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Histoire d’Alaeddin

Zobéïde, au comble de la joie de ce qu’elle venait d’apprendre, et pouvant à peine retenir ses transports, chanta un air si tendre, et s’accompagna d’une manière si ravissante, qu’Alaeddin, hors de lui, s’élança tout-à-coup vers elle, et la serra contre son cœur. Zobéïde et son époux, trop faibles pour soutenir les mouvements tumultueux et passionnés qui s’élevaient dans leurs âmes, tombèrent sans sentiment dans les bras l’un de l’autre.
La princesse et ses femmes s’empressèrent de les secourir. Lorsqu’ils furent revenus à eux, la princesse les félicita sur leur réunion.
« Madame, lui dit Alaeddin, c’est à vous, je le vois, que je suis redevable de mon bonheur. » Jetant ensuite des regards passionnés sur son épouse : « Vous respirez encore, ma chère Zobéïde, lui dit-il ! »
« Jamais, cher époux, répondit-elle d’une voix émue, je n’ai cessé de vivre et de soupirer après l’instant qui devait nous réunir. Je fus dérobée à votre amour, et transportée en ces lieux par un de ces génies qui obéissent aux ordres des génies qui sont au-dessus d’eux. Le fantôme que vous prîtes pour moi était celui d’un autre génie, qui ayant pris ma taille et mes traits, feignit d’être mort. Quand vous l’eûtes déposé dans le tombeau, il en sortit aussitôt après, et revint trouver sa souveraine, la princesse Husn Merim, ma bienfaitrice, que vous voyez devant vous. Lorsque j’ouvris les yeux, et que je l’aperçus à mes côtés, je lui demandai pourquoi l’on m’avait amenée ici ?
« Madame, me répondit-elle, le sort me destine à devenir l’épouse d’Alaeddin Aboulschamat ; daignez me permettre de partager avec vous son cœur. Je viens de découvrir, par la puissance de mon art, qu’un grand malheur est prêt à fondre sur sa tête ; et comme il m’est impossible de m’y opposer, j’ai voulu du moins vous en dérober la vue, et je vous ai fait transporter ici pour pouvoir nous consoler mutuellement d’une séparation qui n’aura qu’un temps. Vos talens pour la musique charmeront nos ennuis, ajouta-t-elle obligeamment. »
« Je suis donc restée auprès de cette aimable princesse, jusqu’au moment où je viens de vous retrouver dans cette église. « 
Husn Merim, s’adressant alors à Alceddin, lui demanda s’il consentait à la recevoir pour épouse ? « Hélas, Madame, répondit-il, je suis Musulman, et vous êtes Chrétienne ! » « La bonté de Dieu a levé cet obstacle, Seigneur, dit la princesse : il y a déjà dix-huit ans que je suis Musulmnane ; et pénétrée des principes de l’Islamisme, je le regarde comme la seule véritable religion. » « Je voudrais, reprit alors Alaeddin en soupirant, retourner à Bagdad ! »
« Seigneur, répliqua la princesse, c’est l’arrêt du destin, et bientôt vos vœux seront accomplis. Ayant découvert les malheurs qui vous menaçaient, et auxquels il ne m’était pas permis de vous soustraire, j’ai attendu que le cours en fût terminé. Maintenant je puis vous apprendre des choses que vous ignorez, et qui vont vous combler de joie. Sachez donc, Seigneur, que vous avez un fils âgé de dix-huit ans, nommé Aslan, qui remplit le poste que vous occupiez auprès du calife. La vérité a paru dans tout son jour ; et les complots de la méchanceté et de la perfidie ont été confondus. Dieu a fait retomber sur la tête du coupable le châtiment dû à son crime. On a découvert celui qui a volé les effets du calife. C’est l’infame Ahmed Comacom, qui maintenant est chargé de fers, et enfermé dans un noir cachot. Sachez, Seigneur, que c’est moi qui vous ai fait parvenir la pierre précieuse, renfermée dans la petite bourse de cuir que vous avez trouvée dans votre boutique. C’est moi qui ai donné l’ordre au capitaine de me rapporter cette pierre précieuse, et de vous amener avec lui. Ce capitaine, épris du peu d’attraits que le ciel m’a donné en partage, voulait m’épouser ; mais je lui déclarai que jamais je ne le rendrais maître de ma personne, à moins qu’il ne m’apportât la pierre, et ne m’amenât celui qui en étoit le possesseur. Je lui donnai cent bourses pour la racheter, et le fis partir, déguisé en négociant. Quand le roi mon père, après la mort de vos quarante compatriotes, voulut vous faire trancher la tête, c’est encore moi qui envoyai cette vieille religieuse pour vous sauver la vie. »
« Ah, Madame, s’écria Alaeddin, combien ne vous dois-je pas ! lie don de votre main mettra le comble à tous vos bienfaits. »
Après que la princesse eut renouvelé entre les mains d’Alaeddin sa profession de foi et d’attachement à la religion de Mahomet, il la pria de lui faire connaître les vertus de la pierre précieuse qu’elle possédait, et de quelle manière elle était d’abord parvenue entre ses mains ?
