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Le conte précédent : Histoire de Naama et de Naam


Histoire d’Alaeddin

En voyant passer leur syndic, suivi d’un beau jeune homme qu’ils ne connaissoient pas, les marchands se mirent à jaser sur son compte, et à concevoir la plus mauvaise opinion de ses mœurs. « Notre syndic, disaient-ils, n’a-t-il pas de honte de se conduire ainsi à son âge ? » Le naquib, ou chef des marchands, qui jouissait d’une grande considération parmi eux, leur dit aussitôt : « Nous ne devons pas souffrir qu’un homme qui s’affiche ainsi publiquement soit désormais notre syndic. »
Les marchands avoient alors coutume de se réunir tous les matins dans le marché, où leur naquib leur lisait le premier chapitre de l’Alcoran, et de se rendre au magasin de leur syndic, auquel ils souhaitaient le bonjour après lui avoir fait une seconde lecture de ce même chapitre. Ils se séparaient ensuite, et chacun retournait à ses affaires.
Schemseddin étant entré dans son magasin, et ne voyant point venir les marchands comme à leur ordinaire, appela le naquib, et lui en demanda la raison. « Tous les marchands, lui répondit le naquib, sont décidés à vous déposer de votre charge de syndic ; et c’est pour cela qu’ils ne viennent pas vous lire le chapitre d’usage. « « Quelle raison, reprit vivement Schemseddin, peut les porter à me faire cet affront ? »
« Ce jeune homme qui vous accompagne, répondit le naquib, a blessé leurs regards. Vous êtes déjà sur l’âge, et vous occupez le premier rang parmi les marchands. Ce jeune homme n’est point un esclave, et n’appartient point à votre femme ; vous avez tort de lui marquer publiquement tant d’affection. »
« Que dis-tu, malheureux, s’écria Schemseddin, tu oses ainsi parler de mon fils ! » « Mais, dit le naquib, jamais nous ne vous avons connu d’enfant. »
« C’est, reprit Schemseddin, parce que je redoutois pour lui les regards funestes des envieux, et que je l’ai fait élever dans un souterrain. Mon intention n’étoit point de l’en faire sortir avant que sa barbe ne fût entièrement poussée ; mais sa mère n’a pas voulu l’y retenir davantage ; et hier elle m’a pressé de lui lever une boutique et de lui apprendre le commerce. »
Le naquib ayant entendu ces paroles, s’empressa de réunir les marchands, et de venir avec eux devant le syndic pour lui lire le chapitre d’usage. Ils le félicitèrent tous sur ce qu’ils venaient d’apprendre au sujet de ce jeune homme, et firent des vœux pour la prospérité du père et du fils. Un d’entr’eux s’adressant à Schemseddin, lui dit que les pauvres, à la naissance d’un garçon ou d’une fille, avoient coutume d’inviter, en signe de réjouissance, leurs parents et leurs amis à venir manger la bouillie avec eux. Schemseddin comprit ce que voulait dire le marchand, et répondit que son intention était aussi de les réunir tous dans un de ses jardins.
Il fit en conséquence meubler, le lendemain matin, une salle basse et un appartement au premier dans son jardin, où il fit porter tout ce qui était nécessaire pour un grand festin. Il ordonna de dresser deux tables, l’une dans la salle basse, et l’autre dans l’appartement du premier ; et ayant pris sa ceinture, et ordonné à son fils de prendre aussi la sienne, il lui dit : « À mesure que les vieillards entreront, je les recevrai, et je les ferai placer à la table qui est au premier : pour vous, mon fils, ayez soin de recevoir les jeunes gens à mesure qu’ils se présenteront ; faites-les placer à la table qui est dans la salle basse. »
« Pourquoi donc, mon père, dit Alaeddin, avez-vous fait préparer deux tables, l’une pour les pères, et l’autre pour les enfants ? » « C’est que les jeunes gens, répondit Schemseddin, seront plus libres étant seuls, et que les hommes seront bien aises de se trouver tous ensemble. » Alaeddin, satisfait de cette réponse, s’empressa d’exécuter les ordres de son père, et de faire les honneurs de la salle des jeunes gens.
Le repas fut servi avec magnificence et profusion, et les convives s’y amusèrent infiniment. Après qu’on eut pris le sorbet et brûlé des parfums, les vieillards se mirent à converser sur divers sujets d’histoire et de littérature.
Pendant la conversation, un marchand, nommé Mahmoud Albalkhy, dévot à l’extérieur, mais impie et libertin au fond de l’âme, descendit dans la salle où étaient les jeunes gens. Il y vit Alaeddin, fut frappé de sa bonne mine, et conçut pour lui une passion honteuse. Il fit en même temps réflexion qu’il ne pourrait faire connaissance avec ce jeune homme tant qu’il serait chez son père, et résolut de lui inspirer le dessein de voyager, se promettant bien de suivre ses pas, et de chercher l’occasion de se lier avec lui.
