Alaeddin s’empressa de conduire le calife à l’appartement de Cout alcouloub. Ce prince, en entrant, lui demanda si Alaeddin était venu la voir. Cout alcouloub lui ayant dit qu’elle avait prié Alaeddin de passer chez elle, mais qu’il n’avoit pas voulu se rendre à son invitation, le calife ordonna sur-le-champ de la reconduire au sérail ; et ayant invité Alaeddin à venir le voir, il rentra bientôt lui-même dans son palais.
Alaeddin, content d’être délivré de Cout alcouloub, passa la nuit un peu plus tranquillement qu’à son ordinaire, et reprit le lendemain son rang au divan. Le calife fit appeler son trésorier, et lui ordonna de remettre dix mille pièces d’or au grand visir Giafar. « Visir, dit-il à celui-ci, je vous charge d’aller au bazar, et d’y acheter pour Alaeddin une esclave du prix de dix mille pièces d’or. » Le visir se disposa à exécuter l’ordre du calife sur-le-champ ; et ayant pris Alaeddin avec lui, ils se rendirent tous deux au marché des esclaves.
Pour l’intelligence de la suite de cette histoire, il faut savoir que le waly, ou lieutenant de police de Bagdad, nommé l’émir Khaled, avait de son épouse Khatoun un fils excessivement laid, appelé Habdalum Bezaza. Ce fils, quoiqu’ayant atteint sa vingtième année, était encore extrêmement ignorant, et ne s’était adonné à aucun des exercices convenables aux jeunes gens de son rang ; car a peine savait-il se tenir à cheval : bien différent en cela de son père, qui passait pour un des meilleurs cavaliers de son temps, et qui s’était toujours fait distinguer par ses manières polies, ses connaissances et sa bravoure.
Bezaza ayant atteint l’âge de songer au mariage, sa mère eut envie de le marier, et fit part de son projet à son mari. Celui-ci, qui connaissait tous les défauts de son fils, représenta à sa femme que leur enfant étant si disgracié de la nature, du côté du corps et de l’esprit, ils ne pourroient jamais trouver de jeune personne qui voulût l’épouser. La réponse de Khatoun fut : « Il faut lui acheter une esclave. »
Le hasard voulut que le jour où le grand visir Giafar et Alaeddin allèrent au bazar pour y acheter une esclave, fût précisément celui où l’émir Khaled et son fils s’y rendirent dans le même dessein. Au moment de leur arrivée, le crieur tenait par la main une jeune esclave de la plus grande beauté, dont la taille svelte et dégagée, la fraîcheur et la modestie frappèrent tellement le visir, qu’il en offrit sur-le-champ mille pièces d’or. Lorsque le crieur passa auprès de l’émir Khaled, son fils Habdalum Bezaza ayant aperçu cette esclave en devint tout-à-coup éperdument amoureux, et supplia son père de la lui acheter.
Khaled ayant fait signe au crieur de s’approcher, lui demanda quel était le nom de cette esclave. Ayant appris qu’elle s’appelait Jasmin, et qu’on en offrait déjà mille pièces d’or, il se tourna vers son fils, et lui dit que s’il voulait l’acheter il fallait enchérir. Habdalum Bezaza dit au crieur qu’il en offrait une pièce d’or de plus. Alaeddin la mit aussitôt à deux mille pièces d’or ; et chaque fois que le fils de l’émir enchérissait d’une pièce, Alaeddin en offrait mille de plus.
Habdalum Bezaza, indigné de voir qu’on osait enchérir sur lui, demanda au crieur, d’un air hautain, le nom de l’enchérisseur. « C’est le grand visir Giafar, répondit celui-ci ; il veut acheter cette esclave pour le seigneur Alaeddin Aboulschamat. » Dans ce moment, Alaeddin ayant offert dix mille pièces d’or, le maitre de l’esclave la lui adjugea, et fut aussitôt payé par ordre du visir. Alaeddin ne se vit pas plutôt en possession de cette belle personne, qu’il lui donna la liberté, l’épousa, et l’emmena chez lui.
Le crieur, après avoir reçu sa récompense, repassa devant l’émir Khaled et son fils, et leur apprit qu’Alaeddin avait acheté l’esclave dix mille pièces d’or, qu’il lui avait rendu la liberté, et venait de l’épouser.
