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Histoire que raconta le tailleur

 La cent cinquante neuvième nuit

SIRE, dit le lendemain Scheherazade, le jeune homme boiteux poursuivant son histoire :
« La vieille dame, dit-il, m’ayant tenu ce discours, s’arrêta pour entendre ma réponse ; mais quoiqu’il eut fait sur moi beaucoup d’impression, je n’osais découvrir le fond de mon cœur. Je me tournai seulement du côté de la dame, et poussai un profond soupir, sans lui rien dire. « Est-ce la honte, reprit-elle, qui vous empêche de me parler, ou si c’est manque de confiance en moi ? Doutez-vous de l’effet de ma promesse ? Je pourrais vous citer une infinité de jeunes gens de votre connaissance qui ont été dans la même peine que vous, et que j’ai soulagés. »
« Enfin, la bonne dame me dit tant d’autres choses encore, que je rompis le silence ; je lui déclarai mou mal ; je lui appris l’endroit où j’avois vu l’objet qui le causait, et lui expliquai toutes les circonstances de mon aventure. « Si vous réussissez, lui dis-je, et que vous me procuriez le bonheur de voir cette beauté charmante, et de l’entretenir de la passion dont je brûle pour elle, vous pouvez compter sur ma reconnaissance. » « Mon fils, me répondit la vieille dame, je connais la personne dont vous me parlez ; elle est, comme vous l’avez fort bien jugé, fille du premier cadi de cette ville. Je ne suis point étonnée que vous l’aimiez : c’est la plus belle et la plus aimable dame de Bagdad ; mais, ce qui me chagrine, elle est très-fière et d’un très-difficile accès. Vous savez combien nos gens de justice sont exacts à faire observer les dures lois qui retiennent les femmes dans une contrainte si gênante : ils le sont encore davantage à les observer eux-mêmes dans leurs familles, et le cadi que vous avez vu, est lui seul plus rigide en cela que tous les autres ensemble. Comme ils ne font que prêcher à leurs filles que c’est un grand crime de se montrer aux hommes, elles en sont si fortement prévenues pour la plupart, qu’elles n’ont des yeux dans les rues que pour se conduire, lorsque la nécessité les oblige à sortir. Je ne dis pas absolument que la fille du premier cadi soit de cette humeur ; mais cela n’empêche pas que je ne craigne de trouver d’aussi grands obstacles à vaincre de son côté que de celui du père. Plût à Dieu que vous aimassiez quelqu’autre dame, je n’aurais pas tant de difficultés à surmonter que j’en prévois ! J’y emploierai néanmoins tout mon savoir faire ; mais il faudra du temps pour y réussir. Cependant ne laissez pas de prendre courage, et ayez de la confiance en moi. »
« La vieille me quitta ; et comme je me représentai vivement tous les obstacles dont elle venait de me parler, la crainte que j’eus qu’elle ne réussît pas dans son entreprise, augmenta mon mal. Elle revint le lendemain, et je lus sur son visage qu’elle n’avait rien de favorable à m’annoncer. En effet, elle me dit : « Mon fils, je ne m’étais pas trompée, j’ai à surmonter autre chose que la vigilance d’un père : vous aimez un objet insensible qui se plait à faire brûler d’amour pour elle tous ceux qui s’en laissent charmer ; elle ne veut pas leur donner le moindre soulagement. Elle m’a écoutée avec plaisir tant que je ne lui ai parlé que du mal qu’elle vous fait souffrir ; mais d’abord que j’ai seulement ouvert la bouche pour l’engager à vous permettre de la voir et de l’entretenir, elle m’a dit en me jetant un regard terrible : « Vous êtes bien hardie de me faire cette proposition ; je vous défends de me revoir jamais, si vous voulez me tenir de pareils discours. »
« Que cela ne vous afflige pas, poursuivit la vieille, je ne suis pas aisée à rebuter ; et pourvu que la patience ne vous manque pas, j’espère que je viendrai à bout de mon dessein. »
« Pour abréger ma narration, dit le jeune homme, je vous dirai que cette bonne messagère fit encore inutilement plusieurs tentatives en ma faveur auprès de la fière ennemie de mon repos. Le chagrin que j’en eus, irrita mon mal à un point, que les médecins m’abandonnèrent absolument. J’étais donc regardé comme un homme qui n’attendait que la mort, lorsque la vieille me vint donner la vie.
 » Afin que personne ne l’entendît, elle me dit à l’oreille : » Songez au présent que vous avez à me faire pour la bonne nouvelle que je vous apporte. « Ces paroles produisirent un effet merveilleux : je me levai sur mon séant, et lui répondis avec transport : « Le présent ne vous manquera pas. Qu’avez-vous à me dire ? » « Mon cher Seigneur, reprit-elle, vous n’en mourrez pas, et j’aurai bientôt le plaisir de vous voir en parfaite santé, et fort content de moi. Hier lundi j’allai chez la dame que vous aimez, et je la trouvai en bonne humeur ; je pris d’abord un visage triste, je poussai de profonds soupirs en abondance, et laissai couler quelques larmes, « Ma bonne mère, me dit-elle, qu’avez-vous ? Pourquoi paraissez-vous si affligée ? » « Hélas ! ma chère et honorable dame, lui répondis-je, je viens de chez le jeune seigneur de qui je vous parlais l’autre jour ; c’en est fait, il va perdre la vie pour l’amour de vous : c’est un grand dommage, je vous assure, et il y a bien de la cruauté de votre part. « Je ne sais, répliqua-t-elle, pourquoi vous voulez que je sois cause de sa mort ? Comment puis-je y avoir contribué ? » « Comment, lui repartis-je ? Hé, ne vous disais-je pas l’autre jour qu’il était assis devant votre fenêtre lorsque vous l’ouvrîtes pour arroser votre vase de fleurs ? Il vit ce prodige de beauté, ces charmes que votre miroir vous représente tous les jours ; depuis ce moment, il languit, et son mal s’est tellement augmenté, qu’il est enfin réduit au pitoyable état que j’ai eu l’honneur de vous dire…
Scheherazade cessa de parler en cet endroit, parce qu’elle vit paraître le jour. La nuit suivante, elle poursuivit dans ces termes l’histoire du jeune boiteux de Bagdad :

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