Alaeddin avant été obligé de sortir pour quelques instants, Mahmoud Albalkhy profita de cette occasion, s’adressa aux jeunes gens, et leur dit que s’ils pouvaient déterminer Alaeddin à voyager avec lui, il ferait présent à chacun d’eux d’un habillement magnifique. Les jeunes gens ayant accepté sa proposition, il les quitta, et fut rejoindre sa compagnie.
Alaeddin étant rentré, tous les jeunes gens allèrent à sa rencontre ; et l’ayant fait asseoir au milieu d’eux, ils se mirent à parler de commerce. Un d’entr’eux adressant la parole à celui qui était assis à côté de lui, lui demanda comment il s’était procuré les fonds dont il était actuellement possesseur ?
« Lorsque j’eus atteint l’âge de puberté, répondit le jeune homme à qui cette question était adressée, je pressai mon père de m’acheter des marchandises ; mais comme il ne pouvait rien m’avancer, il me dit de m’adresser à un négociant de ses amis, de lui emprunter mille pièces d’or, de les convertir en marchandises, et de m’appliquer à acquérir toutes les connoissances qui peuvent faire réussir dans le négoce. Je suivis son conseil : je m’adressai à un marchand qui me prêta mille pièces d’or, avec lesquelles j’achetai des étoffes, et je partis pour la Syrie. J’y vendis mes marchandises avec assez de bonheur ; car je gagnai deux cents pour cent. Voyant mon capital doublé, je pris des marchandises de Syrie que je fus vendre à Halep, où je fis encore de bonnes affaires. J’ai continué mon commerce jusqu’à ce jour, et je suis parvenu, à force de soins, à me faire un capital de dix mille pièces d’or. »
Chacun des jeunes gens raconta une histoire à peu près pareille, jusqu’à ce qu’enfin le tour d’Alaeddin arrivât.
« Vous connaissez tous, leur dit-il, mon histoire. Elle n’est pas longue. Je ne suis sorti que de cette semaine du souterrain où j’ai été élevé, et je n’ai fait qu’aller et venir du magasin à la maison, et de la maison au magasin. »
« Vous devez, lui dit un des jeunes gens, avoir bien envie de voyager ? »
« Qu’ai-je besoin de voyager, reprit Alaeddin ? Ne puis-je pas rester tranquille chez moi sans me donner tant de peine ? »
Les jeunes gens se mirent à rire de sa réponse, et le taxèrent entr’eux, mais assez haut pour qu’il pût l’entendre, de couardise et de timidité. Il ressemble, disait l’un au poisson qui meurt hors de l’eau : il ne pourrait vivre s’il quittait la maison paternelle. Il ne sait pas, disait un autre, que ce sont les voyages qui forment les hommes, qu’on ne s’instruit qu’en voyageant, et qu’un marchand qui n’a pas parcouru les pays les plus éloignés ne peut pas savoir le commerce, ni jouir dans son état d’aucune considération.
Ces railleries piquèrent si vivement Alaeddin, qu’il sortit sur-le-champ, les larmes aux yeux, monta sur sa mule, et rentra chez lui le cœur serré. Sa mère l’aperçut, et voyant qu’il avait l’air chagrin, lui demanda ce qui lui était arrivé ?
Alaeddin rendit compte à sa mère de la conversation qu’il venait d’avoir avec les jeunes marchands, des railleries qu’ils s’étaient permises sur son compte, et lui témoigna qu’il voulait absolument voyager. Sa mère tâcha d’abord de le détourner de ce dessein ; mais voyant qu’elle ne pouvait réussir, elle lui demanda où il avait dessein d’aller ? « Je veux, répondit Alaeddin, me rendre à Bagdad, où, selon ce que je viens d’entendre, l’on pourrait facilement doubler son capital. »
Quoique sensiblement affligée de se séparer d’un fils qu’elle aimoit tendrement, la mère d’Alaeddin lui promit de parler à son père, et de l’engager à lui donner une pacotille proportionnée à sa fortune. Alaeddin, déjà impatient de partir, conjura sa mère de lui donner elle-même des objets dont elle pouvait disposer, et de les faire emballer sur-le-champ. Elle y consentit, fit venir des esclaves, et les envoya chercher des emballeurs qui firent dix ballots des étoffes qu’elle leur donna.
