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Histoire d’Alaeddin

Comme ils parcouraient les rues de cette ville, ils entendirent un crieur qui mettait à l’enchère une petite boutique attenant à un magasin qui donnait sur la rue. L’enchère était en ce moment à neuf cent cinquante drachmes. Alaeddin en ayant offert miille, le marché fut bientôt conclu ; car cette boutique appartenait au trésor public.
Aîaeddin ayant reçu les clefs de la boutique, l’ouvrit sur-le-champ ; et il fut très-satisfait de la voir toute meublée. Il trouva dans le magasin toutes sortes d’armures, des boucliers, des sabres, des épées, des mâtures, des voiles, des ballots de toile de chanvre, des ancres, des cordages, des valises, des sacs pleins de coquillages et de pierreries servant à orner les harnois, des étriers, des masses d’armes, des couteaux, des ciseaux, et autres choses de cette espèce ; car le maître de la boutique, qui venait de mourir, faisait le métier de brocanteur.
Alaeddin ayant pris possession de cette boutique et du magasin, Ahmed Aldanaf lui conseilla de s’occuper du commerce, et de se résigner à la volonté de Dieu. Ayant passé trois jours avec Alaeddin, il prit congé de lui le quatrième jour pour retourner à Bagdad, et lui recommanda de rester dans cette boutique jusqu’à ce qu’il vînt le retrouver, et lui rapporter des nouvelles du calife, avec un sauf-conduit de la part de ce prince. Il lui promit en même temps de s’occuper jour et nuit à découvrir celui qui lui avait joué un tour aussi perfide ; et lui ayant dit un dernier adieu, il s’embarqua pour l’Aïasse, où il arriva en peu de temps, poussé par un vent favorable.
Ahmed Aldanaf ayant ensuite repris sa mule, se rendit en diligence à Bagdad, et rejoignit Hassan Schouman et sa compagnie des gardes. Comme il était souvent obligé de parcourir les provinces les plus éloignées de l’empire, le calife n’avait pas été étonné de son absence. Il reprit son service ordinaire, et s’occupa, sans relâche, des recherches qui pouvaient lui faire découvrir l’auteur du vol fait au calife, et le mettre en état de prouver l’innocence de son cher Alaeddin. Mais revenons un moment au calife.
Ce prince se trouvant seul avec Giafar, le jour où Alaeddin devoir être exécuté, dit à ce ministre : « Que dis-tu, visir, de l’action d’Alaeddin ? Est-il possible de concevoir tant de bassesse et de perfidie ? »
« Sire, répondit Giafar, vous l’avez puni comme il le méritait, et votre Majesté ne doit plus s’occuper de ce malheureux. » « N’importe, dit le calife, j’aurais envie de le voir attaché au gibet. »
Le calife se rendit donc avec son visir à la place publique. Ayant levé les yeux sur celui qu’on venait d’exécuter, il crut s’apercevoir que ce n’était pas Alaeddin. « Visir, s’écria-t-il, qu’est-ce que cela veut dire : ce n’est certainement pas là Alaeddin ? » « Pourquoi donc, Sire, demanda Giafar ? »
« Alaeddin étoit petit, reprit le calife, et celui que je vois est fort grand. » « Sire, répondit Giafar, le corps de ceux qu’on pend s’allonge toujours un peu. »
« Mais, poursuivit le calife, Alaeddin avoit la peau fort blanche, et le visage de cet homme est tout noir ? » « Souverain Commandeur des croyants, repartit Giafar, vous n’ignorez pas que la mort défigure les hommes, et donne aux cadavres une teinte livide et noirâtre. »
Malgré tous les raisonnements de son visir, le calife voulut qu’on détachât le corps du gibet : on le visita, et on trouva écrit sur sa poitrine le nom des deux Scheikhs [11].