« Seigneur, répondit la princesse, cette pierre est un véritable trésor. Elle est douée de cinq propriétés que je vous ferai connaître, et qui nous serviront en temps et lieu. La mère du roi mon père, instruite dans tous les secrets de l’art magique, sachant déchiffrer parfaitement les talismans les plus compliqués, et pouvant pénétrer à son gré dans les trésors de tous les rois de la terre, la trouva un jour par hasard dans un trésor où elle était conservée avec le plus grand soin. Quand je fus devenue grande, et que j’eus atteint ma quatorzième année, on me fit étudier l’Évangile ; mais ayant lu le nom de Mahomet (que Dieu répande sur lui ses grâces et ses bénédictions ! ) dans les livres sacrés du Pentateuque, des Évangiles, des Pseaumes et du coran, je crus en lui ; je devins Musukmane, et je fus intimement convaincue qu’on ne pouvait adorer, d’une manière convenable, le Dieu très-haut, que dans la religion Musulmane, qui est la seule véritable religion. Ma grand’mère étant tombée malade, me donna cette pierre précieuse, et m’en découvrit les cinq vertus. La maladie de ma grand’mère ayant augmenté, mon père vint la voir comme elle était sur le point d’expirer, et la supplia de lui découvrir, par la puissance de son art, quels étaient les événements qui devaient lui arriver, et de quelle manière surtout il terminerait sa carrière ? »
« Mon fils, lui dit-elle, il vaudrait mieux pour vous ignorer l’avenir que de chercher à le pénétrer ; mais puisque vous me forcez, par vos prières, à vous dire la vérité, sachez que vous devez périr de la main d’un étranger qui viendra d’Alexandrie. »
« Mon père jura dès-lors de faire mourir tous les habitants d’Alexandrie qui tomberaient au pouvoir de ses sujets. Il fit venir le capitaine qui vous a conduit ici, lui ordonna d’attaquer tous les vaisseaux Musulmans qu’il rencontrerait, de s’en emparer, et de mettre à mort tous les prisonniers qu’il reconnaîtrait pour être d’Alexandrie. Le barbare capitaine ne se conforma que trop bien à cet ordre sanguinaire ; car il il déjà fait périr autant de Musulmans qu’il a de cheveux à la tête. Après la mort de ma grand’mère, je voulus connaître quel était celui que le ciel me destinait pour époux ; et par les secrets de mon art, je reconnus que ce devait être le seigneur Alaeddin Abouschamat, le confident et l’ami du calife Haroun Alrashid. Les temps sont accomplis, Seigneur, et je m’estime heureuse de toucher au moment qui doit combler tous mes vœux. »
Alaeddin, surpris et touché de ce discours, fit éclater sa joie de devenir l’époux d’une princesse qui lui avait rendu de si grands services, et que le ciel avait comblée de tant de faveurs ; mais en même temps il lui témoigna de nouveau le vif desir qu’il avait de retourner à Bagdad. La princesse lui dit qu’elle allait tout préparer pour leur départ, et le pria de la suivre. Elle le conduisit au palais par des chemins qu’elle seule connaissait, l’enferma dans un des cabinets de son appartement, et se rendit chez son père.
Ce prince était alors à table. Il montra beaucoup de joie de voir sa faille, et l’invita à rester auprès de lui pour lui tenir compagnie. Husn Merim y ayant consenti, le roi fit retirer tout le monde, et s’enferma seul avec elle. La princesse, profitant de la circonstance et de la bonne humeur où elle le voyoit, lui versa si souvent à boire qu’elle parvint à l’enivrer. Lorsqu’elle le vit au point où elle le souhaitait, elle lui présenta un verre de liqueur, dans lequel elle avait jeté une certaine dose d’une poudre assoupissante. Le prince ne l’eut pas plutôt vuidé, qu’il tomba à la renverse, privé de sentiment.
La princesse courut aussitôt à son appartement, fit sortir Alaeddin du cabinet où elle l’avait caché, et lui raconta ce qu’elle venait de faire. Alaeddin se fit aussitôt conduire à l’appartement du prince, lui lia fortement les pieds et les mains, et lui fit respirer une poudre propre à dissiper l’effet de celle qu’il avait avalée.