Cependant Schemseddin étant entré dans la salle basse, et ne voyant pas son fils, demanda aux jeune gens ce qu’il était devenu ; ayant appris qu’il les avait quittés brusquement, et était monté sur sa mule pour retourner au logis, il fit seller sur-le-champ sa monture, et courut après lui. Ayant aperçu en entrant les dix ballots, il demanda à sa femme à qui ils appartenaient ? Celle-ci lui raconta ce qui était arrivé à son fils avec les jeunes marchands, et le dessein où il était de voyager.
Schemseddin se tournant alors vers son fils, lui représenta les fatigues et les dangers des voyages, et lui dit que les sages conseillaient de ne pas même s’éloigner de chez soi à la distance d’un mille. Le jeune homme persista dans sa résolution, et alla jusqu’à dire, que si on ne voulait pas le laisser partir, il se ferait derviche, et irait demander l’aumône de contrée en contrée.
« Je ne m’opposerai pas davantage, mon fils, à votre désir, reprit Schemseddin ; je suis bien éloigné d’être pauvre, et de ne pouvoir vous fournir les moyens de voyager de la manière la plus agréable et la plus avantageuse. Je possède au contraire des richesses considérables. » Schemseddin conduisit son fils dans tous ses magasins, où il lui montra des étoffes précieuses et des marchandises propres à chaque pays. Elles étaient renfermées dans quarante ballots, sur chacun desquels était une étiquette, qui marquait que le prix de chaque ballot était de mille pièces d’or.
« Prends, mon fils, lui dit-il, ces quarantes ballots, et les dix que ta mère t’a fait, et pars sous la sauvegarde et la protection de Dieu. Cependant je ne puis te dissimuler mes craintes. En allant à Bagdad, tu seras obligé de passer par la forêt du Lion, et de descendre dans la vallée de Benou Kelab. Ces endroits sont très-dangereux : on n’entend parler que des assassinats qu’y commettent tous les jours les Arabes Bédouins qui infestent toutes les routes. »
Alaeddin ne répondit autre chose, sinon qu’il s’en remettait à la volonté de Dieu par rapport à ce qui pourrait lui arriver. Son père le voyant absolument déterminé, l’emmena avec lui au marché où l’on vend les bêtes de somme.
Ils y rencontrèrent un akam, ou entrepreneur pour le transport des bagages, nommé Kemaleddin, qui n’eut pas plutôt aperçu Schemseddin, qu’il descendit de dessus sa mule, et vint le saluer. « Seigneur, lui dit-il, il y a longtemps que vous n’êtes venu nous voir, et que vous ne m’avez procuré l’occasion de vous offrir mes services. » « Chaque chose a son temps, répondit Schemseddin : celui des voyages est passé pour moi ; mais mon fils, que vous voyez, a l’intention de voyager, et je serais bien aise que vous voulussiez l’accompagner, et lui servir de père. »
L’akam ayant consenti volontiers à cette proposition, Schemseddin lui remit cent pièces d’or pour les distribuer à ses esclaves. Il acheta ensuite soixante mules, et fit l’emplette d’un cierge pour le déposer sur le tombeau du bienheureux Abdalcader Algilani [2]. Il recommanda à son fils d’obéir exactement à l’akam, et de le regarder désormais comme son père. Étant rentré chez lui, suivi de ses esclaves et des mules qu’il avait achetées, il fit préparer un grand festin, et voulut que cette soirée-là se passât dans la joie. Le lendemain matin il fit présent à son fils de dix mille pièces d’or, et lui dit de s’en servir dans le cas où, en arrivant à Bagdad, il ne trouveroit pas l’occasion de vendre ses marchandises d’une manière avantageuse. Quand les mules furent chargées, Alaeddin dit adieu à ses parents, et sortit du Caire avec l’akam.
Mahmoud Albalkhy, qui épiait tout ce qui se passait, avait aussi disposé de son côté tout ce qui était nécessaire pour voyager ; et le jour même du départ d’Alaeddin, il avait fait partir ses bagages, et dresser ses tentes hors des murs de la ville. Schemseddin, qui ne se doutait pas de ses desseins perfides, lui avait fait présent d’une bourse de mille pièces d’or, dès qu’il avait appris qu’il se disposait à aller à Bagdad, et lui avait recommandé son fils d’une manière particulière.
Alaeddin et Mahmoud se rencontrèrent à quelque distance du Caire. Mahmoud avait fait dire adroitement au cuisinier d’Alaeddin de ne rien apporter pour son maître. Il profita de la circonstance pour offrir au jeune homme, et à ceux qui l’accompagnaient, les rafraîchissements qu’il avait lui-même fait apporter en abondance.
La petite caravane s’étant mise en marche, traversa heureusement le désert, et déjà s’approchait de Damas. Mahmoud, outre la maison qu’il avait au Caire, en avait une à Damas, une troisième à Halep, et une quatrième à Bagdad.