Bezaza s’en retourna chez lui, désespéré de cette nouvelle. À peine était-il arrivé, qu’il se sentit dévoré d’une fièvre violente, et fut obligé de se mettre au lit. Sa mère, qui ne savait pas encore ce qui venait de se passer, lui demanda quelle était la cause de sa maladie ? « Achetez-moi Jasmin, lui répondit-il d’une voix faible. » Sa mère, le croyant en délire, lui promit, pour l’apaiser, de lui acheter un beau bouquet de jasmin dès que le marchand de fleurs passerait. « Il est bien question de bouquets, s’écria-t-il avec impatience, c’est l’esclave Jasmin que je vous demande ; sans elle je ne puis plus vivre. »
La mère de Bezaza, empressée de le satisfaire, alla trouver son mari, qui lui apprit quelle était Jasmin, et comment son fils en était devenu amoureux. Khatoun n’écoutant que la tendresse maternelle, ne put s’empêcher de faire quelques reproches à son mari, d’avoir laissé acheter par un autre, une esclave que son fils désirait avec tant d’ardeur. « Ce qui convient au maître, répondit l’émir, ne convient pas à l’esclave : il ne m’a pas été possible de l’acheter, puisqu’Alaeddin Aboulschamat, chef du conseil suprême des Soixante, desiroit l’avoir. »
La maladie d’Habdalum Bezaza devenait plus grave de jour en jour. Sa mère voyant qu’il ne vouloit plus rien prendre, et qu’il allait périr d’inanition, se revêtit d’habits lugubres, et fit paroître toutes les marques du plus grand deuil et de la plus profonde tristesse. Tandis qu’elle s’abandonnoit ainsi à l’excès de sa douleur, elle reçut la visite d’une femme qu’on appelait la mère d’Ahmed Comacom le voleur.
Cet Ahmed Comacom devant jouer un assez grand rôle dans la suite de cette histoire, il est nécessaire de le faire ici connaître. Exercé au vol et à la filouterie depuis sa jeunesse, il était devenu si adroit, qu’il aurait pu enlever de dessus les sourcils le collyre qu’on y applique, sans que la personne s’en aperçût. Hardi et dissimulé avec cela, il avait su cacher si bien ses mauvaises inclinations, et gagner la confiance de quelques gens en place, qu’on l’avait nommé commandant du guet ; mais comme il volait et pillait le peuple au lieu de le défendre, le wali en ayant été informé, le fit garrotter, et conduire devant le calife, qui le condamna à perdre la tête.
Ahmed Comacom, qui connaissait l’humanité du visir Giafar, et qui savait que son intercession auprès du calife n’était jamais vaine, le fit supplier de vouloir bien s’intéresser pour lui.
Lorsque le visir en parla au calife, ce prince lui dit : « Puis-je rendre à la société un pareil fléau, et laisser un libre cours à tant de brigandages ? » « Sire, dit le visir, condamnez-le à une prison perpétuelle. L’inventeur des prisons fut un homme sage : ce sont des tombeaux où sont ensevelis tout vivants ceux que le bien public prescrit de retrancher de la société. »
Le calife se rendit au sentiment de son visir. Il commua la peine de mort portée contre Ahmed Comacom en une prison perpétuelle, et fit écrire sur sa chaîne : CONDAMNE AUX FERS JUSQU’A LA MORT.
On avait donc renfermé Ahmed Comacom pour le reste de ses jours ; et sa mère, en même temps qu’elle avoit, par suite de la pitié qu’elle inspirait, un libre accès dans la maison de l’émir Khaled, wali de Bagdad, prenait soin de porter à manger à son fils dans sa prison, et lui reprochoit souvent de n’avoir point suivi les avis qu’elle lui avait autrefois donnés.
« Ma mère, lui dit-il un jour, personne ne peut éviter sa destinée ; mais vous qui allez et venez chez le wali, tâchez d’engager son épouse à lui parier en ma faveur. »
La vieille étant donc entrée dans l’appartement de la femme du wali, et l’ayant trouvée habillée de deuil, et plongée dans la plus profonde tristesse, lui en demanda le sujet ? « Ah, ma bonne, s’écria-t-elle, je vais perdre mon cher fils Habdalum Bezaza ! » La vieille s’étant informée de la cause de la maladie, la femme du wali raconta ce qui était arrivé à Bezaza. La vieille jugea l’occasion favorable pour obtenir la liberté de son fils, et résolut d’en profiter.
« Madame, dit-elle à la femme du wali, je connais un moyen assuré de rendre la vie à votre fils. Ahmed Comacom est capable d’enlever l’esclave Jasmin, et de la lui remettre entre les mains. Mais malheureusement il est condamné à une prison perpétuelle. Tâchez de lui faire rendre la liberté ; employez pour cela tout le crédit que vous avez sur l’esprit de votre mari, et je vous promets que votre fils sera bientôt satisfait. »
La femme du wali remercia la vieille, et lui promit de faire tout son possible pour obtenir la liberté de Comacom. En effet, elle parla dès le même jour à son mari, lui témoigna que Comacom était pénétré du plus sincère repentir, déplora le sort de sa malheureuse mère, et finit en lui disant : « Si vous parvenez à faire rendre la liberté à ce prisonnier, vous ferez une bonne œuvre, qui, je n’en doute pas, attirera sur nous les bénédictions du ciel, et rendra la santé à mon chez Bezaza. »
Le wali se laissa toucher par les prières et les larmes de son épouse. Il se rendit le lendemain matin à la prison d’Ahmed Comacom, et lui demanda s’il se repentait sincèrement de sa vie passée, et s’il étoit dans la ferme résolution de se mieux conduire à l’avenir.