En reprenant ses esprits, le roi fut très-étonné de se trouver garrotté, et de voir un étranger qu’il ne reconnaissait pas. Alaeddin, prenant aussitôt la parole, lui reprocha sa cruauté envers les Musulmans, et lui dit que le seul moyen d’expier tant de crimes, était d’embrasser l’Islamisme. Le roi rejeta cette proposition avec horreur, et s’emporta en blasphèmes contre Mahomet. Alaeddin ne pouvant alors contenir son indignation, tira son poignard, lui en perça le cœur, et l’étendit mort à ses pieds.
Alaeddin écrivit ensuite un billet, dans lequel il exposait brièvement les événements qui venaient d’avoir lieu, et la manière merveilleuse dont Dieu avait puni la barbarie du roi. Il déposa ce billet sur le front du cadavre, et retourna joindre la princesse.
Husn Merim s’était emparée, pendant ce temps-là, des objets les plus précieux, et ne songeoit plus qu’à s’éloigner. Elle prit la pierre précieuse qu’elle gardois soigneusement, et ayant fait remarquer à Alaeddin un sofa gravé sur une des facettes, elle frotta un peu cette facette ; aussitôt un sofa parut devant eux. Elle s’y assit la première, fit asseoir à ses côtés Alaeddin et Zobéïde, et prononça ces paroles : PAR LA VERTU DES CARACTERES MAGIQUES TRACES SUR CETTE PIERRE, JE SOUHAITE QUE CE SOFA S’ELEVE DANS LES AIRS. Sur-le-champ le sofa s’éleva dans les airs, et les porta rapidement au-dessus d’une vallée profonde. La princesse ayant tourné vers la terre la face de la pierre où le sofa était gravé, et les quatre autres vers le ciel, ils descendirent aussitôt avec rapidité dans la vallée. La princesse alors frotta la face qui représentait une tente ; et ils virent se dresser devant eux, une tente superbe sous laquelle ils se mirent à couvert.
Comme la vallée où ils se trouvaient n’était qu’un désert affreux, où il n’y avait pas une seule goutte d’eau, la princesse tourna quatre faces de la pierre vers le ciel, et mit au-dessous celle qui représentait un fleuve, en souhaitant de le voir paraître. Ils aperçurent aussitôt une vaste étendue d’eau dont les vagues s’entre-heurtaient, et venaient se briser à leurs pieds. Après s’être lavés et purifiés dans cette eau merveilleuse, ils firent leur prière, et se désaltérèrent. Ensuite la princesse frotta la face où était représentée une table toute servie, et souhaita de la voir paraître. Aussitôt une table, chargée des mets les plus délicats, et les plus recherchés, se trouva dressée devant eux ; ils s’en approchèrent, et se mirent à manger et à boire, en s’entretenant du bonheur qu’ils alloient bientôt goûter.
Cependant le fils du roi étant entré le lendemain dans l’appartement de son père, recula d’abord d’horreur en le trouvant baigné dans son sang. S’étant ensuite approché, et ayant aperçu le petit billet qu’Alaeddin avoit écrit, il le ramassa, et le lut. Rempli d’étonnement et d’indignation, il courut aussitôt chez sa sœur ; mais ne l’ayant pas trouvée, il se rendit précipitamment à l’église pour questionner la vieille religieuse. Ayant appris qu’elle n’avait pas vu la princesse ni Alaeddin depuis la veille, il rassembla un grand nombre de soldats, leur raconta ce qui venait de se passer, et leur commanda de monter à cheval sur-le-champ pour poursuivre les fugitifs. S’étant mis à leur tête, ils firent tant de diligence, qu’ils arrivèrent en peu de temps à la vallée, et aperçurent de loin la tente sous laquelle la princesse, Alaeddin et Zobéïde se reposaient.
Husn Merim ayant en ce moment levé les yeux, aperçut un nuage épais de poussière, et reconnut bientôt son frère, à la tête d’une troupe de soldats qui criaient : « Arrêtez, perfides, vous ne pouvez maintenant nous échapper ! » Elle se tourna vers Alaeddin, et lui demanda s’il était en état de tenir tête à tous ces gens-là ?
« Hélas, Madame, répondit Alaeddin, je n’ai jamais combattu de ma vie ; et quand je serais le plus vaillant des hommes, il me serait impossible de résister à tant de monde ! »
La princesse ayant frotté un côté de la pierre précieuse qui représentait un cheval et un cavalier, on vit aussitôt sortir du sein de la terre un cavalier tout armé, qui chargea avec tant de furie le prince et ses soldats, qu’il les dispersa, et le mit en fuite en un clin d’œil.
Lorsque le repas fur terminé, la princesse demanda à Alaeddin où il voulait se rendre ? Alaeddin lui ayant répondu que son intention était de se rendre d’abord à Alexandrie, ils se replacèrent sur le sofa, qui les transporta en un instant dans une caverne aux environs de cette ville, où ils s’arrêtèrent. Alaeddin alla chercher de grands voiles pour les dames. Il les fit ensuite entrer dans la ville, et les conduisit à sa boutique, où ils trouvèrent Ahmed Aldanaf.