Comme la caravane étoit campée sous les murs de Damas, Mahmoud envoya un de ses esclaves à Alaeddin, pour l’inviter à venir manger chez lui. L’esclave trouva le jeune homme assis dans sa tente, et occupé à lire. S’étant avancé, et l’ayant salué respectueusement, il lui dit que son maître le priait de lui faire l’honneur de venir se rafraîchir chez lui. Alaeddin ne voulut point se rendre à cette invitation, sans avoir auparavant consulté l’akam Kemaleddin qui lui tenait lieu de père. Celui-ci lui conseilla de n’en rien faire, et de ne point interrompre leur voyage. Le docile Alaeddin partit sur-le-champ, et arriva bientôt à Halep avec tous ses gens.
Mahmoud Albalkhy, ayant rejoint la caravane, fit préparer à Halep un grand festin, et envoya prier Alaeddin de s’y rendre. Le jeune homme consulta encore son guide ; mais en homme prudent, il ne voulut point qu’on s’arrêtât. Ils partirent aussitôt d’Halep, et marchèrent à grandes journées vers Bagdad. À quelque distance de cette ville, Mahmoud envoya encore une fois un esclave à Alaeddin pour l’inviter à venir dîner chez lui. Le jeune homme en demanda la permission à son guide, qui la lui refusa positivement.
Alaeddin, piqué de ce refus, voulut se rendre à une invitation réitérée tant de fois ; il s’arma de son cimeterre, et s’avança vers la tente de Mahmoud. Le vieux marchand le reçut de la manière la plus polie et la plus amicale, et lui fit servir les mets les plus délicats.
Lorsque le repas fut fini, et qu’on se fut lavé les mains, Mahmoud se pencha vers Alaeddin et voulut l’embrasser. Le jeune homme le repoussa, et lui demanda avec surprise l’explication d’une pareille conduite. Celui-ci balbutia quelques mots, et voulut une seconde fois l’embrasser. Alaeddin, rempli d’indignation, tira son cimeterre, et adressa les reproches les plus sanglants au vieillard : « Scélérat, lui dit-il, j’avois tant de confiance en toi que les marchandises que j’aurais vendues à un autre au poids de l’or, je te les aurais données presque pour rien ; mais dorénavant je ne veux plus avoir aucun commerce avec toi. »
En finissant ces mots, Alaeddin s’éloigna de la tente de Mahmoud, et revint vers Kemaleddin, à qui il raconta ce qui venait de se passer. Il lui dit ensuite qu’il ne voulait plus voyager de compagnie avec cet odieux vieillard.
« Mon fils, lui dit Kemaleddin, je vous avois bien dit de ne point vous rendre à son invitation ; mais la résolution que vous prenez de vous séparer de lui si brusquement n’est pas sage ; car, si vous le quittez, notre caravane deviendra trop peu nombreuse pour pouvoir nous rendre sans danger jusqu’à Bagdad. »
« N’importe, répartit Alaeddin, je ne veux jamais le revoir. » Et aussitôt il fit charger les bagages, et voulut qu’on se remit en route.
Lorsque la petite caravane fut descendue dans la vallée de Benou Kelab, Alaeddin donna l’ordre d’y dresser les tentes. En vain Kemaleddin lui représenta le danger qu’il y avoit à s’arrêter dans cet endroit, et l’assura qu’ils avoient encore assez de temps devant eux, s’ils faisoient diligence, pour arriver à Bagdad avant qu’on en fermât les portes ; car, ajouta-t-il, on les ferme tous les soirs au coucher du soleil, et on ne les ouvre qu’au grand jour, parce que les habitans craignent sans cesse que les Persans ne viennent surprendre la ville, et ne jettent dans le Tigre tous les livres qui traitent des sciences.
Alaeddin s’obstina à rester, et répondit qu’il n’était point venu dans ces contrées simplement pour commercer, mais pour s’y amuser et voir du pays. Comme son guide lui peignait vivement tout ce qu’il avait à craindre de la part des Arabes Bédouins, il lui répondit avec fierté : « Lequel est le maître, de vous ou de moi ? Je ne veux entrer dans Bagdad qu’en plein jour, afin de me faire connaître des habitants, et d’étaler à leurs yeux mes marchandises et mes richesses. » Kemaleddin ne crut pas devoir insister davantage, et dit à Alaeddin : « Conduisez-vous maintenant comme vous voudrez ; je vous ai fait les représentations qu’il était de mon devoir de vous faire : je crains que vous ne reconnaissiez trop tard la sagesse de mes conseils. »

Notes

[2Docteur Musulman, dont la sainteté est en grande réputation. Voyez la Bibliothèque Orientale de d’Herbelot, pag. 5.

Le conte suivant : Histoire d’Abou Mohammed Alkeslan