« Eh bien, visir, dit le calife, persistes-tu encore dans ton sentiment ? Tu sais qu’Alacddin était Sunnite, et ce malheureux, tu le vois, était sectateur d’Aly. »
« Dieu seul, s’écria le visir, connaît ce qui est caché, et je vois effectivement qu’il est bien difficile de décider si ce cadavre est celui d’Alaeddin, ou de quelqu’autre. »
Le calife ayant ordonné de rendre les derniers devoirs au corps, rentra dans son palais ; et le soin des affaires de l’empire effaça bientôt de son esprit le souvenir d’Alaeddin. Voyons donc ce qui se passait dans la maison du wali.
Habdalum Bezaza ne profita pas du crime qui l’avait rendu possesseur de l’esclave d’Alaeddin. L’amour et le désespoir de voir sa passion si peu payée de retour, le firent descendre en peu de temps au tombeau.
L’infortunée Jasmin, ayant atteint le terme de sa grossesse, accoucha d’un enfant beau comme le jour. Ses compagnes lui ayant demandé quel nom elle voulait lui donner ? « Hélas, répondit-elle, si son père vivoit, il le nommerait lui-même ; mais puisqu’il n’est plus, je veux que ce cher enfant s’appelle Aslan ! »
Jasmin allaita elle-même le petit Aslan, et ne le sevra qu’au bout de deux ans et demi, lorsqu’il se traînait déjà de tous côtés sur ses petites mains, et commencait même à marcher tout seul.
Un jour que Jasmin était occupée, comme à son ordinaire, au service de la cuisine, le petit Aslan, qui grimpait déjà partout, ayant aperçu l’escalier qui conduisait au salon, se mit à monter les degrés du mieux qu’il put, et vint, en sautant, près de l’endroit où l’émir Khaled était assis.
Le wali, surpris de la beauté de cet enfant, et charmé de sa gentillesse, le prit entre ses bras, et le fit asseoir sur ses genoux. En considérant attentivement ses traits, il fut étonné de sa ressemblance avec Alaeddin Aboulschamat.
Jasmin, inquiète de ne pas voir son fils autour d’elle, le chercha d’abord dans la cuisine et dans les cours ; mais ne le trouvant nulle part, elle s’avisa de monter au salon, et fut extrêmement surprise, en entrant, de voir l’émir Khaled qui le tenait sur ses genoux, et s’amusoit à jouer avec lui. L’enfant, en apercevant sa mère, voulut aller se jeter à son cou ; mais le wali le retint entre ses bras, et demanda à Jasmin à qui il appartenoit ?
« C’est mon fils, Seigneur, répondit Jasmin en tremblant. » « Quel est donc son père, reprit vivement le wali ? » « C’est l’infortuné Alaeddin Aboulschamat, répondit Jasmin. Maintenant cet enfant n’a plus d’autre père, ni d’autre protecteur que vous. »
« Quoi, dit le wali, je m’intéresserais au fils d’un traître ! » « Ah, Seigneur, s’écria Jasmin, connaissez mieux mon maître et mon époux ! Alaeddin ne fut point un traître. C’était un des plus fidèles et des plus zélés serviteurs du calife, et jamais il n’eut la pensée de trahir la confiance de son maître. »
Le wali, touché du sort de cet enfant, et sentant augmenter l’amour qu’il avait d’abord conçu pour lui, dit à sa mère : « Quand votre fils sera plus grand, et qu’il vous demandera qui est son père, dites-lui que c’est l’émir Khaled, wali de Bagdad. »
Jasmin, charmée de ce qu’elle venoit d’entendre, éleva son fils avec le plus grand soin. Dès qu’il eut atteint l’âge de sept ans, le wali le fit circoncire, et lui donna les maîtres les plus habiles, qui s’appliquèrent à l’envi à développer son intelligence, et à l’instruire d’une manière convenable au fils d’un des premiers émirs de la cour du calife. Le wali se réserva le soin de lui apprendre lui-même à monter à cheval et à faire des armes ; et toutes les fois qu’il faisait faire des évolutions à ses soldats, il l’emmenait avec lui, et le formait ainsi à tous les exercices militaires.