Ahmed fut charmé de revoir Alaeddin. Il lui raconta, dans le plus grand détail, tous les événements qui s’étaient passés depuis qu’il avait été obligé de s’éloigner de Bagdad, et lui fit part des dispositions du calife à son égard, et du désir que son fils Aslan avoit de le voir.
Alaeddin, de son côté, surprit beaucoup Ahmed Aldanaf par le récit de ses aventures. S’étant défait le lendemain de sa boutique, il ne songea plus qu’à continuer son voyage. Quoiqu’il eût le plus grand désir d’embrasser son fils, et de se rendre aux instances du calife, qui le pressait de revenir à la cour, il résolut néanmoins d’aller auparavant au Caire pour voir son père et sa mère. Ils se placèrent en conséquence tous ensemble sur le sofa, qui les déposai en un clin d’œil dans une rue du Caire assez étroite.
Alaeddin ayant frappé à la porte de la maison où il avait passé son enfance, entendit avec un plaisir inexprimable la voix de sa mère, qui demanda, sans ouvrir : « Qui est là ? Que veut-on à d’infortunés parents qui ont perdu ce qu’ils avoient de plus cher au monde ? » « C’est votre fils Alaeddin, lui cria-t-il. » « Alaeddin, dit-elle avec un soupir, est mort il y a longtemps ! » « Ma mère, dit-il en élevant la voix, de grâce, ouvrez-moi, je suis votre fils Alaeddin. »
À ces mots, qui pénétrèrent son âme de la joie la plus vive, la pauvre mère ouvrit la porte avec précipitation. Son fils se jeta dans ses bras, et ne s’en arracha que pour tomber dans ceux de son père. Quand les premiers transports de la joie et de la tendresse se furent calmés, Alaeddin présenta à ses parents ses deux épouses, et son ami Ahmed Aldanaf.
Au bout de trois jours, Alaeddin témoigna à ses parents le désir qu’il avait de se rendre avec eux à Bagdad. Ils voulurent d’abord l’engager à rester au Caire ; mais Alaeddin leur ayant représenté qu’il était oublié de retourner à la cour, ils consentirent à le suivre. Alaeddin fit donc tout préparer pour leur départ, et en peu de jours il se rendit à Bagadad avec son père et sa mère, ses deux femmes et Ahmed Aldanaf.
Haroun Alraschid ayant été informé de l’arrivée d’Alaeddin, alla au-devant de lui, accompagné d’Aslan, et des principaux seigneurs de sa cour, et le reçut à bras ouverts. Ayant ensuite fait venir Ahmed Comacom chargé de fers, il dit à Alaeddin : « Je n’ai laissé vivre jusqu’à présent ce scélérat, qu’afin que vous puissiez le punir vous-même. » Enflammé de colère à la vue d’un homme qui avait causé tous ses malheurs, Alaeddin tira son cimeterre, et lui fit voler la tête de dessus les épaules.
Le calife voulut ensuite entendre de la bouche d’Alaeddin le récit des aventures qui lui étaient arrivées depuis le fatal événement qui les avait séparés. Alaeddin s’empressa de le satisfaire. Lorsqu’il eut achevé, le calife le félicita de ce qu’il allait devenir l’époux de la princesse Husn Merim, et voulut que le contrat de mariage fût dressé en sa présence. Il y eut à cette occasion des fêtes et des réjouissances qui durèrent pendant sept jours. Alaeddin fut de nouveau comblé d’honneurs, et son fils devint chef du conseil suprême des Soixante.
Les malheurs que le favori venait d’éprouver, augmentèrent l’attachement que son maitre avait pour lui. Il lui témoignoit une confiance sans bornes, que rien ne put par la suite altérer.
Alaeddin, heureux à la cour par la faveur constante du calife, ne le fut pas moins dans tout ce qui l’entourait. Jasmin, dont l’amour s’était montré si fidèle, Zobéïde et Husn Merim, vécurent toutes les trois dans la meilleure intelligence, et lui furent toutes également chères.

Scheherazade, en racontant l’histoire d’Alaeddin Aboulschamat, s’étoit aperçue que le sultan des Indes avait écouté fort attentivement ce qui concernait la princesse Husn Merim, le talisman qu’elle possédait, et ses vertus extraordinaires : elle pensa qu’il n’écouterait pas avec moins de plaisir les aventures merveilleuses d’Abou Mohammed Alkeslan, et s’empressa de les lui annoncer. Le sultan consentit volontiers à entendre le lendemain ce récit.

Le conte suivant : Histoire d’Abou Mohammed Alkeslan