonnement si grand, qu’il demeura longtemps sans dire un mot.
Le prince profita de ces moments : « Sire, lui dit-il encore, la passion que je sens pour cette charmante personne, dont je conserve la précieuse image dans mon cœur, est déjà si violente, que je ne me sens pas assez de force pour y résister. Je vous supplie d’avoir compassion de moi, et de me procurer le bonheur de la posséder. »
« Après ce que je viens d’entendre, mon fils, et après ce que je vois par cette bague, reprit le roi Schahzaman, je ne puis douter que votre passion ne soit réelle, et que vous n’ayez vu la dame qui l’a fait naître. Plût à Dieu que je la connusse cette dame, vous seriez content dès aujourd’hui, et je serais le père le plus heureux du monde ! Mais où la chercher ? Comment, et par où est-elle entrée ici, sans que j’en aie rien su et sans mon consentement ? Pourquoi y est-elle entrée seulement pour dormir avec vous, pour vous faire voir sa beauté, vous enflammer d’amour pendant qu’elle dormait, et disparaître pendant que vous dormiez ? Je ne comprends rien dans cette aventure, mon fils ; et si le ciel ne nous est favorable, elle nous mettra au tombeau vous et moi. » En achevant ces paroles et en prenant le prince par la main : « Venez, ajouta-t-il, allons nous affliger ensemble, vous, d’aimer sans espérance, et moi, de vous voir affligé, et de ne pouvoir remédier à votre mal. »
Le roi Schahzaman tira le prince hors de la tour, et l’emmena au palais où le prince, au désespoir d’aimer de toute son ame une dame inconnue, se mit d’abord au lit. Le roi s’enferma, et pleura plusieurs jours avec lui, sans vouloir prendre aucune connaissance des affaires de son royaume.
Son premier ministre, qui était le seul à qui il avait laissé l’entrée libre, vint un jour lui représenter que toute sa cour et même les peuples, commençaient à murmurer de ne le pas voir et de ce qu’il ne rendait plus la justice chaque jour à son ordinaire, et qu’il ne répondait pas du désordre qui pouvait arriver. « Je supplie votre Majesté, poursuivit-il, d’y faire attention. Je suis persuadé que sa présence soulage la douleur du prince, et que la présence du prince soulage la vôtre mutuellement ; mais elle doit songer à ne pas laisser tout périr. Elle voudra bien que je lui propose de se transporter avec le prince au château de la petite isle, peu éloignée du port, et de donner audience deux fois la semaine seulement. Pendant que cette fonction l’obligera de s’éloigner du prince, la beauté charmante du lieu, le bel air, et la vue merveilleuse dont on y jouit, feront que le prince supportera votre absence, de peu de durée, avec plus de patience. »
Le roi Schahzaman approuva ce conseil ; et dès que le château, où il n’était allé depuis longtemps, fut meublé, il y passa avec le prince, où il ne le quittait que pour donner les deux audiences précisément. Il passait le reste du temps au chevet de son lit, et tantôt il tâchait de lui donner de la consolation, tantôt il s’affligeait avec lui.


Le conte suivant : Histoire de Marzavan, avec la suite de celle de Camaralzaman