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Histoire que raconta le tailleur

 La cent soixante troisième nuit

« JE crus, dit le jeune boiteux de Bagdad, que je réussirais mieux en prenant le barbier par la douceur. « Au nom de Dieu, lui dis-je, laissez là tous vos beaux discours, et m’expédiez promptement : une affaire de la dernière importance m’appelle hors de chez moi, comme je vous l’ai déjà dit. » À ces mots, il se mit à rire. « Ce serait une chose bien louable, dit-il, si notre esprit demeurait toujours dans la même situation, si nous étions toujours sages et prudents : je veux croire néanmoins que si vous vous êtes mis en colère contre moi, c’est votre maladie qui a causé ce changement dans votre humeur ; c’est pourquoi vous avez besoin de quelques instructions, et vous ne pouvez mieux faire que de suivre l’exemple de votre père et de votre aïeul : ils venaient me consulter dans toutes leurs affaires ; et je puis dire, sans vanité, qu’ils se louaient fort de mes conseils. Voyez-vous, Seigneur, on ne réussit presque jamais dans ce qu’on entreprend, si l’on n’a recours aux avis des personnes éclairées. On ne devient point habile homme, dit le proverbe, qu’on ne prenne conseil d’un habile homme. Je vous suis tout acquis, et vous n’avez qu’à me commander. »
« Je ne puis donc gagner sur vous, interrompis-je, que vous abandonniez tous ces longs discours qui n’aboutissent à rien qu’à me rompre la tête, et qu’à m’empêcher de me trouver où j’ai affaire : rasez-moi donc, ou retirez-vous. » En disant cela, je me levai de dépit en frappant du pied contre terre.
« Quand il vit que j’étais fâché tout de bon : « Seigneur, me dit-il, ne vous fâchez pas, nous allons commencer. » Effectivement il me lava la tête, et se mit à me raser ; mais il ne m’eut pas donné quatre coups de rasoir, qu’il s’arrêta pour me dire : « Seigneur, vous êtes prompt ; vous devriez vous abstenir de ces emportements qui ne viennent que du démon. Je mérite d’ailleurs que vous ayez de la considération pour moi, à cause de mon âge, de ma science et de mes vertus éclatantes… »
« Continuez de me raser, lui dis-je en l’interrompant encore, et ne parlez plus. » « C’est-à-dire, reprit-il, que vous avez quelqu’affaire qui vous presse ; je vais parier que je ne me trompe pas. » « Hé, il y a deux heures, lui repartis-je, que je vous le dis ; vous devriez déjà m’avoir rasé. » « Modérez votre ardeur, répliqua-t-il, vous n’avez peut-être pas bien pensé à ce que vous allez faire : quand on fait les choses avec précipitation, on s’en repent presque toujours. Je voudrais que vous me disiez quelle est cette affaire qui vous presse si fort, je vous en dirais mon sentiment. Vous avez du temps de reste, puisque l’on ne vous attend qu’à midi, et qu’il ne sera midi que dans trois heures. » « Je ne m’arrête point à cela, lui dis-je : les gens d’honneur et de parole préviennent le temps qu’on leur a donné ; mais je ne m’aperçois pas qu’en m’amusant à raisonner avec vous, je tombe dans les défauts des barbiers babillards : achevez vîte de me raser. »
« Plus je témoignais d’empressement, et moins il en avait à m’obéir. Il quitta son rasoir pour prendre son astrolabe ; puis laissant son astrolabe, il reprit son rasoir…
Scheherazade voyant paraître le jour, garda le silence. La nuit suivante, elle poursuivit ainsi l’histoire commencée :

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