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Histoire que raconta le tailleur

 La cent soixante quatrième nuit

« LE barbier, continua le jeune boiteux, quitta encore son rasoir, prit une seconde fois son astrolabe, et me laissa à demi rasé pour aller voir quelle heure il était précisément. Il revint. « Seigneur, me dit-il, je savais bien que je ne me trompais pas ; il y a encore trois heures jusqu’à midi, j’en suis assuré, ou toutes les règles de l’astronomie sont fausses. » « Juste ciel, m’écriai-je, ma patience est à bout ! Je n’y puis plus tenir. Maudit barbier, barbier de malheur, peu s’en faut que je ne me jette sur te et que je ne t’étrangle ! « Doucement, monsieur, me dit-il d’un air froid, sans s’émouvoir de mon emportement, vous ne craignez donc pas de retomber malade ? Ne vous emportez pas, vous allez être servi dans un moment. » En disant ces paroles, il remit son astrolabe dans sa trousse, reprit son rasoir, qu’il repassa sur le cuir qu’il avait attaché à sa ceinture, et recommença de me raser ; mais en me rasant, il ne put s’empêcher de parler. « Si vous vouliez, Seigneur , me dit-il, m’apprendre quelle est cette affaire que vous avez à midi, je vous donnerais quelque conseil dont vous pourriez vous trouver bien. » Pour le contenter, je lui dis que des amis m’attendaient à midi pour me régaler et se réjouir avec moi du retour de ma santé.
 » Quand le barbier entendit parler de régal : « Dieu vous bénisse en ce jour comme en tous les autres, s’écria-t-il ! Vous me faites souvenir que j’invitai hier quatre ou cinq amis à venir manger aujourd’hui chez moi ; je l’avois oublié, et je n’ai encore fait aucuns préparatifs. » « Que cela ne vous embarrasse pas, lui dis-je, quoique j’aille manger dehors, mon garde-manger ne laisse pas d’être toujours bien garni ; je vous fais présent de tout ce qui s’y trouvera : je vous ferai même donner du vin tant que vous en voudrez, car j’en ai d’excellent dans ma cave ; mais il faut que vous acheviez promptement de me raser ; et souvenez-vous qu’au lieu que mon père vous faisait des présents pour vous entendre parler, je vous en fais moi pour vous faire taire. »
 » Il ne se contenta pas de la parole que je lui donnais. « Dieu vous récompense, s’écria-t-il, de la grâce que vous me faites ; mais montrez-moi tout-à-l’heure ces provisions, afin que je voie s’il y aura de quoi bien régaler mes amis : je veux qu’ils soient contents de la bonne chère que je leur ferai. » « J’ai, lui dis-je, un agneau, six chapons, une douzaine de poulets, et de quoi faire quatre entrées. » Je donnai ordre à un enclave d’apporter tout cela sur-le-champ avec quatre grandes cruches de vin. » Voilà qui est bien, reprit le barbier ; mais il faudrait des fruits et de quoi assaisonner la viande. » Je lui fis encore donner ce qu’il demandait. Il cessa de me raser pour examiner chaque chose l’une après l’autre ; et comme cet examen dura près d’une demi-heure, je pestais, j’enrageais ; mais j’avois beau pester et enrager, le bourreau ne s’en pressait pas davantage. Il reprit pourtant le rasoir, et me rasa quelques moments ; puis s’ arrêtant tout-à-coup : « Je n’aurais jamais cru, Seigneur, me dit-il, que vous fussiez si libéral : je commence à connaitre que feu votre père revit en vous. Certes, je ne méritais pas les grâces dont vous me comblez, et je vous assure que j’en conserverai une éternelle reconnoissance. Car, Seigneur, afin que vous le sachiez, je n’ai rien que ce qui me vient de la générosité des honnêtes gens comme vous : en quoi je ressemble à Zantout, qui frotte le monde au bain ; à Sali, qui vend des pois chiches grillés par les rues ; à Salouz, qui vend des fèves ; à Akerscha, qui vend de herbes ; à Abou-Mekarès, qui arrose les rues pour abattre la poussière ; et à Cassem de la garde du calife : tous ces gens-là n’engendrent point de mélancolie ; ils ne sont ni fâcheux ni querelleurs ; plus contents de leur sort que le calife au milieu de toute sa cour, ils sont toujours gais, prêts à chanter et à danser, et ils ont chacun leur chanson et leur danse particulière, dont ils divertissent toute la ville de Bagdad ; mais ce que j’estime le plus en eux, c’est qu’ils ne sont pas grands parleurs, non plus que votre esclave qui a l’honneur de vous parler. Tenez, Seigneur, voici la chanson et la danse de Zantout qui frotte le monde au bain ; regardez-moi, et voyez si je sais bien l’imiter… »
Scheherazade n’en dit pas davantage, parce qu’elle remarqua qu’il était jour. Le lendemain, elle poursuivit sa narration dans ces termes :

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