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Histoire que raconta le tailleur

 La cent soixante sixième nuit

LE tailleur continua de raconter au sultan de Casgar l’histoire qu’il avoit commencée.
« Sire, dit-il, le jeune boiteux poursuivit ainsi :
« Comme j’avois entendu tout ce que le barbier avait dit au cadi, je cherchai un endroit pour me cacher. Je n’en trouvai point d’autre qu’un grand coffre vide, où je me jetai et que je fermai sur moi. Le barbier, après avoir fureté partout, ne manqua pas de venir dans la chambre où j’étais. Il s’approcha du coffre, l’ouvrit ; et dès qu’il m’eut aperçu, le prit, le chargea sur sa tête et l’emporta ; il descendit d’un escalier assez haut dans une cour qu’il traversa promptement, et enfin il gagna la porte de la rue. Pendant qu’il me portait, le coffre vint à s’ouvrir par malheur ; et alors ne pouvant souffrir la honte d’être exposé aux regards et aux huées de la populace qui nous suivait, je me lançai dans la rue avec tant de précipitation, que je me blessai à la jambe de manière que je suis demeuré boiteux depuis ce temps-là. Je ne sentis pas d’abord tout mon mal, et ne laissai pas de me relever pour me dérober à la risée du peuple par une prompte fuite. Je lui jetai même des poignées d’or et d’argent dont ma bourse était pleine ; et tandis qu’il s’occupait à les ramasser, je m’échappai en enfilant des rues détournées. Mais le maudit barbier, profitant de la ruse dont je m’étais servi pour me débarrasser de la foule, me suivit sans me perdre de vue, en me criant de toute sa force : « Arrêtez, Seigneur, pourquoi courez-vous si vite ? Si vous saviez combien j’ai été affligé du mauvais traitement que le cadi vous a fait, à vous qui êtes si généreux et à qui nous avons tant d’obligations, mes amis et moi ! Ne vous l’avais-je pas bien dit, que vous exposiez votre vie par votre obstination à ne vouloir pas que je vous accompagnasse ? Voilà ce qui vous est arrivé par votre faute ; et si de mon côté je ne m’étais pas obstiné à vous suivre pour voir où vous alliez, que seriez-vous devenu ? Où allez-vous donc, Seigneur ? Attendez-moi. »
« C’est ainsi que le malheureux barbier parlait tout haut dans la rue. Il ne se contentait pas d’avoir causé un si grand scandale dans le quartier du cadi, il voulait encore que toute la ville en eût connaissance. Dans la rage où j’étais, j’avois envie de l’attendre pour l’étrangler ; mais je n’aurais fait par-là que rendre ma confusion plus éclatante. Je pris un autre parti : comme je m’aperçus que sa voix me livrait en spectacle à une infinité de gens qui paraissaient aux portes ou aux fenêtres, ou qui s’arrêtaient dans les rues pour me regarder, j’entrai dans un khan dont le concierge m’était connu. Je le trouvai à la porte, où le bruit l’avait attiré. « Au nom de Dieu, lui dis-je, faites-moi la grâce d’empêcher que ce furieux n’entre ici après moi. » Il me le promit et me tint parole ; mais ce ne fut pas sans peine, car l’obstiné barbier voulait entrer malgré lui, et ne se retira qu’après lui avoir dit mille injures ; et jusqu’à ce qu’il fût rentré dans sa maison, il ne cessa d’exagérer à tous ceux qu’il rencontrait, le grand service qu’il prétendait m’avoir rendu.
« Voilà comme je me délivrai d’un homme si fatigant. Après cela, le concierge me pria de lui apprendre mon aventure. Je la lui racontai. Ensuite je le priai à mon tour de me prêter un appartement jusqu’à ce que je fusse guéri. « Seigneur, me dit-il, ne seriez-vous pas plus commodément chez vous ? » « Je ne veux point y retourner, lui répondis-je : ce détestable barbier ne manquerait pas de m’y venir trouver ; j’en serais tous les jours obsédé, et je mourrais à la fin de chagrin de l’avoir incessamment devant les yeux. D’ailleurs, après ce qui m’est arrivé aujourd’hui, je ne puis me résoudre à demeurer davantage en cette ville. Je prétends aller où ma mauvaise fortune me voudra conduire. » Effectivement, dès que je fus guéri, je pris tout l’argent dont je crus avoir besoin pour voyager ; et du reste de mon bien, j’en fis une donation à mes parents.
« Je partis donc de Bagdad, Seigneurs, et je suis venu jusqu’ici. J’avois lieu d’espérer que je ne rencontrerais point ce pernicieux barbier dans un pays si éloigné du mien ; et cependant je le trouve parmi vous. Ne soyez donc point surpris de l’empressement que j’ai à me retirer. Vous jugez bien de la peine que me doit faire la vue d’un homme qui est cause que je suis boiteux, et réduit à la triste nécessité de vivre éloigné de mes parens, de mes amis et de ma patrie. » En achevant ces paroles, le jeune boiteux se leva et sortit. Le maître de la maison le conduisit jusqu’à la porte, en lui témoignant le déplaisir qu’il avoit de lui avoir donné, quoiqu’innocemment, un si grand sujet de mortification.
Quand le jeune homme fut parti, continua le tailleur, nous demeurâmes tous fort étonnés de son histoire. Nous jetâmes les yeux sur le barbier, et dîmes qu’il avait tort, si ce que nous venions d’entendre, était véritable. « Messieurs, nous répondit-il en levant la tête qu’il avait toujours tenue baissée jusqu’alors, le silence que j’ai gardé pendant que ce jeune homme vous a entretenus, vous doit être un témoignage qu’il ne vous a rien avancé dont je ne demeure d’accord. Mais quoi qu’il vous ait pu dire, je soutiens que j’ai dû faire ce que j’ai fait : je vous en rends juges vous-mêmes. Ne s’était-il pas jeté dans le péril ; et, sans mon secours, en serait-il sorti si heureusement ? Il est bien heureux d’en être quitte pour une jambe incommodée. Ne me suis-je pas exposé à un plus grand danger pour le tirer d’une maison où je m’imaginais qu’on le maltraitait ? A-t-il raison de se plaindre de moi, et de me dire des injures si atroces ? Voilà ce que l’on gagne à servir des gens ingrats. Il m’accuse d’être un babillard ; c’est une pure calomnie : de sept frères que nous étions, je suis celui qui parle le moins et qui ai le plus a esprit en partage. Pour vous en faire convenir, Seigneurs, je n’ai qu’à vous conter mon histoire et la leur. Honorez-moi, je vous prie, de votre attention :


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