Ahmed Comacom répondit d’un ton hypocrite, que Dieu avait touché son cœur depuis longtemps ; que s’il était rendu à la société, il tâcherait, par la régularité de sa conduite, par son zèle à poursuivre les méchants et par son attachement inviolable à ses devoirs, de réparer les fautes qu’il avait commises, et d’effacer la mauvaise opinion qu’on pouvait avoir conçue de lui. Sur cette assurance, le wali le fit sortir de prison, et l’emmena au divan, sans cependant oser prendre sur lui de faire briser ses chaînes.
En entrant dans la salle, le wali se prosterna la face contre terre, et présenta ensuite au calife Ahmed Comacom, qui s’avança en agitant ses chaînes.
« Comment, malheureux, lui dit le prince avec indignation, tu respires encore ? » « Sire, répondit Comacom, la vie de l’infortuné semble se prolonger avec ses souffrances. »
« Émir Khaled, s’écria le calife, pourquoi avez-vous amené ce scélérat devant moi ? » « Souverain Commandeur des croyans, répondit le wali, sa pauvre mère, privée de tout secours, et qui n’a d’espérance qu’en lui, supplie votre Majesté de faire ôter les chaînes à ce malheureux, qui se repent de ses fautes, et de le rétablir dans la place qu’il occupait avant sa disgrâce. »
« Se repent-il sincèrement de sa conduite passée, demanda le calife ? »
« Souverain monarque du monde, répondit Comacom, Dieu est témoin de la sincérité de mon repentir, et du désir que j’ai de réparer le mal que j’ai commis. »
Le calife, naturellement bon, et touché du sort de la mère de ce malheureux, fit venir un forgeron pour rompre ses chaînes. Non content de lui rendre la liberté, il le fit revétir d’un caftan, et le rétablit dans ses fonctions, en lui recommandant de se mieux conduire à l’avenir, et de ne jamais s’écarter des sentiers de la droiture et de l’équité.
Ahmed Comacom, au comble de la joie, se prosterna devant le calife, et pria Dieu de lui accorder un règne long et heureux. On fit aussitôt proclamer dans Bagdad qu’Ahmed Comacom venait d’être rétabli dans la charge qu’il possédait auparavant.
Quelques jours s’étaient écoulés depuis l’élargissement de Comacom. La femme du wali ayant vu la vieille, la pressa de remplir les promesses qu’elle lui avait faites au nom de son fils. Celle-ci alla aussitôt trouver Comacom, qui était alors occupé à boire, lui représenta vivement les obligations qu’il avait à la femme du wali, et lui dit : « C’est à cette dame seule que tu dois ta liberté, et elle ne s’est intéressée en ta faveur, que d’après l’assurance que je lui ai donnée que tu enlèverais l’esclave Jasmin, actuellement en la possession d’Alaeddin, pour la remettre à son fils qui en est passionnément amoureux. » Ahmed Comacom promit à sa mère de s’occuper de cette affaire dans la nuit même.
Cette nuit était précisément la première du mois ; et le calife avoit coutume de la passer auprès de son épouse, après l’avoir sanctifiée par un acte de bienfaisance, comme de rendre la liberté à un esclave de l’un ou de l’autre sexe, ou à quelqu’un de ses gardes. Le calife avait encore habitude, avant de passer dans l’appartement de Zobéïde, de déposer sur un sofa son manteau royal, son chapelet, le sceau de l’état et ses autres bijoux. Il avoit sur-tout un flambeau d’or, enrichi de trois gros diamants, auquel il était très-attaché. Ce soir-là, ayant remis ces objets sous la surveillance de ses gardes, il s’était retiré d’assez bonne heure dans l’appartement de la sultane Zobéïde.
Ahmed Comacom ayant attendu que la nuit eût épaissi ses voiles, et que l’étoile de Canopus eût perdu peu à peu son éclat, profita du moment où tous les mortels étaient plongés dans les douceurs du sommeil, et où Dieu seul pouvait être témoin de ses actions. Il tira son épée, et s’avança vers le pavillon où était l’appartement du calife. Ayant dressé une échelle contre le mur, il monta hardiment au-dessus de l’appartement ; et étant parvenu à soulever une des planches du plafond, il trouva les gardes endormis, et descendit doucement. Ayant fait respirer aux gardes une poudre soporifique, il se saisit du manteau royal, du chapelet, du mouchoir, du sceau de l’état, et du flambeau d’or, enrichi de diamants. Il sortit aussi heureusement qu’il était entré, et dirigea sur-le-champ ses pas vers le palais d’Alaeddin Aboulschamat.
Alaeddin étoit couché cette même nuit près de sa chère Jasmin. Ahmed Comacom s’étant introduit furtivement dans son appartement, leva un des carreaux de marbre du plancher, et ayant fait un trou, il y déposa les effets qu’il avait pris chez le calife, après les avoir entortillés dans un mouchoir ; il ne se réserva que le flambeau d’or, enrichi de diamants. Ayant replacé le carreau de marbre comme il l’avait trouvé, il parvint à s’évader sans que personne l’eût aperçu.