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Histoire que raconta le tailleur

 La cent cinquante huitième nuit

« NOUS demeurâmes tous fort surpris de ce discours, continua le tailleur, et nous commençâmes à concevoir une très-mauvaise opinion du barbier, sans savoir si le jeune étranger avait raison de parler de lui dans ces termes. Nous protestâmes même que nous ne souffririons point à notre table un homme dont on nous faisait un si horrible portrait. Le maître de la maison pria l’étranger de nous apprendre le sujet qu’il avait de haïr le barbier.
« Seigneurs, nous dit alors le jeune homme, vous saurez que ce maudit barbier est cause que je suis boiteux, et qu’il m’est arrivé la plus cruelle affaire qu’on puisse imaginer ; c’est pourquoi j’ai fait serment d’abandonner tous les lieux où il serait, et de ne pas demeurer même dans une ville où il demeurerait : c’est pour cela que je suis sorti de Bagdad où je le laissai, et que j’ai fait un si long voyage pour venir m’établir en cette ville au milieu de la grande Tartarie, comme en un endroit où je me flattais de ne le voir jamais. Cependant, contre mon attente, je le trouve ici : cela m’oblige, Seigneurs, à me priver malgré moi de l’honneur de me divertir avec vous. Je veux m’éloigner de votre ville dès aujourd’hui, et m’aller cacher, si je puis, dans des lieux où il ne vienne pas s’offrir à ma vue. »
« En achevant ces paroles, il voulut nous quitter ; mais le maître du logis le retint encore, le supplia de demeurer avec nous, et de nous raconter la cause de l’aversion qu’il avait pour le barbier, qui, pendant tout ce temps-là, avait les yeux baissés et gardait le silence. Nous joignîmes nos prières à celles du maître de la maison ; et enfin le jeune homme, cédant à nos instances, s’assit sur le sofa, et après avoir tourné le dos au barbier, de peur de le voir, nous raconta ainsi son histoire :
« Mon père tenait dans la ville de Bagdad un rang à pouvoir aspirer aux premières charges ; mais il préféra toujours une vie tranquille à tous les honneurs qu’il pouvait mériter. Il n’eut que moi d’enfant ; et quand il mourut, j’avois déjà l’esprit formé, et j’étais en âge de disposer des grands biens qu’il m’avait laissés. Je ne les dissipai point follement ; j’en fis un usage qui m’attira l’estime de tout le monde.
« Je n’avois point encore eu de passion, et loin d’être sensible à l’amour, j’avouerai, peut-être à ma honte, que j’évitais avec soin le commerce des femmes. Un jour que j’étais dans une rue, je vis venir devant moi une grande troupe de dames ; pour ne les pas rencontrer, j’entrai dans une petite rue devant laquelle je me trouvais, et je m’assis sur un banc près d’une porte. J’étais vis-à-vis d’une fenêtre où il y avait un vase de très-belles fleurs, et j’avois les yeux attachés dessus, lorsque la fenêtre s’ouvrit : je vis paraître une jeune dame dont la beauté m’éblouit. Elle jeta d’abord les yeux sur moi ; et en arrosant le vase de fleurs d’une main plus blanche que l’albâtre, elle me regarda avec un souris qui m’inspira autant d’amour pour elle, que j’avois eu d’aversion jusque-là pour toutes les femmes. Après avoir arrosé ses fleurs, et m’avoir lancé un regard plein de charmes, qui acheva de me percer le cœur, elle referma sa fenêtre, et me laissa dans un trouble et dans un désordre inconcevable.
« J’y serais demeuré bien longtemps, si le bruit que j’entendis dans la rue, ne m’eût pas fait rentrer en moi-même. Je tournai la tête en me levant, et vis que c’était le premier cadi de la ville, monté sur une mule, et accompagné de cinq ou six de ses gens : il mit pied à terre à la porte de la maison dont la jeune dame avait ouvert une fenêtre ; il y entra, ce qui me fit juger qu’il était son père.
« Je revins chez moi dans un état bien différent de celui où j’étais lorsque j’en étais sorti : agité d’une passion d’autant plus violente, que je n’en avois jamais senti l’atteinte, je me mis au lit avec une grosse fièvre, qui répandit une grande affliction dans ma maison. Mes parents, qui m’aimaient, alarmés d’une maladie si prompte, accoururent en diligence, et m’importunèrent fort pour en apprendre la cause, que je me gardois bien de leur dire. Mon silence leur causa une inquiétude que les médecins ne purent dissiper, parce qu’ils ne connaissaient rien à mon mal, qui ne fit qu’augmenter par leurs remèdes, au lieu de diminuer.
« Mes parents commençaient à désespérer de ma vie, lorsqu’une vieille dame de leur connaissance, informée de ma maladie, arriva. Elle me considéra avec beaucoup d’attention ; et après m’avoir examiné, elle connut, je ne sais par quel hasard, le sujet de ma maladie. Elle les prit en particulier, les pria de la laisser seule avec moi, et de faire retirer tous mes gens.
« Tout le monde étant sorti de la chambre, elle s’assit au chevet de mon lit : « Mon fils, me dit-elle, vous vous êtes obstiné jusqu’à présent à cacher la cause de votre mal ; mais je n’ai pas besoin que vous me la déclariez : j’ai assez d’expérience pour pénétrer ce secret, et vous ne me désavouerez pas quand je vous aurai dit que c’est l’amour qui vous rend malade. Je puis vous procurer votre guérison, pourvu que vous me fassiez connaitre qui est l’heureuse dame qui a su toucher un cœur aussi insensible que le vôtre ; car vous avez la réputation de n’aimer pas les dames, et je n’ai pas été la dernière à m’en apercevoir ; mais enfin ce que j’avois prévu est arrivé ; et je suis ravie de trouver l’occasion d’employer mes talents à vous tirer de peine… »
« Mais, Sire, dit la sultane Scheherazade en cet endroit, je vois qu’il est jour. » Schahriar se leva aussitôt, fort impatient d’entendre la suite d’une histoire dont il avait écouté le commencement avec plaisir.

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