À l’âge de dix-huit ans, le jeune Aslan était un cavalier parfait. Les principaux seigneurs de la cour le regardant comme le fils de l’émir Khaled, et charmés de son air noble et distingué, lui faisaient l’accueil le plus flatteur. Ahmed Comacom ne fut pas des derniers à lui faire sa cour ; il sut même tellement s’insinuer dans ses bonnes grâces, qu’ils devinrent bientôt inséparables.
Un jour qu’ils étaient tous deux à la taverne, Ahmed Comacom tira de son sein le flambeau d’or, enrichi de pierreries, que le calife avait tant regretté : il le plaça devant lui, mit dessus son verre, et s’amusa à considérer, à travers la liqueur, l’éclat de l’or et des diamants. Il répéta plusieurs fois cet amusement, but ainsi plusieurs coups, et s’enivra.
Aslan, charmé lui-même à la vue d’un bijou si précieux, pria Comacom de lui en faire présent. « Cela m’est impossible, lui dit Comacom. »
« Impossible ! Pourquoi donc cela, demanda Aslan avec curiosité ? » « Je ne peux pas vous le donner, répondit Ahmed ; car il a été déjà cause de la mort d’un homme. » « De quel homme, reprit Aslan étonné ? » « D’un étranger qui étoit venu dans ce pays, et que le calife avoit élevé au rang de chef du conseil suprême des Soixante. Il se nommoit Alaeddin Aboulschamat. » « Mais comment ce flambeau a-t-il été cause de la mort de cet homme ? »
« Vous aviez un frère, dit Ahmed Comacom, en baissant la voix, appelé Habdalum Bezaza. Quand il fut en âge de se marier, votre père, l’émir Khaled, voulut lui acheter une esclave… » Là-dessus, Ahmed Comacom se mit à raconter à Aslan ce qui s’étoit passé au sujet de l’esclave Jasmin, la funeste passion d’Habdalum Bezaza, le vol fait au calife, le dépôt des effets volés dans la maison d’Alaeddin, et le supplice de celui-ci.
Aslan, surpris au dernier point de ce qu’il venait d’entendre, et commençant à soupçonner la vérité, dit en lui-même : « Cette esclave Jasmin est celle-là même qui m’a donné le jour, et mon père ne peut être autre que le malheureux Alaeddin Aboulschamat. » Rempli de cette idée, il se leve avec indignation, et quitte brusquement Ahmed Comacom.
Comme il s’en retournoit chez lui précipitamment, il rencontra le capitaine Ahmed Aldanaf. Frappé du port et de l’air de ce jeune homme, Ahmed s’arrêta, et dit tout haut : « Mon Dieu, comme il lui ressemble ! » « De qui parlez-vous donc, Seigneur, demanda Hassan Schouman qui l’accompagnait ? Qui peut vous causer une pareille surprise ? » « C’est ce jeune homme, répondit Ahmed : il est impossible de ressembler davantage à Alaeddin Aboulschamat. »
Ahmed Aldanaf s’étant approché d’Aslan, le pria de vouloir bien lui dire le nom de son père. « Mon père, répondit Aslan, est l’émir Khaled, wali de Bagdad.
« Et votre mère, reprit Ahmed Aldanaf avec intérêt, voudriez-vous bien me dire aussi son nom ? » « Ma mère, répondit Aslan est une des esclaves du wali, appelée Jasmin. » « Ô ciel, s’écria Ahmed, Jasmin est votre mère ! Apprenez, puisqu’il est ainsi, que votre père est certainement Alaeddin Aboulschamat. Au reste, allez trouver votre mère, et interrogez-la : elle vous apprendra bien des choses qu’il est nécessaire que vous sachiez. »

Notes

[11Hassan et Hossaïn, les deux fils aînés d’Ali.

Le conte suivant : Histoire d’Abou Mohammed Alkeslan